Un soir encore - mais que fait le poids de la nuit pour accroître la mémoire ?

- un soir il avait fait du feu entre les pierres avec des précautions intimes et toujours ses actes paraissaient ainsi scandés d'un rythme doux et déterminé, comme si d'avoir longuement côtoyé le savoir l'avait imprégné d'un soin particulier pour les objets et les gestes.

La douceur venait du feu, la façade longue s'estompait, nous nous approchions les uns les autres à cette heure où l'on ne voit plus que les silhouettes, à cette heure où la peur réciproque d'un corps à l'autre s'atténue. Cette cour faisait comme un enclos cérémonieux, dressant l'espace pour l'attente de la nuit.

Il m'avait dit alors « Vous savez, ensemble est un mot qu'on n'atteint jamais ». J'avais regardé les braises longuement puis la ligne du faîtage des dépendances de la demeure.

Cet instant se peuplait des échos de la terre et de nos voix - et les femmes près de nous déclinaient leur beauté qui est comme une extrême inflexion de la voix et dans l'instant rien ne reste du charme que la précarité de l'oubli. Cela semblait pourtant se vivre dans l'unique creuset des échos que le quotidien ravivait, cela certainement n'écrivait qu'une origine commune, qu'un peuplement de murmures.

Il m'avait dit cela d'un ton presque résigné et comme pour dévoiler une tangible distance. Quelque part naissait l'irrémédiable, j'avais su dans sa voix plus que la certitude d'une pensée, j'avais éprouvé entièrement la nuit plus durable et sans bruit plus durable que le silence.

Plusieurs années plus tard, dans la grande douceur du mois de mai yougoslave, ils nous avaient hébergés. Zagreb était emplie d'oiseaux et d'arbres et nous découvrions chaque matin l'enchantement. L'appartement semblait ouvert à même le printemps tant les objets disposés dans leur équilibre secret et frêle accordaient à l'espace entier un étrange apaisement.

Parlait-on jamais d'un autre bonheur que cette respiration souveraine que les regards portaient aux choses, d'un autre calme que cette lumière accentuée sur les reliefs. Pour elle et pour lui, il ne restait qu'un maigre espace où travailler parmi les livres, mais intensément digne sans doute, comme on se forge dans la détresse du monde une fierté profonde et sans appel.

Nous avions partagé ces jours leur exigence austère : d'avoir vécu en de multiples pays un ailleurs toujours proche de l'exil leur avait donné la force nue du regard. Ils parlaient devant nous de la parole emprisonnée, de la douleur des hommes en lambeaux et dans la nuit croate nous nous sentions près d'eux rassurés et inquiets de leur savoir.

Quelques jours durant, nous étions allés plus loin dans la montagne où près d'un lac tous les marcheurs qui passaient se saluaient. Je m'étais émerveillé longuement de ces échos des voix cent fois croisés, auxquels répondaient les feux de mai que les jeunes gens allumaient d'une vallée à l'autre.

Elle nous montrait ce pays : à travers les feuilles naissantes des hêtres son visage profondément lisse détaillait les sentiers, décrivait les coutumes.

Je pensais aux pages d'une écriture à ce point féconde qu'elle isolait du monde et le rendait plus vif. Nous vivions un rêve suspendu dont on aurait dit qu'eux-mêmes le forgeaient à notre insu, nous en offrant les phrases exemplaires et les territoires cachés.

Le soir après avoir marché - et les paysans slovènes déjà regagnaient leur demeure - lui nous racontait la culture et l'histoire de ce peuple qu'il aimait. La parole rendait à l'espace sa part libre d'incertitude et de grandeur. Son langage creusait plus loin la terre impossible, comme pour s'affronter encore à cette inutile requête de mots jamais atteints. Nous écoutions, ouverts soudain à des enjeux qui peut-être nous dépassaient quand nos vies ne pressentaient encore que rarement l'étendue des saccages.

Un midi, nous avions gravi la montagne et parcouru longuement de grands fragments de neige que le soleil amenuisait déjà. La lumière nous semblait proche et familière, presque touchable, nos habits et nos corps la buvaient comme après une longue tension quand on cède enfin au doux recouvrement du repos.

Nous avancions maintenant sur le plateau parmi des milliers de crocus sauvages qui poussaient dans l'herbe brûlée d'après la neige. Nous avancions bouleversés d'une sorte d'émerveillement irréel, chacun dans son espace de pensée et chacun reliant dans le visage et la parole de l'autre ce fragile éblouissement.

Ensemble était cela, cet acquiescement mouvant des regards levant d'un mouvement le voile sur le paysage ou le chemin des hommes. Et cela rendait limite à la durée, à la mort même.

Ensemble était cela, ce qui ne luttait pas contre l'oubli mais le dissolvait, dans l'intensité reconnue des êtres l'un à l'autre. La parole n'établissait nulle réalité, elle tissait les corps provisoires, nous avancions vers l'auberge pour prendre l'alcool de genièvre dont le parfum dans la bouche dure si longtemps.

Aujourd'hui dans la distance des amitiés perdues les mots atteints si précairement font-ils encore demeure ? Les échos de la langue ne limitent rien, ils marquent d'une musique un territoire sans cesse déplacé. Nous vivons plus nomades en ce siècle que jamais, sans parcours lisible, à même les déchirures et les corps les subissent dans l'habitude des saccages. De signe intense en signe intense, nous transmettons le fanal nous éprouvons l'immensité, l'irrémédiable.

C'est un matin de mai très tôt les oiseaux de Zagreb nous accompagnent, il vient vers nous il nous salue comme toujours avec ampleur, nos sourires nous submergent rien ne se referme jamais tout à fait.

Véra & Daniel, Préconseil Deux-Sèvres, Zagreb Croatie, Bohinj Slovénie