Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Voussure du portail
Foussais
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

D’abord, il y avait eu ces costumes du temps lointain, sauvés de la destruction, collectionnés comme on dit, des décennies durant, par des regards experts et des mains qui les rangeaient dans des chambres profondes.

Et puis l’idée, et ces heures passées ensemble à trouver une approche sensée, à choisir, parcourir le temps du monde, la vie supposée des costumes, l’univers des villes et celui des villages, et comment on pouvait dérouler ainsi la mémoire des formes et des hommes. Comment on pouvait écrire leur aventure à travers ces pans de tissus, ces dentelles, ces volumes si près des corps, mais qui semblaient si loin de nous.
Et puis ce fut le temps des photos, de la mise en images, les costumes et leurs reflets dans la lumière, les mannequins qu’on habille et déshabille, qui le temps d’un instant reprennent vie ou presque dans les redingotes ou les crinolines. Des heures et des heures encore, à révéler les détails sous la lumière, à choisir, à mettre en regard. À tenter de tresser un fil qui pourrait nous conduire quelque part, nous montrer comment c’était vraiment, du temps des robes à la française ou des lévites, ou du moins comment on peut construire un regard sur ces temps-là.

Il avait fallu ensuite imaginer un parcours dans ce temps long, incarner dans l’espace muséal une distribution qui donne un sens physique, temporel, intellectuel, avec les explications nécessaires, du rythme visuel, comment montrer les périodes qui passent et les formes qui changent, et la mode qui vient, qui étend son empire. Il avait fallu préparer les perruques, essayer les habits, ajuster…
Ensuite le montage lui-même, quelques jours à quelques-uns, mannequins sur les estrades, mouchoirs de cou et jupes aux murs, panneaux d’interprétation… Comment faire pour que tout cela respire, que les anciennes gravures fassent écho aux costumes eux-mêmes. Sait-on combien toute œuvre culturelle naît dans la fragilité, quelle longue patience elle draine, ici de la collecte à la mise en images, des lectures innombrables à l’écriture ?

Près de neuf mille personnes sont venues, parcourant ces espaces recréés, rêvant peut-être au temps passé, comprenant un peu mieux comment on façonne la mémoire, comment le monde change, à l’aune de ce qu’on porte sur soi, admirant peut-être telle harmonie de couleurs sur des tissus de soie dont on a perdu maintenant le savoir-faire… On ne sait pas vraiment à quoi tout cela sert, ce que ça peut changer dans le regard. On espère que notre éblouissement a fait cortège, que des lucioles ont brillé dans les yeux de beaucoup.
On démonte aujourd’hui l’exposition, on décroche, on enroule, on plie, on range dans les boîtes numérotées. Moins d’une journée pour que l’espace redevienne vide, que tout se désagrège, qui témoignait du mouvement du monde.

Des costumes pour lire le monde au Musée des Cordeliers, Saint-Jean d’Angély, octobre 2022 à septembre 2023

Écriture le 24/09/23

C’est un rituel éteint très loin dans la mémoire. C’est le printemps, quand il y a profusion de fleurs sur la terre.

Comme les autres enfants, je vais dans la procession, avec mon panier empli de pétales de roses, nous sommes en rang, nous en prenons à chaque pas une petite poignée qu’on jette dans l’air. Cela fait des couleurs sous le soleil, il y a des chants, le prêtre, on s’en va vers le reposoir tout décoré sur la place, l’air est doux et j’ai un peu peur du monde tout autour.
Est-ce que je comprends ou j’approuve quelque chose de ce cortège ? Est-ce que le religieux nous relie quelque peu alors, les enfants, les parents, et les plus âgés qui se traînent ? C’est la petite foule du village ensemble, fascinée par son propre mouvement, par les décors qu’elle crée, par tout un attirail de gestes et de paroles que personne ne vit vraiment.

Près de soixante-dix ans plus tard, tout l’ostentatoire du religieux s’est dissous, du moins dans le quotidien des saisons et des villages. Je ne sais pas bien ce qu’on y a perdu, ni ce qu’on y a gagné. Le collectif qui sonnait un peu faux s’est délité, on se sentait faussement seul, on l’est devenu tout à fait. Rituel, ce qu’on commémore, ce qu’on célébrait encore vivant entre nous et qui s’est enfui…
Il n’y a pas que le religieux bien sûr. D’autres rituels perdurent, le feu d’artifice du 14 juillet, son défilé, bien d’autres grandes cérémonies républicaines, où les paroles qu’on brandit résonnent comme des étendards minés par le doute. Les gens s’amusent. Partagent-ils quelques valeurs communes ? Le rituel républicain aussi s’étiole, la culture et les valeurs s’éloignent, loin derrière les affaires et la marchandisation du monde. La culture s’atomise, se réduit à quelques signes festifs, elle forgeait la cohérence des vies, elle va, chaotique, en errance d’elle-même, images multipliées qui chacune tente d’attirer à soi le désir de ceux qui s’agglutinent autour d’elle. Pour un temps, pour le temps du profit.
Combien de temps encore va-t-on les tolérer, ces rituels qui font décorum, qui voilent le réel et sa violence ?

Écriture le 17/07/23

C’est la route du Nord, qui monte vers la Russie, la voie des invasions depuis toujours, la grande route militaire dit-on aujourd’hui.

On suit la vallée de l’Aragvi, et, tout proche de la route, près d’une grande retenue d’eau, un ensemble fortifié avec en son sein deux églises et une tour défensive. Muraille du pouvoir civil, celui des puissants ducs de cette région, qui protège le religieux. Nous sommes aux XVIe et XVIIe siècles, dans une période de guerres permanentes avec les pouvoirs voisins.
C’est la grande église qui est la plus spectaculaire, par sa sculpture surtout. Une fois passée l’entrée de la forteresse, la grande façade saisit le corps. La pierre et le style des reliefs rappellent certaines églises d’Arménie, cette alliance de moulures fortement affirmées, d’entrelacs si présents dont ici au cœur de la croix immense, et de figures – personnages, anges ou bêtes – dont la sculpture semble sommaire, mais qui pourtant fait une présence puissante.

ananauri facade

Tout en haut, près du sommet de la croix, un ange allongé, qui émerge d’une longue pierre, les ailes proches du corps, les plis du vêtement qui allongent sa silhouette, et son visage tourné vers nous, fait de si peu de traits, de si peu de volume, mais qui interpelle tant qu’on reste à le regarder longtemps. Et l’œil écrit en soi des questions sans réponses.

ananauri ange

Les motifs font dialogue aux images, tout est lisible, les grands arbres de vie, somptueusement ouvragés, coiffent d’autres anges, des lions allongés sont attachés aux rosaces. On s’attarde, on voudrait tant s’emplir de ces grandes pierres ocres, comprendre les gestes de ces sculpteurs, le contexte de cet art de la fin du XVIIe siècle qui nous semble si puissant dans sa presque naïveté, et dont on dit qu’il est influencé de thèmes païens de la Perse.
À l’intérieur, des fresques, un ensemble dédié à l’assemblée des élus devant le Christ triomphant de l’Apocalypse, un autre à une vaste pesée des âmes. Et sur les piliers, des saints guerriers, ou des Pères de l’Église. Comme à l’extérieur, l’alliance de la guerre et du religieux, une approche des visages touchante, au bord presque de la tristesse.

ananauri saint guerrier

Ainsi va le territoire géorgien, si dense d’édifices qui couvrent la terre et les siècles, et qui viennent sur vous vague sur vague, comme un enchantement renouvelé qu’il faut vivre sans doute avec l’âme de l’enfance faute d’être désemparé. On se dit qu’il faudrait un temps long pour s’immerger vraiment, relier les fils, aller au-delà du voyage. Le regard avoue très vite sa finitude, son manque.

En 2013

Écriture le 02/04/23