Premier village, les quarterons

C’est dans les Quarterons, derrière les maisons, des pièces de terre reliées par des sentes larges comme un pas.

Ma tante y passe avec sa brouette, elle va chercher l’herbe aux lapins, elle s’arrête pour parler, du temps qu’il fait d’abord, du cidre qu’a pressé le tonton “ dans ce pays à vin, tu vois ! ”, du petit-fils à venir “ c’est toi qui seras le parrain, mais faut pas le dire ”… J’ai moins de dix ans, derrière les maisons du bourg c’est l’univers de mes rêves, entre jardins et champs, les rires des copains, les cabanes qu’on dresse avec du vieux bois. L’espace et la lumière. Le temps de l’enfance, sans que le temps n’existe. Dans les traces de la mémoire, la solidité des jours, les saisons qui reviennent et leurs rituels, le bois nu de l’hiver, les cerises aigres de la fin du printemps, les tirs des chasseurs qui font peur.


Les pleurs aussi, les conflits, la solitude, mais la confiance malgré tout à l’école où j’apprends. Cette sorte d’acquiescement aussi à ce qui vient, la bienveillance de ce qui m’entoure, qui déroule tant de chemins possibles. Le vieux voisin brasse sa terre avec sa bêche, il parle avec ma mère de la pluie passée, des pois qui lèvent déjà un peu plus loin. Le travail qui prend les jours, et ces instants multipliés où l’on respire, où l’on tisse sans le savoir les matériaux des rêves, des images justes partagées soi-même et l’autre, à portée du regard.
Temps dilaté de l’enfance, le socle fondateur inépuisable et qui nous circonscrit à la fois. Ce qui nous semble universel qui n’est que notre griffure modeste sur cette terre, sorte de continent perdu, effiloché, à la dérive, et qui semble pourtant ce dont on continue de naître, après des décennies. On ne sait jamais la part du paysage, de la mémoire, la part des autres et de soi dans ce qui fonde l’aventure. Plus on va et moins sans doute on peut faire cette part des choses et des savoirs.


Ma tante revient de sa terre, elle a lacé une grande étoffe pour tenir l’herbe sur la brouette, elle s’arrête à nouveau, s’enquiert des chantiers de mon père. Elle va rentrer, frotter le linge des autres dans l’eau savonneuse, de grands gestes des bras sur le banc de bois avec la brosse. Le linge des autres, pour un peu d’argent. Pas de mémoire en moi d’une plainte sur le difficile des jours. Au fond de la cour, l’appétit des lapins. Je ne sais rien de l’énergie des miens, de ces images qui m’emplissent, de la mémoire qui me constitue. Je n’ai rien trié de ces effluves, j’éprouve seulement leur profusion, leur souffle au-dessus des incertitudes.


Années 1956 - 1957

Écriture mai 2021