Les grenades

L’homme est petit, râblé. De la casquette, des mèches de cheveux blanchis depuis tant d’années disent le temps de ce corps rivé à la terre aussi loin que porte la mémoire.

Il marche en se balançant, à cause des douleurs sans doute, il rit un peu “ c’est dur dans l’âge, avec les os... ” De l’autre côté de sa maison, le cerisier, les pommiers et quelques bâtiments maintenant désaffectés, que le vent l’hiver fouette et dépèce lentement.

Figures de la lenteur dans la vieillesse, qu’ai-je gardé de vous, quelles images font encore des traces fertiles ? La petite silhouette penchée vers la terre, le peu des paroles mais dans la bienveillance toujours, la sensation d’être encore aux gestes du jardin, à puiser dans le sol quelque sève pour égayer le visage, pour peindre un peu plus clair le paysage.

Un jour, à quelque distance du village, on marche, et le voilà dans sa très vieille auto qui nous dépasse, bientôt quitte le chemin et s’en va cahotant jusqu’au bas du champ. Il tourne autour de l’arbre immense, il revient, s’arrête “ j’étais à voir les noix, il y en aura... ”

Qu’ai-je gardé de vous ? Quelques instants de connivence au long d’une vie, mais tellement denses qu’on croit à travers eux à l’humanité radieuse, tissée de ce bonheur impalpable des êtres ensemble, au-delà d’eux-mêmes. Qu’ai-je gardé ? “ Ah ! J’allais chez vous, me dit-il quand on se croise au détour de la maison, voilà... ” et il me tend un vieux sac fripé empli de fèves. “ C’est du jardin… Vous les aimez, à la croque au sel, hein ? ” Qu’y a-t-il derrière les mots simples, le balancement du corps dans l’échange ? On ne sait pas vraiment ce que dit l’enracinement ou le voisinage, et la lenteur si calme des jours partagés. On ne sait rien de ce temps rempli, sauf que l’on se sent comme assumé de soi-même.

Un autre jour, il cogne à la porte. “ Comme vous êtes bien là, face aux champs… voilà des grenades, elles ont bien mûri cette année. ” On prend les fruits, du seul grenadier du village, dans sa cour. On remercie. “ Oh ! Ce n’est rien... ” Je repense à l’Arménie, à ce fruit du bonheur là-bas. Je n’ose pas lui raconter, ce fruit comme un bienfait du monde.

C’est quelque temps plus tard, il est un peu malade, il entre à l’hôpital. “ En rentrant, je vais mettre mon ail... ” Mais il ne revient pas, il quitte la terre et la magie heureuse des jardins. Il allait avoir cent ans. Peut-on dire que les instants volés à la folie du monde aident à vivre ? Qu’ils font croire à la transmission du vivant comme un rempart à toutes les terreurs ? Je m’aperçois que je ne savais même pas son prénom. Pour tous, c’était le père S.

Écriture 2/06/22