L'abîme

"D’une extraordinaire brutalité, la traite atlantique a concerné entre treize et dix-sept millions d’hommes, de femmes et d’enfants sur une période allant de la deuxième moitié du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle.

[…] Nantes fut le premier port négrier de France. Quarante-trois pour cent des expéditions de traite du royaume y furent lancées."

Catalogue de l’exposition [→ page 304]

 

C’est un matin de froidure, dans la cour du Château des Ducs de Bretagne, à Nantes. Nous attendons l’ouverture, comme un groupe de jeunes lycéens. Temps de virus, masques pour tous, les images de nous-mêmes se brouillent et laissent derrière elles un flot inquiet. L’abîme, c’est ce qui est sans fond, ce dont on ne peut s’extraire une fois engloutis par elle. Nantes pourtant, est prospère aujourd’hui, la culture s’y trace une large voie propice à la réflexion, et la ville affronte son passé avec la rigueur et la distance de l’histoire d’aujourd’hui. Et l’ampleur mise en scène de la mémoire et de ses objets frappe comme une gifle, quand on parcourt l’exposition et qu’on lit le catalogue. Cet événement vient après Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage (2012) et une première exposition Les Anneaux de la mémoire (1992). Comme l’écrit Bertrand Guillet en entrée du catalogue, il s’agit “ de donner une visibilité aux oubliés de ce drame, d’incarner au plus près des trajectoires de vies loin des textes épiques écrits par les dominants, d’apporter finalement un équilibre des récits profitable au sens que nous donnons à la fabrique de l’histoire ” [→ page 13].


On trouve dans ce parcours – espace muséal et catalogue – nombre de cartes, de gravures, de peintures et d’objets (entraves et autres instruments d’asservissement, vêtements, tissus, vaisselle…) judicieusement mis en scène, au travers de thèmes qui vont de l’exploration des côtes africaines à la montée des idées abolitionnistes fin XVIIIe siècle, en passant par le déroulé d’une campagne pour la traite atlantique, la création d’une industrie textile à Nantes pour la traite, la description du quotidien des esclaves à Saint-Domingue où certains Nantais disposent de plantations et d’habitations sucrières.


Les navires partent de Nantes chargés de marchandises, des textiles surtout pour “ 50 à 80 % de la valeur totale ” [→ page 143], des verroteries et des armes aussi, qui vont servir à payer les marchands des esclaves africains qu’on va ensuite embarquer à bord. Direction donc l’Afrique de l’ouest : “ Au XVIIIe siècle, plus de quatre cent sites de traite jalonnent le littoral africain ” [→ page 136]. Le navire peut rester quelques mois sur ces côtes, le temps de négocier avec les “ rois ” africains et de rassembler leurs captifs. Puis on traverse l’Atlantique, vers Saint-Domingue le plus souvent, où a lieu la vente des esclaves aux propriétaires fonciers, mais aussi aux fonctionnaires, aux officiers, aux hommes de loi… Et on remplit à nouveau le navire, de sucre surtout, et aussi d’indigo, de café, de cacao, de coton. La plus-value de ce commerce triangulaire est colossale, les armateurs et négociants nantais se font bâtir de somptueuses demeures.


Voilà, nous allons d’une salle à l’autre. Il y a le focus sur La Marie-Séraphique, un navire négrier qui a fait quatre expéditions de traite de 1769 à 1775. En accompagnement des comptes de vente, on a retrouvé, fait exceptionnel, des aquarelles : le dessin de l’entrepont montre les corps nus et décharnés des captifs agglutinés, allongés touche à touche, et qu’on lave à grande eau de temps en temps pour les garder en bonne condition avant la vente. On peine à voir ces images, qui me font penser aux corps en survie des rescapés des camps après le nazisme.


Il y a encore ce tableau anonyme de 1735, Le Percement de l’oreille : une femme blanche – bracelet de perles, épaule dévêtue laissant voir une part de sa poitrine opulente – est penchée avec une attention douce vers un jeune créole presque lové contre elle. Il la regarde, yeux exorbités, rictus de douleur. Elle lui perce l’oreille d’une tige pointue, pour l’affubler d’un bijou marqueur de son état. L’inconscience presque tendre – et terrifiante – de celle qui a tout pouvoir sur cet enfant d’ailleurs.


Il y a aussi ces deux portraits des époux Deurbroucq, de 1753. Tous deux sont originaires des Flandres – le profit attire à Nantes nombre d’Européens. Tous deux sont représentés en pleine lumière dans le tableau, avec à leurs côtés, dans un arrière-plan que leur couleur de visage efface presque, pour lui un jeune garçon noir, pour elle une jeune fille qui apporte le sucre. Là aussi, terreur de la représentation, des codes de l’image qui perpétuent la domination de ces jeunes esclaves amenés à Nantes, près de sept cents recensés en 1777 [→ page 212].


Voilà, nous allons d’une salle à l’autre, dans le silence, dans la douleur, avec la honte en soi qui monte de notre humanité. Le groupe de lycéens est près de nous, pris en charge par une médiatrice du musée qui leur explique, qui les éclaire. Je les regarde, certains occupés à leurs smartphones, d’autres têtes en l’air qui folâtrent, d’autres enfin regards rivés à la parole qu’on leur délivre. À ceux-ci comme à nous, cette visite va marquer les esprits, cristalliser au mieux l’émotion et la raison, des images aux paroles. Et pourtant, que peut vraiment la création culturelle comme celle-ci, remarquable, pour agir sur le monde et son devenir ? Tous émus, tous blessés devant l’intolérable, et tous impuissants face à ces crimes qui continuent – les Ouighours du Xinjiang, les Rohinga de Birmanie, les migrants de partout et bien d’autres qu’on oublie aussi vite que les émotions passent. Un dernier module de l’exposition met l’accent, avec pédagogie, sur les formes d’esclavage aujourd’hui – photos et citations à l’appui. Mais la douleur de la gifle va s’éteindre, son souvenir même se dissoudre. L’événement culturel, fût-il exemplaire, laisse au fond de l’être une amertume essentielle.

Visite exposition 02/12/21 Écriture 26/12/2021

 

L’abîme, Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial, 1707-1830
• Château des Ducs de Bretagne, Musée d’histoire de Nantes
• exposition du 16 octobre 2021 au 19 juin 2022

Catalogue écrit par Krystel Gualdé, directrice scientifique du musée, 317 pages, 29,95 €, diffusion P.U.R.

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