L’île d’Arz

Jour de Noël. Dans ce mois très noir de la Bretagne, des trouées de lumière si rasante que tous les reliefs prennent leur envol.

Comme les goélands, les paysages ici s’enflamment vite, mettant devant les yeux des rêves qu’ailleurs on ne soupçonne pas. Nous avons pris le bateau près de Port Anna, où les maisons et les pins se mêlent dans un dialogue lisse, presque urbain. Mais on quitte vite cette rive aménagée du golfe, on pique au milieu, les vagues gonflent. Vent de Noël et ses averses vite portées à la lumière. On va vers l’île d’Arz dans une symphonie de gris et d’ocres et de bleus sombres. On laisse Boëdic et sa chapelle dans la lumière. Arz est proche, mais le passage d’eau – un quart d’heure peut-être – transforme le monde. Aller vers les îles, c’est se défaire de soi-même, des certitudes, de la solidité des paysages. De la terre ferme d’où l’on vient, tout se distend – repères et routes qui s’amenuisent, grains d’eau qui vous lavent et lavent encore. Comme s’il fallait dériver de soi-même. Et plus la traversée peut-être est longue ou difficile, plus l’espoir naît, d’une autre terre à la mort abolie, où les hommes pacifiés vaqueraient seulement au respect de la terre, à leurs amours.

Nous allons vers l’île d’Arz mais je me souviens de l’arrivée sur Inishmore. Terre celte comme ici, où les anciens gaéliques avaient quadrillé de murets leurs parcelles. Infinité des pierres ramassées sur la terre, pour la rendre propice à l’élevage. Derrière ce paysage qui tenait le corps, c’étaient des générations de pauvres gens des saisons durant courbés sur le sol. Pas besoin de dire, seul le regard et le corps ensemble abreuvés de l’évidence humaine.

Nous débarquons, les averses, le soleil et le vent qui nous font cortège. Très vite à gauche une sente de terre et, passé quelques maisons, le dialogue entre la terre et l’eau, la sente suit le rivage. Nous ne savons plus rien que nos pas, notre regard et le ciel. Que partage-t-on vraiment quand on marche ? Rien que la présence, plus intouchable encore que le vol perdu des goélands. Sur cette rive à l’Est, pas d’habitations, seuls les nuages et le vent dont on se dit avec superbe qu’ils nous accompagnent. Rien que la présence, ce à quoi on s’accroche, sans trop savoir, les visages pris sous la lumière, les yeux de près qui clignent, observent toutes les lucioles du monde.

À Rudevent, nous laissons le mince ruban de sable qui prolonge l’île, nous allons vers le bourg, les maisons qui dans l’hiver font des pointillés sur le vide. Comme si la vie clignotait, marquant sa présence ici et là d’une fumée sur le toit, d’une lumière aux fenêtres. Voici l’église, puis la mairie un peu plus bas, sise rue du Vrai Secours…

Comme dans les îles d’Aran, il naît de ce lieu ce que je peine à nommer une cohérence tant elle est ici précaire, et en sursis sans doute. Tant atténuée devant celle de ses sœurs gaéliques que la mémoire de l’Irlande et la présence bretonne ensemble serrent le cœur. Pourtant le caractère de ce pays effleure, il revient à mesure que nous quittons les maisons, à mesure que les traces des hommes se sont arrimées au paysage.

Nous longeons le grand étang du moulin de Berno. Nous allons vers lui, vers cette bâtisse au raz de l’eau au milieu de la digue. De loin, le soleil la rend à portée de soi. Nous sommes seuls avec l’écrin du vent, l’échancrure de l’espace. Et ce mouvement de l’eau qui faisait autrefois l’énergie des solitudes. Refuge des mémoires, comme les murets d’Inishmore, comme tant d’autres lieux d’images, à quoi l’on s’accroche, au bout de cette quête inconnue où croit-on l’humanité nous appelle.

25/12/2018
Écriture en juin 2021

 Le moulin de Berno