Ceci tuera cela

“ Comment nommer le malaise que nous ressentions ? Y avait-il encore quelque chose à dire, à faire ? ”

C’est ainsi qu’Annie Le Brun et Juri Armanda entament la conclusion de leur livre, dont le titre Ceci tuera cela est emprunté à Victor Hugo qui, dans Notre-Dame de Paris, suggère que “ l’imprimerie allait tuer l’architecture ”, en changeant le mode d’expression de la pensée humaine. Mentionnons, comme repère, le sous-titre de l’ouvrage “ Image, regard et capital ”.

Le livre, paru début 2021, était commencé avant l’arrivée de la pandémie de COVID. Mais c’est sur elle qu’il s’ouvre, et la prétendue guerre qu’il fallait entreprendre :

“ Il ne vint alors à l’esprit de personne que parler ainsi d’une guerre à propos de ce qui n’en était pas vraiment une participait du déni généralisé, qui caractérisait l’esprit du temps. ” → p. 9

“ La pandémie avait déclenché un phénomène culturel inédit : voilà qu’à l’invisibilité de l’ennemi répondait une totale visualisation de l’isolement. ” → p. 10

Et encore, à propos du télétravail et des retrouvailles multipliées en vidéo :

“ Prisonnier du confinement, [le corps] pouvait encore circuler librement à la condition de devenir une image. ” → p. 13

La technologie numérique devient donc de plus en plus intrusive, ce que traduit ainsi Éric Schmidt, l’ancien PDG de Google :

“ Ces mois de quarantaine nous ont permis de faire un bond de dix ans. Internet est devenu vital du jour au lendemain. C’est essentiel pour faire des affaires, pour organiser nos vies et pour les vivre. ” → p. 15

On aura remarqué les priorités, les affaires d’abord, puis l’organisation de nos vies, enfin la vie elle-même…

Le premier chapitre s’intitule “ Dictature de la visibilité ”. D’abord, un déluge d’images hallucinant : en quelques mois, on produit désormais autant d’images que toutes celles déjà existantes. Et ce n’est pas l’image elle-même qui importe. On la regarde à peine, seul le nombre de vues compte, ce qu’elle engendre comme suivi mimétique, les followers créent sa valeur, indicateur suprême de l’argent qu’elle peut générer. De cette évolution radicale du visible, on s’est accommodé très vite, “ quitte à oublier que le prix à payer en est une systématique éradication du sens ”. → p. 41

Le numérique fait muter l’image,

“ les algorithmes consignant, archivant, mesurant, étalonnant chacune des milliards d’images qui, pour être les nôtres, ne nous appartiennent plus. Empire tautologique ou monstre totalitaire, sans doute les deux à la fois. Mais ce qui est sûr, c’est que quelque chose s’y substitue dangereusement à la vie. ” → p. 70

On pourrait généraliser : la mainmise des algorithmes s’étend désormais sur le monde, qui n’existe plus qu’au travers de modèles multipliés. Les algorithmes établissent leur description, leur vérité, sans alternatives, sans débats, ils affirment l’absolu du monde quand ils n’en sont qu’une vision relative, rigide, évacuant toute liberté de penser ailleurs ou autrement qu’en leur sein propre. Quiconque a développé un tant soit peu de logiciel sait bien que tout algorithme est un choix, parmi d’autres possibles, qui enferme le contenu traité dans une forme ensuite inamovible.

Et au-delà du cadre de pensée imposé, le numérique capte tout. Les auteurs citent Édouard Snowden :

“ Les données que nous générons rien qu’en existant – rien qu’en nous laissant surveiller au cours de notre existence – allaient dans le même temps enrichir les grandes entreprises privées et dépouiller notre vie. ” → p. 81

Les données, et bientôt le traçage de nos déplacements au mètre près à travers nos smartphones, le suivi de nos expressions via la reconnaissance faciale. Prodigieux instrument d’ouverture vers le monde, et d’un même mouvement enfermement dans son enveloppe douce qui requiert toute transparence. L’intimité bientôt, notre part d’invisible n’auront plus cours.

Bien d’autres tristes pépites pourraient être extraites de cet ouvrage implacable. Terminons sur le but ultime du numérique :

“ Qu’il s’agisse de la réalité augmentée ou de l’intelligence artificielle, il est évident que le corps constitue l’ultime obstacle à la dématérialisation généralisée qui va de pair avec la visée d’une complète numérisation de notre vie. ” → p. 224-225

La pandémie accélère le phénomène :

“ Ainsi le confinement, tel le Saint-Esprit, aura-t-il donné à un curé corse l’idée d’une messe de Pâques par visioconférence. C’est en effet dans une église vide, sur les bancs de laquelle l’abbé Georges Nicoli avait déposé les photos envoyées par ses fidèles, qu’il a célébré la messe de la Passion, diffusée en direct de Notre-Dame-de-Lourdes de Bastia sur Facebook. À la suite de quoi, le prêtre a invité les fidèles à déposer les rameaux sur le rebord de leurs fenêtres et les a bénis du haut du clocher de l’église. Il n’y eut d’ailleurs personne pour en être choqué. La présence-absence de Dieu trouvant pour la première fois son répondant dans l’absence-présence des croyants laissait entrevoir quel dynamique circulaire était désormais la condition de toute existence. ” → p. 226-227

On réitère l’expérience peu après, avec un match de foot, puis un autre où pour avoir sa photo en carton sur le banc du stade, il faut payer… Le monde est devenu un immense jeu vidéo, représentations en cascades de représentations. Le rêve sécuritaire et sanitaire d’événements sans humains, sans chair, sans os, sans présence. Avec en filigrane, “ la Chine, devenue à bien des égards la référence, sinon un modèle “  → p. 241.

Annie Le Brun, qui est poète, appelle à sauver l’imagination. En est-il temps encore, enfermés que nous sommes dans ce corset subtil d’images et d’éléments virtuels que nous idolâtrons, quêtant sans cesse l’accompli du désir qui jamais n’arrive.

Annie Le Brun, Juri Armanda, Ceci tuera cela, Stock, 2021

Écriture décembre 2021