Texte, textile

Bien des fois, je me suis interrogé sur cette filiation, au moins étymologique, entre texte et textile.

C’est ce dernier mot – textile – nous disent les dictionnaires, qui est à l’origine du mot texte. Le latin textus dérive de texere (tisser). Les entrelacements du tissage fondent ceux des mots et des phrases.

Il n’y a pourtant pas de relations immédiates entre la gestuelle du tissage et celle de l’écriture. Celle-ci incarne la pensée sur un support, le papier ou l’écran aujourd’hui, dans un jaillissement où la linéarité vécue du temps est essentielle, à la pensée comme à sa traduction écrite. Le texte naît d’une continuité, certes avec des arrêts, des ruptures, plus comme l’image d’un fil qui se constitue que d’un tissu – mais ce pourrait être tout autant un flux d’eau qui coule, ou bien un trait de crayon ou de pinceau qui laisse trace et qu’on prolonge.

Il y a bien la scansion des lignes de l’écriture, qui font écho à celles des duites, ces passages des fils de trame au travers de la chaîne sur le métier à tisser. Ligne à ligne, fil à fil. Mais si la disposition spatiale se ressemble, le fil de trame s’étend dans le tissu semblable à lui-même, quand les mots se différencient sans cesse, dans leur graphies, dans leur sens, dans leur rythme. Là encore, le rapprochement semble précaire.

Sans doute faut-il creuser plus profond. Texere renvoie à la fabrique d’un tissu, mais aussi à l’entrelacement non seulement des fils pour faire la toile, mais de tous matériaux, de tout ce qui s’entrecroise. Et l’origine du mot latin, bien qu’incertaine, pourrait être une racine indo-européenne désignant le travail du charpentier. La tradition grecque d’ailleurs, rappelle cette parenté, à travers la figure d’Athéna, déesse du tissage et des charpentes1. Dès lors, le modèle fondateur se révèle être celui des matériaux qu’on assemble, de cela qu’on connecte ou relie, pour faire émerger une totalité différente : un tissu, une charpente entière ou un texte. Et cette totalité est d’une autre nature que les simples matériaux – fils, poutres, mots – qui la constituent. Si le tissu, le texte, la charpente sont bien différents l’un de l’autre, ce qui les rapproche, c’est le processus qui les fait émerger.

Et ce processus, ce savoir-faire, est des plus singuliers. Il gère de la complexité et ne peut se contenter pour réussir de règles préétablies. On apprend à tisser ou à écrire, certes par imitation, certes en intégrant les règles d’une grammaire spécifique, mais aussi, mais d’abord, en pratiquant, en répétant les dialogues avec les éléments qu’on assemble, et en situant la totalité qu’on produit dans un contexte de signification. Chemin précaire et lent, à l’écoute attentive du monde tout autant que de soi-même, et sans que l’ego prenne le pas sur le monde.

Il est remarquable que les langues très anciennes aient rassemblé sous le même vocable cette approche de la création complexe. Et certainement on gagnerait à mieux en reconnaître aujourd’hui la portée. L’anthropologue Tim Ingold, dans un livre récemment traduit en français, après avoir longuement analysé la fabrique des sacs de corde par les femmes de l’ethnie Telefol de la Nouvelle-Guinée, conclut son développement par ces propos :

“ Tisser ensemble en un récit les fils d’action et de perception qui correspondent à diverses tâches et situations – voilà qui en fait, si on veut, la compétence des compétences. Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame mêmes du tissage2. ”

1 Voir Rémy Prin, Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021, p. 50.
2 Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali, 2021, p. 239.

Écriture 17/02/22