Second village, dans le jardin

C’est de l’autre côté de la maison, sa parcelle de jardin qu’il bêche à la main, dans la patience.

Quand il fait chaud, il enlève sa casquette parfois pour essuyer la sueur, et son visage alors semble celui d’un autre. Comme toujours, on vit par les images sans le savoir. Un geste, et ce qu’on croit l’identité s’éloigne. Pour lui, c’est caquette, moustache, visage raviné, buriné, et la silhouette grande.

Il s’arrête, nous parle de sa sœur, qui vit là-bas, plus au Sud, et de ses bois taillis d’ici. “ Elle voudrait bien s’en débarrasser maintenant, elle n’en fera plus rien... ” Le visage s’ouvre en sourire, il sait qu’on se chauffe au bois, on cause, on prend le temps, comme à témoin, il va parler à sa sœur, on va faire affaire. “ Il vaut mieux s’en servir, les bois, on ne les coupe que tous les trente ans. C’est une fois dans une vie, parfois deux. ” Dans un hiver ou deux, nous irons couper les chênes, faire les stères. “ C’est tout près d’ici, dans la Chagnasse... ”

C’est un jour de printemps, il a repris sa bêche. Je me dis qu’il témoigne des saisons, que sa lenteur défie le temps, dans l’humilité de ce qu’il fait pousser. Signe d’humanité dans le paysage, d’un voisinage doux, il m’est proche et lointain à la fois, comme si sa présence marquait les jours en pointillés rares, mais essentiels.
“ – Avez-vous semé vos haricots ?
– Pas encore, mais on le fait vendredi. Quand on les sème le Vendredi Saint, ça pousse toujours, ils ne gèlent jamais.
– Ah ! Ici, on dit qu’il ne faut pas jardiner le Vendredi Saint, ça fait saigner la terre. ”

On le regarde, un peu désemparés, on lui dit que dans le pays nantais d’où l’on vient, c’est ce vendredi-là que les gens sèment les haricots… Nous rions tous ensemble, de la précarité des traditions, chacun dans son cadre de vie, sa croyance un peu désuète mais qui fait accepter les tribulations du réel.

Il va peupler lui aussi nos premières années dans ce village, nous donnant par fragments les fils du temps, les gestes qui nous apprivoisent, qui font que nous sommes chez nous, ici, avec lui et les autres, différents mais acceptés. Vie du village bienveillante, car tous nous savons les instants fragiles, et le difficile de vivre à même la terre, et sa grandeur aussi. Tout est à nu ici, les jardins révèlent tout de l’âme de ceux qui rendent leur terre meuble. Dans le jardin, on s’occupe du monde, dans l’abnégation du temps, des saisons auxquelles on se confronte, toujours changées et toujours semblables. Et nos corps vieillissent lentement sur la terre.

Quand il s’est agi de donner des noms aux ruelles de ce village, l’impasse qui mène à sa maison a pris son nom, Jollier, avec une faute d’écriture. La seule personne d'ici nommée pour les générations à venir. Même si, pour nous, les voisins, c’était le père Jolliet.

Écriture 4/06/22