La Loire allait lente et longue, épuisant le regard qui dans l'hiver cherchait pour se rassurer l'autre rive.

La Loire allait bien plus qu'une mémoire, elle marquait d'une pesanteur saisonnière ce pays pour le découvrir mieux ensuite, pour l'alléger peut-être de lumière.

De la chambre, je voyais longuement les tourbillons surprenants et vastes, la pensée s'enveloppait de leurs mouvements, j'attendais la nuit ce moment où l'on ne percevrait plus qu'une rumeur sans rien voir, et cela aviverait encore ce mélange de bonheur et d'inquiétude devant l'immensité d'eau.

La demeure était construite à même le fleuve presque. L'été, seul un étroit chemin de terre la séparait de lui, mais la crue maintenant l'isolait, et certains soirs ceux d'ici descendaient voir souvent en redoutant la montée régulière des eaux.

Ceux d'ici cherchaient à vivre dans l'espace épuré : cette immense respiration qui troublait parfois les murs, cette puissance qui comblait tout leur apportaient une patience sereine qui les déportait lentement hors du monde.

Cette maison vivait ailleurs, en ses propres rouages : devant était le nord, une frontière qu'instantanément le corps palpait, des territoires d'autres vents et d'autres peuples. Devant, tout s'effaçait dans cette masse qui noyait presque les oeuvres des hommes, tout s'aplanissait aussi laissant libre un champ pur appelant une autre assise, d'autres propos.

Eux ne parlaient que peu pourtant comme si la simple ponctuation du souffle d'eau suffisait à leur connivence. Ils savouraient la portée des mots, celle du visage qui contre la fenêtre sans volets fouillait longtemps dans la nuit pour des repères sur l'eau sombre, celle aussi de cet espace désencombré qu'ils avaient fait naître où la table brune et ses bancs faisaient l'invite pour une boisson commune.

Il y avait de longs silences pacifiés entre nous qui semblaient des instants courts, devant le feu nous n'étions assoupis qu'en apparence peuplant l'espace comme un navire pour le voyage, les tissus nous tenaient chaud, parfois la pluie contre les vitres élargissait encore le cercle.

Rien n'avançait au fond sauf en nous-mêmes cette constante approbation des corps éprouvée, reconnue presque à l'insu de soi-même et dont la perception renforce encore l'enchantement. Rien n'avançait sauf ce fleuve plus large que toute limite, mais celle-ci longeait ailleurs le monde, tout près, sans nous atteindre jamais comme ces phrases parfois qu'on prononce étrangères à soi-même.

Nous ne retenions de nous que cette part lointaine qui fait à la frange du paysage intérieur un halo, ce qui nous répondait, c'était seulement comme au gré des musiques cet accord ample des hautes poutres, et de nos corps ouverts à peine des phrases venaient plus stables que la vie mouvante et nocturne du fleuve. Je n'imaginais rien, rien ne portait le monde plus loin que cette aisance douce des corps.

Lui se levait parfois, scrutant à la fenêtre un rêve de voyage improbable et de longs instants sa silhouette en attente rendait l'espace dense. Il parlait d'une autre demeure au nord près de la mer, où l'absolu s'éprouverait mieux encore, où chaque pierre aurait mieux encore sa part d'humide et d'incertain. Lui qui se reconnaissait nomade et détaché des lieux, l'architecture le hantait et de cette maison qu'il avait transfigurée il savait les exactes puissances.

La nuit, à mi-distance du rêve, je songeais à cette énigme de la présence : de la rumeur de l'eau à celle des êtres rassemblés fragilement, quelle continuité s'écrivait qui maintenait le souvenir, reliant ce creuset d'images à ce réel dissous ?

Parfois la Loire me semblait touchable, tel un corps à ce point fascinant que le désir qu'il fait naître inquiète en même temps qu'il comble. Je me taisais profondément aux aguets de quelque signe de l'eau, de quelque source nouvelle pour la parole ou pour l'histoire.

Le matin dans l'équilibre instable des brouillards, nous devinions à peine les barques riveraines, sur la table les bols fermaient la nuit, nous percevions à nouveau l'enveloppement, à la fois la tiédeur de l'abri et l'inquiétude d'être pris dans le cercle.

Elle se levait alors, elle dont le visage lisse révélait l'accompli, elle prononçait des mots qui dissolvaient le maléfice, sur le pain fort et lourd, sur l'aigre raisin qu'elle irait chercher l'été derrière la maison. Et nos regards alors suivaient le temps, nous pressentions là-haut les maisons du village, celles tournées vers le sud, celles du quotidien des hommes.

Elle se levait encore, elle disait qu'ici rien ne pouvait s'établir, que cette demeure soumise au fleuve et coupée des hommes un jour s'évanouirait, un peu comme les rêves qui durent seulement tant qu'on les approuve pleinement.

Et c'était le silence encore que nous goûtions, le fleuve n'épuisait rien, il rendait compact le langage. Nous vivions de multiples moments de multiples saisons sans parcours sans territoires, rien n'avait changé depuis toujours le monde semblait tiède.

Marie & Luc, St-Florent le Vieil