La guerre

Jours qui craquent. Monde en éclats. Le semblant rationnel de l’aventure humaine, à terre, piétiné. Et la peur souveraine revenue, celle des temps d’horreur que racontait nos pères, jadis.

Comme une mâchoire qui se ferme à pas lents sur les terres d’humanité, sur les sourires des enfants. La guerre est toujours là, mais souvent à nous-mêmes invisible, tapie dans l’ombre lointaine. La guerre est un trou noir autour duquel on danse sans le savoir, sans le voir.


J’achève Une sortie honorable, le terrible récit d’Éric Vuillard sur la guerre d’Indochine, incisif, spectral, une galerie de portraits ordinaires en temps de guerre, les militaires, les députés, les banquiers… “ toute cette concentration prodigieuse de pouvoir qu’on appelle une société, cette absence congénitale de scrupules qui devrait susciter l’effroi ”. Citation encore quelques lignes plus loin :


“ Et il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, toute la masse d’intérêts, de fils les reliant les uns aux autres, froissés, formant une pelote énorme, une gigantesque gueule, un formidable amas de titres, de propriétés et de nombres, comme un formidable amas de morts, fixer ne serait-ce qu’un instant la vérité monstrueuse, comme on raconte que juste avant de mourir emporté par un ouragan, l’on verrait, le visage criblé de pluie, les yeux mordus par le vent, l’œil du cyclone. ” → pages 191-192


Étrange résonance, la France avec l’Indochine des années cinquante, la Russie avec l’Ukraine d’aujourd’hui. Les rôles bien sûr ne sont jamais les mêmes, mais tout se ressemble. On défendait notre empire colonial, on veut aujourd’hui reconstituer un empire perdu. La cruauté et l’abomination, tout ce qui fait la mort, déchire sans appel, sans recours, le voile doux de la culture, ce qu’on a tissé dans l’illusion pour nous protéger quelque peu.


La violence et l’irrationnel, qui ne nous ont jamais quittés, surgissent comme une vague immense, nous laissant désemparés, incrédules. Devant l’apocalypse nucléaire, soudain possible, soudain proche. Devant le cynisme à grande échelle, le malheur voulu, répandu à dessein. Ce qui surgit, dans le brouhaha des émotions terrifiantes, c’est peut-être, par bribes, l’évidence qu’il va bien falloir reconnaître, de la mort sur nos vies, sur ce qu’on croyait être un partage des jours, et qui s’avère un faux-semblant, tant la prolifération des peurs et des menaces risque de nous entraîner dans une chute sans limites, trou noir qui dissout tout.


Écoutons encore Éric Vuillard, à travers les propos qu’il met dans la bouche du président de la Banque d’Indochine :


“ il avait totalement oublié de se dire qu’à ce jeu parfaitement conforme à l’esprit qui gouverne aujourd’hui le monde, il fallait accepter de spéculer sur tout, que rien ne pouvait être exclu a priori de la sphère des choses, et qu’à ce prix seulement on pouvait s’enrichir, et qu’à cette occasion unique et terrifiante, la guerre, ils avaient, lui, et les autres membres du conseil d’administration, spéculé sur la mort. ” → pages 193-194


La sphère des choses, et des pouvoirs sur elles, fait fi de la guerre ou de la paix, elle n’a de souci que son propre accroissement, que sa propre domination sur ses lointains ou sur ses proches. Face à cela, que peut la parole poétique, celle du regard embué de l’humanité faible, celle de l’amour qu’on voudrait tant voir se disséminer comme les tapis de fleurs dans l’herbe de ce printemps ? Que peut la bienveillance, dans cet effroi des champs de ruines ?

Écriture 9 mars 2022


Une sortie honorable
Éric Vuillard
Actes Sud, 2022