Le bout du monde

Combien de paysages m’ont marqué par leur immensité ?

Paysage, c’est quand de l’œil on embrasse un pays, qu’on sait que la vision met dans le corps l’empreinte d’un signe à part, juste un instant peut-être, ou d’une longue durée, mais qui écrit en soi pour le temps à venir. L’immensité, ce qui nous déborde de son infinitude, de son appel à l’ailleurs, ce qui se déploie pour nourrir la mémoire, ou la vie peut-être, les montées vers les terres hautes d’Arménie, les villages en Svanétie, la route après Kashgar dans les espaces de l’Himalaya. Quelques voyages et des lucioles, la sensation que parfois tout se décline autrement, la durée, les couleurs, le regard même posé sur la terre, que cela diffère des jours ordinaires du monde.

Tout commence toujours dans cela, l’ordinaire des jours. Nous partons de Québec, ce jour-là, de la maison des amis chers d’ici qui nous ont logés, dans le frais presque enterré de la chambre. Nous quittons la ville aux vieux accents d’Europe, passons sur l’autre rive, longeons le Saint-Laurent – encore ici comme une large Loire – vers le Nord, avides de ce qu’on découvre, dont on voit bien la parenté avec les signes réguliers de nos vies.

La route longe le fleuve qui très lentement devient estuaire, si large si lentement qu’on ne sait plus quand on a perdu la vue de l’autre rive. La route suit la rive, celle proche, tangible, le paysage se déroule, presque le même, et pourtant l’eau se dilate, s’épaissit, et c’est la première sensation d’une ampleur qui vous submerge, qui recouvre, qui s’insinue. Peu à peu, on perd tous les repères de l’étendue d’eau. Alors le regard se cale sur la rive, les villages et les villes qui s’égrènent, La Pocatière, Trois Pistoles, Rimouski, Matane, des noms qui sonnent comme notre famille et d’autres proprement d’ici. Et les villages et les villes nous rassurent, on les mesure en les traversant, on les fait siens, comme les cailloux du Petit Poucet jadis, pour revenir. Mais plus va le chemin, plus leur densité s’amenuise, plus l’air qu’on pourrait dire sauvage se fait présent, comme si sa vivacité et les couleurs qu’il répand sur la terre se faisaient plus aiguës. Comme si la main d’un peintre couvrait tout ce qu’on voit d’une intensité nouvelle, hors d’âge, comme si la mémoire devenait sa présence même, comme si le temps s’était agrandi dans l’eau du fleuve, qu’il s’était transformé en un espace mouvant mais au fond immobile, l’éternité à portée de main.

À Ruisseau à Rebours, le soir, la lumière atteignait la chambre blanchie de solitude, comme les stries des roches sur les rives du fleuve. Le village, ce n’étaient que quelques maisons disséminées blotties contre la rive haute. Et depuis longtemps déjà, nous étions pris par le paysage et son immensité, projetés dans un ailleurs qui nous modelait de fond en comble, soumis à lui au point de se laisser porter, de ne plus chercher à connaître.

D’autres noms marquaient la route – L’Anse Pleureuse, L’Anse aux griffons – comme pour dire que le chemin durerait toujours, ponctué de ces mêmes paysages qui fêtaient le dialogue de la terre et de l’eau. On éprouvait maintenant l’immensité de la distance, le paysage ne changeait plus que dans une permanence accrue, qu’on se devait de creuser encore, de traverser.

Bientôt Cap des Rosiers, et puis une marche vers le Bout du Monde, sur cette langue de terre dans les hauteurs qui domine ce qui est maintenant la mer, l’immensité même, indéfinissable. Sur les rivages, ici, il y a longtemps, on séchait la morue. Nous voici à la fin de cette terre de Gaspésie, on scrute l’océan, son horizon. On se dit qu’en face, c’est La Rochelle, là d’où l’on vient. On rassemble dans la mémoire ces pans de terre un peu frères.

Plus tard, en entrant dans la baie de Gaspé, ces sortes de stèles comme enfoncées profondément dans la terre. On y voit des images qui disent la rencontre de Jacques Cartier avec les Iroquois, en 1534. Premier voyage de l’envoyé du roi de France, prémices de cette colonie de Nouvelle-France, qui va semer ici notre langue et son cousinage, au prix de conquêtes et de conflits. Y a-t-il une immensité des relations humaines qui serait semblable à celle des paysages, qui nous mettrait en chemin en dehors de la guerre et des exterminations ?

En 1986

Écriture le 13/07/22