Second village, la cheminée

Nous sommes là depuis quelques jours, quelques semaines peut-être. Nous rangeons, nous nettoyons.

Nous découvrons ce que disent les murs, les meubles qui sont restés là, la grande table ovale où l’on peut se mettre une douzaine, les lits en bois, peu larges, à bonne hauteur du sol. Nous cherchons les traces de ce qui fait l’humanité, l’improbable des signes. Nous venons d’arriver dans cette maison, dont nous ne savons pas encore qu’elle sera nôtre pour la vie à venir, imbibés de la jeunesse, de l’innocence de la lumière.

Dans la grande salle, une cheminée, dont le manteau – c’est la coutume des vieilles maisons d’ici – est fait d’une longue pierre calcaire, qui repose sur deux avancées de même matériau. Tout est recouvert de chaux blanche. Au milieu du manteau, une vague bosse, et de chaque côté un petit creux. Tu décides de voir comment c’est, une fois la chaux enlevée. Te voici avec le petit couteau, qui grattes les couches accumulées depuis des générations, des dizaines de tranches de vie. Tu portes un fichu bleu sur la tête, pour la poussière. Tu t’appliques, tu veux retrouver l’origine, les signes modestes que l’artisan a gravés dans la pierre tendre. Bientôt naît – renaît plutôt, revient à la vue – une rosace au centre, au sein d’un petit cadre en relief, puis des sortes de soleils, ou de fleurs, sur les côtés, figures à rayons malhabiles. Un peu de temps encore, et tout le manteau resplendit dans sa nudité initiale un peu patinée par le temps, au prix de la poussière blanche qui couvre ton visage.

Je m’approche, nous sommes heureux, nous ne savons pas vraiment pourquoi. De recoudre la mémoire peut-être. De s’approcher un peu du geste d’autrefois. Qu’est-ce qui a poussé l’artisan d’alors à prendre de son temps pour mettre au monde cet ornement modeste ? C’est le seul décor de la maison. Tout ailleurs est simplement nécessaire, à deux pas de la pauvreté, noyé dans le lisse, l’anonyme. On ne saura rien de ce vouloir d’embellir, de distraire le regard, quelques heures d’un homme penché sur la pierre avec son ciseau, sa massette. Étaient-ce ceux qui vivaient là qui en étaient à l’origine ? Nous regardons la rosace, et les fleurs soleils, nous sourions, comme traversés par le temps.

Élie nous avait dit : “ Cette cheminée ne tire pas, elle n’a jamais bien tiré... ” Hauteur, largeur, profondeur dans le mur, la subtile architecture pour que le mouvement d’air se fasse au mieux. Nous essayons quand même, pariant sur le savoir-faire des Anciens et que le temps a remanié peut-être l’alchimie des vents. Quelques minutes, et la fumée remplit la pièce, épaisse.

Nous ouvrons portes et fenêtres, rien n’y fait, la cheminée refuse son service. Comme si l’homme d’autrefois n’avait eu que faire de l’usage, qu’il avait voulu le décor comme seul fondement de son travail. Comme s’il avait œuvré pour le regard seulement, pas pour le confort. Et les générations avaient gardé ces signes minces, les avaient blanchis, gardé le manteau propre durant des décennies, et par là même les effaçant peu à peu du réel du monde sous les couches de chaux.

Écriture le 20/10/22