Le golfe

Quand le chantier de la maison nous occupait trop, que les jours s’entassaient, finissant par se vider d’eux-mêmes à force de répéter les mêmes gestes – lambris, parquet, scie, pointes, marteau – quand le chantier diluait le temps, nous allions marcher au bord du golfe.

Ici, sur la rive sud, la petite mer n’est pas la mer, c’est une incertitude, où l’eau souvent reste à l’abri des tempêtes, où ses niveaux suivent la marée avec retard, et les rives lentement se vident sans mouvement, comme si l’eau fuyait entre les herbes rases ou dans la terre boueuse qui émergeait alors, çà et là.

Du Passage à l’anse de Kerners, en passant par Lasné ou le Duer, les paysages faisaient rupture, nous respirions autrement. À côté de la maison, c’était une immensité à mystères dont nous avions besoin en arrière-plan de nous-mêmes. Les îles se perdaient sous le regard, elles épuisaient la perspective, on apprenait sur la carte à les nommer, mais d’une courbe à l’autre de nos pas, elles s’échappaient. Parfois, aux eaux basses, un passage les reliait à la rive, on agrandissait le parcours, et nos yeux s’emmêlaient encore dans l’indécidable. Marcher ici, c’était côtoyer l’insondable, tant chaque paysage se multipliait lui-même, avec l’eau, les vents, les lumières, les oiseaux qui changeaient de saison en saison – une ou deux aigrettes seulement parfois, et parfois des centaines de bernaches. Marcher ici, c’était s’immerger dans le vivant, dans la surprise incessante, tout aussi bien l’apaisement que, d’un temps à l’autre, la fureur abrasive des pluies.

De revenir souvent vers ces rives forgeait en moi un sentiment d’inépuisé. Ainsi le flot d’une source se déversant toujours avec différence sous la lumière. Ainsi gonflait lentement la présence du paysage en nous, cette sorte de chant gonflé des facettes du vivant en myriades.

Nous apprenions la présence, ce qui fait que soudain le monde est là, avec sa substance enfouie dans le regard. Nous apprenions, en continuant de l’ignorer, on touchait seulement par moments la densité intime de la mer sur nos fronts, et cela suffisait à nous combler. L’instant devenait l’éternité. Un jour, j’avais pris une photo de toi, en ces rives du golfe où le vent brassait tes cheveux. Il y avait la rive et les îles derrière ton visage, il y avait le monde entier à travers lui. Je me surpris à penser que cela durait depuis des décennies, si longtemps que je n’en percevais plus l’origine. Je me souvins de cela, jadis, visage inépuisable, que j’avais mis en titre des malhabiles poèmes de la jeunesse.

écrit en 09/2021

 monique lasne 2007