Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
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St-Hilaire la Palud
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Pua kumbu, ikat chaîne
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Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
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Foussais
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Gochavank (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
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Saintongeoise
Détail de la coiffe
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Ces chemins du vivant croisent l’écriture, notamment poétique, l’approche des images et du textile, la rencontre des œuvres, et la trame du temps.

Ce n’est pas que tout se mélange mais plutôt que tout se tient, que chaque facette du monde, ou de nos récits sur elle, font écho à bien d’autres. Et que la vie, c’est la traversée de ces champs de relations, traversée qui se fait, de temps à autre, éclairante.

J’ai déjà, ailleurs, mentionné et rendu hommage à l’œuvre de Tim Ingold1, cet anthropologue écossais encore trop peu connu en France, qui relie inlassablement nature et culture, objet et sujet, imaginaire et réel, ou encore humain et non humain comme dans son dernier livre traduit, Machiavel chez les babouins. Le sous-titre en éclaire le propos : pour une anthropologie au-delà de l’humain. Je ne vais pas ici faire une critique de l’ouvrage, mais tenter de commenter et d’éclairer son dernier chapitre, Au-delà de l’art et de la technologie : une anthropologie du savoir-faire.

Tim Ingold débute son chapitre par une réflexion comparée de l’art et de la technologie, que la pensée moderne continue d’opposer, “ comme s’ils correspondaient à des domaines à certains égards antithétiques ” → p.207. Cette opposition, qui ne date que d’un siècle environ, contredit pourtant l’origine des mots : le latin ars et le grec tekhné “ signifiaient plus ou moins la même chose, c’est-à-dire le savoir-faire associé à une activité artisanale ” → p. 208. Mais une lente évolution a rendu les éléments d’intelligence de l’activité artisanale de plus en plus abstraits, les séparant des gestes du corps. Le savoir et le faire se sont peu à peu disjoints.

“ Cette déchéance de l’artisanat, réduit à l’exécution purement technique ou mécanique de séquences opérationnelles prédéterminées, est allée de pair avec la valorisation de l’art comme exercice créatif de l’imagination. Par conséquent, l’artiste a radicalement tourné le dos à l’artisan, et l’œuvre d’art à l’artefact. ” → p. 209

“ L’action technique produit mécaniquement des résultats ; l’art communique des idées. ” → p. 212

Dès lors, la réflexion anthropologique sur l’art a largement dominé celle consacrée à la technologie. La technologie est l’affaire des ingénieurs,

“ L’art, au contraire, s’inscrit dans un contexte social et incarne des significations culturelles. ” → p. 214

C’est ce fossé que Ingold met en question, cette “ idée que l’art flotterait dans le royaume éthéré de la signification symbolique, au-dessus du monde physique ” → p. 215. Et son développement est passionnant.


Il commence par interpréter finement le savoir-faire. L’artisan cordonnier par exemple, ne fait pas qu’utiliser ses outils de découpe, il les met en usage, dans une “ synergie gestuelle entre l’humain, l’outil et le matériau ” → p. 217. Le savoir-faire requiert la présence et l’action de l’artisan, “ inséparablement corps et esprit ” → p. 219, mais dans un système de relations avec le matériau, l’environnement… Dès lors, ce que l’artisan fait “ aux choses se fonde sur un lien attentif et perceptuel avec elles ” → p. 219. Le geste s’adapte en fonction du ressenti de l’action précédente. D’où la problématique de l’apprentissage et de la transmission du savoir-faire. Il ne suffit pas d’acquiescer à des procédures :

“ La clé de l’imitation réside dans la coordination intime du mouvement de l’attention du novice avec le mouvement de son corps dans le monde ” → p. 221.

Et c’est la même chose pour la fabrication même : le produit n’est pas déjà existant dans l’idée, ou le bâtiment dans le plan de l’architecte. C’est l’activité même de fabriquer ou de construire, au sein de toutes ces relations de complexité, qui fait émerger l’objet.


Puis Tim Ingold détaille la fabrication des sacs de corde chez les Telefol, une ethnie de quelques milliers de personnes en Nouvelle Guinée. Ce sac, le bilum, est un accessoire utilisé au quotidien, fabriqué avec une technique de bouclage d’une cordelette végétale. Ce sont les femmes qui filent les cordelettes et ensuite les assemblent, dans un ensemble de gestes du corps que les Telefol comparent au flux d’une rivière.

L’apprentissage des petites filles “ ne procède pas de la transmission intergénérationnelle de règles ou de formules, fussent-elles implicites, mais d’un processus de redécouverte accompagnée, au cours duquel le rôle des artisanes expérimentées consiste à préparer le contexte qui permettra aux novices de développer leurs compétences ” → p. 226

Il faut que la novice apprenne à sentir les mouvements de l’intérieur de soi, en dépassant leur apparence, pour que ses mains se déplacent “ aussi aisément que l’eau vive ” → p. 227. Et ceci se fait par un affinage progressif de ses mouvements et de ce qu’elle en perçoit, et pas par l’acquisition de règles ou de représentations, d’ailleurs bien difficiles à formuler pour ces techniques de nouage. Or, ce mode d’apprentissage “ corporel ” aboutit à une transmission complète du savoir-faire : les novices Telefol apprennent à faire exactement comme leurs mères. Et bien entendu, le talent d’avoir “ des mains qui filent comme l’eau ” n’est pas inné, mais acquis.


Pour faire comparaison à cette fabrication du bilum chez les Telefol, Ingold prend ensuite l’exemple “ du tisserin mâle, dont le nid exige les nœuds et les boucles les plus complexes ” → p.232. Le nid de ces oiseaux est fait de longues bandes de feuilles entrecroisées comme un tissage régulier, mais qui sont maintenues par diverses mailles et attaches qui ont été répertoriées par les chercheurs. Le tisserin “ utilise son bec exactement comme une aiguille à coudre et à repriser ” → p. 233.
Là aussi, la pratique est au cœur de l’acquisition. Dès leur jeune âge, les tisserins passent beaucoup de temps à manipuler “ des objets de toutes sortes avec leur bec ” → p. 233. Et si on les prive de cette pratique, ils ne sauront plus ensuite construire des nids.

“ Remuer des matériaux de nidification potentiels est aussi essentiel à la formation du tisserin que les premières tentatives de cardage et de filage à celle des petites Telefol ” → p. 233.

Un nid réussi nécessite, de la part de l’oiseau, une capacité “ à ajuster ses mouvements avec une délicate précision, en fonction de l’évolution de la forme de sa construction ” → p. 235. Autrement dit, lui aussi acquiert une sorte de jugement, de ressenti dans son processus de confection du nid.


Qu’est-ce qui est inné, qu’est-ce qui est acquis ?

“ Il n’y a pas plus de sens à ramener le comportement du tisserin à un programme génétique que celui de la femme qui fabrique un bilum à un programme culturel. Selon toute vraisemblance, l’artisane a à l’esprit une idée de la forme finale de sa construction ; le tisserin, presque certainement pas. Mais dans un cas comme dans l’autre […] ce n’est pas une conception prédéfinie mais la pratique de mouvements réguliers et répétés qui génère la forme ” → p. 236.

Le savoir-faire de l’oiseau, comme celui de l’humain, se développe au cours de sa jeunesse. Le bouclage chez les Telefol est d’évidence une compétence acquise, “ mais on pourrait dire la même chose des compétences du tisserin – comme de toute compétence humaine ou non humaine ” → p. 237. Quelle est la différence des compétences des femmes Telefol et des tisserins ? Tim Ingold avoue ne pas le savoir. Si différence il y a, elle réside dans le langage et ses capacités de “ connexions métaphoriques ” :

“ Si les oiseaux étaient humains, ils diraient d’un bon tisserand que son bec “ vole ”, tout comme les Telefol disent de l’artisane adroite que ses mains “ filent avec le courant ” → p. 238.

Autrement dit, les humains tissent leurs expériences dans des récits, à travers leur parole, ils brodent des motifs de plus en plus complexes, “ ce que les anthropologues nomment ordinairement culture. ” → p. 238. Les animaux n’ont pas cette capacité-là, mais le langage qui nous est propre garde-t-il cohérence avec le processus d’acquisition du savoir-faire ? Tim Ingold termine ce chapitre par cette phrase tellement pertinente :

“ Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame même du tissage ” → p. 239.

Jamais nous ne devrions oublier cet appel à l’humilité, ce rappel que nous créons au sein même du vivant, avec lui dans un dialogue incessant, et que tisser le monde est absolument antinomique avec le vouloir de lui imposer quelque signification symbolique. Or nous sommes encore bien loin de cette pratique, seule vraiment écologique.

1 Notamment dans le livre Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021.


Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali éd., 2021

Écriture le 20/10/22

Bien des fois, je me suis interrogé sur cette filiation, au moins étymologique, entre texte et textile.

C’est ce dernier mot – textile – nous disent les dictionnaires, qui est à l’origine du mot texte. Le latin textus dérive de texere (tisser). Les entrelacements du tissage fondent ceux des mots et des phrases.

Il n’y a pourtant pas de relations immédiates entre la gestuelle du tissage et celle de l’écriture. Celle-ci incarne la pensée sur un support, le papier ou l’écran aujourd’hui, dans un jaillissement où la linéarité vécue du temps est essentielle, à la pensée comme à sa traduction écrite. Le texte naît d’une continuité, certes avec des arrêts, des ruptures, plus comme l’image d’un fil qui se constitue que d’un tissu – mais ce pourrait être tout autant un flux d’eau qui coule, ou bien un trait de crayon ou de pinceau qui laisse trace et qu’on prolonge.

Il y a bien la scansion des lignes de l’écriture, qui font écho à celles des duites, ces passages des fils de trame au travers de la chaîne sur le métier à tisser. Ligne à ligne, fil à fil. Mais si la disposition spatiale se ressemble, le fil de trame s’étend dans le tissu semblable à lui-même, quand les mots se différencient sans cesse, dans leur graphies, dans leur sens, dans leur rythme. Là encore, le rapprochement semble précaire.

Sans doute faut-il creuser plus profond. Texere renvoie à la fabrique d’un tissu, mais aussi à l’entrelacement non seulement des fils pour faire la toile, mais de tous matériaux, de tout ce qui s’entrecroise. Et l’origine du mot latin, bien qu’incertaine, pourrait être une racine indo-européenne désignant le travail du charpentier. La tradition grecque d’ailleurs, rappelle cette parenté, à travers la figure d’Athéna, déesse du tissage et des charpentes1. Dès lors, le modèle fondateur se révèle être celui des matériaux qu’on assemble, de cela qu’on connecte ou relie, pour faire émerger une totalité différente : un tissu, une charpente entière ou un texte. Et cette totalité est d’une autre nature que les simples matériaux – fils, poutres, mots – qui la constituent. Si le tissu, le texte, la charpente sont bien différents l’un de l’autre, ce qui les rapproche, c’est le processus qui les fait émerger.

Et ce processus, ce savoir-faire, est des plus singuliers. Il gère de la complexité et ne peut se contenter pour réussir de règles préétablies. On apprend à tisser ou à écrire, certes par imitation, certes en intégrant les règles d’une grammaire spécifique, mais aussi, mais d’abord, en pratiquant, en répétant les dialogues avec les éléments qu’on assemble, et en situant la totalité qu’on produit dans un contexte de signification. Chemin précaire et lent, à l’écoute attentive du monde tout autant que de soi-même, et sans que l’ego prenne le pas sur le monde.

Il est remarquable que les langues très anciennes aient rassemblé sous le même vocable cette approche de la création complexe. Et certainement on gagnerait à mieux en reconnaître aujourd’hui la portée. L’anthropologue Tim Ingold, dans un livre récemment traduit en français, après avoir longuement analysé la fabrique des sacs de corde par les femmes de l’ethnie Telefol de la Nouvelle-Guinée, conclut son développement par ces propos :

“ Tisser ensemble en un récit les fils d’action et de perception qui correspondent à diverses tâches et situations – voilà qui en fait, si on veut, la compétence des compétences. Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame mêmes du tissage2. ”

1 Voir Rémy Prin, Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021, p. 50.
2 Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali, 2021, p. 239.

Écriture 17/02/22

“ J’ai préparé les bois de châtaigniers, pour l’armature. On prendra peut-être du jeune frêne aussi, encore souple, et l’osier pour la garniture ”.

Élie me montre. “ Voyez, il faut refendre les bois, les choisir pour la courbure, et faire l’osier comme des lianes, pour le tressage... ” Élie me parle des paniers qu’il va faire naître, durant les soirées longues qui arrivent.

Je ne sais rien de ces gestes, j’écoute, je regarde, l’entrelacs des bois, leur incarnation en une forme exacte d’un lointain passé qui me fascine, me submerge. Élie voudrait m’apprendre, mais je sais que je n’arriverai pas. Il dit doucement : “ Personne bientôt ne fera plus cela, voyez pourtant... ” Et j’évalue l’élégance fragile de l’objet, qui peu à peu devient volume et surfaces mêlées, équilibre, poignée fine qu’il recouvre d’osier tressé. “ Pour le doux de la main... ”

Nous nous servons toujours de ces deux paniers qu’il a créés pour nous voici plus de quarante ans. Pour les légumes ou tes affaires de tricot, pour transporter le temps. Pour suivre les saisons dans la mémoire de cet homme encore près de moi.

Si je regarde aujourd’hui ces paniers, que j’éloigne d’eux la nostalgie, que je les observe comme objets en terrain neutre en quelque sorte, je ne peux m’empêcher d’admirer leur complétude, cet équilibre modeste en eux, et ce qu’ils donnent à voir de l’assemblage du monde, le frêne et l’osier, le geste des mains qui les a faits tenir ensemble pour se lever contre le vide.

Personne désormais ne fait plus cela. De tout ce qui habite nos vies ou presque, l’épaisseur du vivant s’en est allée, et ce qu’elle portait de mémoire longue et de visions du monde. Nos objets sont innombrables, tous semblables comme les machines qui les ont faites. Ils ne disent plus rien du temps, de la présence, ils nous peuplent mais c’est comme le vide, la transparence, ils n’ont plus rien à nous transmettre, on les détruit vite, à mesure que vite ils nous fatiguent.

L’objet d’autrefois forgeait du lien dès sa venue au monde, entre les hommes, entre eux et le monde, il s’inscrivait d’emblée dans les paysages et les saisons, en mesure du respect de ce qui était proche, tout autour de nous-mêmes. Nous n’avons certes pas à revenir au temps de la bougie, comme raillent certains. Mais ces jours qui viennent du pillage généralisé de la terre – et le tocsin devrait sonner sans répit pour alerter les corps et les consciences – sont-ils seulement tolérables, au regard d’un seul de ces paniers qui tissaient en plus d’eux-mêmes les fibres vivantes des communautés ?

Vers 1972

Écriture 13 janvier 2022

 

Panier Elie