Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Voussure du portail
Foussais
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Le jardin cette année a donné fruits et légumes comme rarement, depuis cinquante ans que nous travaillons cette parcelle de terre devant la maison.

Chaleur et sécheresse intenses pourtant, dont nous avons tenté de limiter les effets par l’arrosage. Les quelques orages ont rempli nos cuves d’eau de pluie. Peu de fraises, peu de framboises – les plants souffrent trop du réchauffement – mais une profusion de prunes, de pêches, de pommes, de raisin. Et une quantité de haricots verts, de tomates, de pommes de terre, de potimarrons… les carottes d’hiver et les poireaux sont encore à venir. Nous avons préparé des conserves – plus de quatre-vingt bocaux – des compotes, des confitures. Et les pommes et le raisin ont nourri l’extracteur de jus.

Le jardin est une longue patience d’efforts et de temps consacrée à la terre, à ce qui pousse. Nous avons appris depuis cinquante ans qu’on ne maîtrisait rien, qu’il fallait accepter les aléas, que les efforts intenses parfois ne produisaient rien. La faute aux gels de printemps, à l’excès de chaud, aux parasites parfois, à la sécheresse surtout. Mais quand on récolte, quand on fait ses repas de ce que donne le jardin, c’est un immense bonheur qui rayonne entre nous, sans que j’en sache le pourquoi à ce point, comme si ce cycle végétal nous apprenait la communion intense avec l’univers entier, à partir d’une petite parcelle, à partir de quelques fruitiers.

Et le temps qui va – celui de l’humanité qui saccage allègrement cette terre nourricière – nous apprend la précarité. Quand les saisons maintenant nous comblent à ce point, on sait que c’est en quelque sorte un sursis, comme des moments radieux qui échappent encore au désastre. Et celui-ci, qui plane sur nous, qui rôde sans qu’on ait prise sur lui, nous faits devenir modestes, humbles, et malgré tout presque confiants d’avoir pu encore participer à ce chant fertile et ce dialogue, depuis des millénaires, entre les gestes des hommes et cette terre qui se laisse brasser, remuer – et soudain cela germe et grandit, cela fait nourriture.
Si chaque puissant de ce monde – ou qui se croit tel – cultivait lui-même un peu de jardin, de ses mains, est-ce qu’il comprendrait l’appel silencieux, désespéré, des plantes, des arbres ? L’évidence de l’avenir du monde est au cœur du jardin, dont tous les puissants se moquent, occupés qu’ils sont à leur domination. L’évidence de cette communauté, entre la terre et nous, première et qui devrait faire primauté.

Écriture le 11/09/23

Écrire, les pas s’en vont
parcourir un monde immobile

mais la main tremble qui trace les mots
la main ne sait jamais le cœur de leur musique.

Depuis si longtemps, les mots
qui ne se sont jamais posés
pour s’enfouir aux creux des chairs ou de la terre,
les mots n’en finissent jamais
dans la main qui tremble.

Sait-on ce qu’on espère d’eux,
sait-on même cette soif d’écrire
ce mouvement halluciné d’aller puiser encore
sans rien savoir au fond qu’une musique douce,
ou terrifiée, c’est selon l’humeur ou la saison,
ou peut-être seulement le ressac du temps
qui cogne encore et l’on cherche en lui
un chemin presque inaudible.

Écrire, les jours s’épuisent
on voudrait les déplier sous le soleil
ils vont plus vite qu’autrefois
on n’en saisit que des bribes
dans tout ce qui passe à travers soi,
on ne sait rien
de ce qui nous arrive,
on cherche à s’agripper, malgré tout
à cette impossible musique
qui troue les paysages
de ses gestes désordonnés.

Écriture 08/07/23

D’où qu’on regarde, l’évidence,
les ressources qu’on épuise

jusqu’à la dernière goutte ou la dernière roche,
ou bien tous nos déchets qui durent,
emplissent les océans, étouffent la vie marine,
ou bien encore ce qu’on rejette dans l’air,
et qui va faire de notre terre
un espace invivable, très bientôt,
ou bien toujours ces poisons dans la terre enfouis
qui nous rendent malades à très petit feu
et tuent bien plus vite les bêtes qu’on disait nos amies,
ou bien le contrôle technologique sur le monde et les hommes
qui sous couvert de libération nous accable,
et je pourrais continuer l’alignement d’autres signes
qui tous continueraient d’affoler la vision
de ce qui nous attend, bientôt, demain,
d’évidence,
si l’on ne change pas très vite la manière
de vivre et partager la terre,
d’évidence, c’est maintenant qu’il faudrait incarner ce doux rêve.

Mais d’où qu’on regarde, l’évidence
des immenses profits de ceux qui servent l’argent,
l’évidence des pouvoirs agrippés à leurs territoires
tant exigus à l’aune de la planète,
d’où qu’on regarde,
ce qu’ils disent et ce qu’ils ne font pas,
creusant l’effondrement du vivant,
cachant l’effacement terrifiant de l’humanité qu’ils suscitent
pour un profit de plus
pour une image de vainqueur de plus,
l’évidence de l’arrogance,
des intérêts immédiats
face à la multitude des humains sacrifiés.

L’évidence, et toute parole dans le désert
qui se dissout sans émouvoir la pensée
ni mouvoir le corps,
comme s’il fallait au temps nulle trace désormais
dans pourtant cette immense profusion,
l’évidence des rouages délétères
dont on ne peut plus se déprendre.

Écriture 24/06/23

Sur le talus du chemin, des orchidées
comme en tribus venues au jour
parmi les herbes hautes, sauvagement,

on marche près d’elles, on s’arrête,
le temps fait le bonheur dans les couleurs du monde.

Il naît de prodigieux instants
à la lisière de nous-mêmes
qu’on ne voit jamais sous la lumière des hommes,
eux qui s’occupent à l’argent, à la lutte.

Et en aval, d’insupportables silences
qui rêvent d’amour et de fleurs
au sein des jours qui s’en vont vite
il y a tout ce qui nous échappe
qu’on ne peut même pas tisser de regrets,
le sourire qui passe,
le geste insouciant qui montre les collines.

Comme les fleurs, les prodiges viennent,
et passent sans nous toucher,
une main sur l’épaule invisible,
la cascade d’un rire, à l’ombre du cerisier,
de la petite fille qu’on ne verra jamais.

Les orchidées, l’improbable et le sublime,
ce qui surgit de nulle part
au talus des chemins, le regard soudain
qui tient l’instant immobile
contre la barbarie.

La saison revenue des oiseaux
comme un bienfait sur le monde

la huppe, le coucou, les merles, bientôt le rossignol
toutes les musiques et la poussée des sèves,
des fleurs au verger
et des légumes sur la terre
tout ce qui fait la ténacité des vies perpétuées
offertes au soleil,
et leur fragilité, les évidences qu’on voit des saisons
mais de les vivre à même la terre
dans la trame du village
change tout du bonheur ou du malheur de ce monde
ici tout à portée de main.

Et la fragilité nous blesse chaque année plus encore
quand gagnent les jours de sécheresse
et que se défont trop tôt les chants des oiseaux.

Parce que le temps nous est compté,
le nôtre et peut-être celui de l’humain,
nous aimons d’autant plus cette saison qui revient
comme si tout était nouveau,
et la mémoire des violences à la terre et à l’homme
se serait en allée,
comme si tout redevenait possible,
du moins le croit-on, juste un instant
quand le chant et le vol de la huppe se conjuguent devant nous,
par vagues,
dans une sorte de grâce indicible.

Quand les jours s’allongent en mai,
le troubadour chantait son amour au loin,
au XIIe siècle, l’amour dit-on s’inventait sur le monde,
ou du moins sa parole
à côté des guerres continuelles.

Qu’inventer aujourd’hui,
d’un amour plus commun, plus étendu,
qui donnerait à la saison nouvelle
un sursaut continu d’humanité ?
Qu’inventer au sein de nos pouvoirs
de nos techniques, de nos actes et regards,
qui jugulerait l’absurdité de la mort ?

Écriture 18/04/23

Les mots dans la nuit
ils viennent sur moi
ils troublent toute l’ordonnance du monde

les mots voudraient changer
les blessures, les douleurs
tout ce qui dégrade les terres du vivant

Les mots m’assaillent dans la nuit
ils ne referment rien du corps
ou du temps qui s’écoule
ils ouvrent à la fébrilité
à ce qu’on voudrait nommer
qui s’échappe toujours

Rien ne s’efface jamais
des violences du monde
elles s’accumulent
elles tournoient dans les têtes
attendant l’instant propice,
la violence, la maîtresse
d’elle-même et de nous

Qu’est-ce que le courage en ces jours ?
Que serait l’apaisement
cette sorte de grâce qui descendrait
sur toutes les rosées du monde
au matin
quand rien n’est encore décidé
de la douleur ?

Je vais, les mots s’emportent
ils ne cherchent plus rien
ils font le parcours de la nuit
ils ont la voix cruelle de l’impossible.

Écriture 28/03/23

Soleil sur la terre du printemps
mais nous restons encore timides et figés par l’hiver
comme si nous ne savions rien du monde
comme si nous attendions toujours le mystère

Soleil à peine, les coucous sur les talus
quelques autres fleurs qui font cortège
à nos yeux qui s’ouvrent encore
après déjà de longues saisons de vie

Qu’espérer du printemps, qui transformerait le monde
qui le rendrait comme ces fleurs
porteuses de toute l’espérance d’humanité
quand il ne reste que cela, les fleurs
ouvertes à la lumière
au risque insensé de l’existence

On ne sait rien jamais
de ce que promettent les saisons
de ce qu’elles avivent en nous
nous intimant d’aller encore
plus loin s’il se peut que nous-mêmes

Le temps passe sur les fleurs
nous ne croyons pas en leur chance
nous craignons le provisoire, l’étiolement
nous ne savons pas rassembler les bouquets
pour un creuset vraiment d’humanité

Nos yeux se sont fatigués
ils écrivent la nuit du monde au cœur de la lumière
nous ne sommes pas comme les fleurs
nous avons peur
de nous-mêmes et du monde et des saisons
nous cherchons trop l’évidence
sur les talus les fleurs s’évertuent pourtant
à nous montrer les voies d’amour multipliées.

Écriture 20/03/23