Voyage, tourisme

Le mot voyage, nous disent les linguistes, apparaît en notre langue vers 1080. Il provient de viaticum, “ ce qui sert à faire la route ”.

Voyager va prendre le sens d’aller dans un lieu éloigné, de découvrir donc l’ailleurs lointain, et donc peut-être de se quitter soi-même un moment – ses proches, ses paysages, son contexte familier. Se quitter pour la rencontre de l’autre, et d’un autre monde.

Les voyageurs existent depuis longtemps. Sans remonter aux migrations initiales de l’humanité, on connaît tous Marco Polo et son Devisement du monde, ou Ibn Battûta et ses voyages au long cours. Les figures des grands voyageurs jalonnent le temps, attestant que cette soif de l’ailleurs et de l’altérité est constitutive de l’être humain.

Le mot tourisme, lui, est bien plus récent. “ Avant le développement du capitalisme et de sa première révolution industrielle, le tourisme n’existait pas. ” (11 → p. 12) Tourisme arrive en français en 1841, après touriste (1803). Celui-ci fait un tour, un voyage circulaire, pour son plaisir. Qui dit tour, dit référence à son point d’attache et d’arrivée, à son chez-soi, à ce qu’on ne quitte donc pas vraiment. Tourisme et voyage, on devine les parentés, les différences. Mais en quoi, comme le suggère Henri Mora, le tourisme devient-il un désastre ? Creusons un peu.

J’ai dix ans à peine (1956), mes parents m’emmènent en auto vers le Sud. Je vois les montagnes pour la première fois, les paysages du Tourmalet, les nuages au flanc des pentes qui s’effilochent… En moi soudain, cette sensation de grandeur, d’immensité que jamais je n’avais éprouvée. Les bergers et leurs bêtes, leurs fromages. Un autre monde rayonne sur l’enfant que je suis, et ce premier voyage signe en moi tous les chants des possibles. Boire à pleines gorgées dans cela que je ne connais pas, me marque à jamais sans doute, sans que je le sache encore.

J’ai trente ans à peine (1976), c’est notre premier voyage au loin. Moscou et Leningrad, deux villes de l’URSS d’alors. En groupe, avec des enseignants. La culture, la langue, les représentations, tout diffère, avec un système et des contraintes qui déforment le réel. On le cherche, on en saisit des fragments de ci de là. Et déjà, ces signes qui fissurent la cohérence de ce qui se dévoile : dans la foule de l’Ermitage, ces trésors de peinture au pas de course, à suivre le mouchoir de la guide qu’elle agite au-dessus d’elle, pour qu’on ne la perde pas de vue.

Et puis ensuite, à trois ou quatre, de nombreux voyages qu’on met sur pied nous-mêmes, des creusets d’amitié, trois fois l’Indonésie, deux fois l’Asie centrale et le Yémen, l’Arménie, la Géorgie, l’Iran, la Chine et quelques autres en Europe et dans le nord de l’Amérique, à quêter la magnificence des textiles et des patrimoines, à tenter d’approcher les mystères des cultures. Avec à chaque fois le bonheur en partage avec ceux qui nous accueillent, une petite mosaïque de la planète en soi qui se dessine, la globalisation galopante et la dissolution de ces cultures devant nous, que peut-être on favorise sans le savoir. Et des béances de plus en plus marquées dans ce vécu des territoires. Cet immense paquebot qui s’amarre à Istanbul et déverse ses milliers d’occupants à Sainte-Sophie, comme une vague inondante qui ne respecte plus rien de la terre où elle roule. Ou bien cette phrase lue à la fondation Tun Jugah, à Kuching au Sarawak, qui pourtant cherche à sauver la culture iban : “ Maintenant il faut tisser des pua pour les touristes ”. Les pua kumbu, les tissus sacrés, vecteurs de l’âme du peuple iban, en quête de marché ! Comme si l’argent et la marchandisation allaient sauver l’âme !… Comme si le sacré pouvait se transférer d’un coup de dollars à celui qui achète. Bien d’autres fêlures au cours de ces voyages, mais la sensation malgré tout, innocente peut-être (nous avons aussi acheté des pua au Sarawak), que le jeu en valait la chandelle, et que rendre compte, prolonger, écrire, exposer… c’était aussi à l’unisson du monde enrichir, même modestement, une humanité commune.

Il me semblait avoir peu de points communs avec la foule sortie du bateau à Istanbul, ou bien d’autres, avides de selfies, de petits tours et puis s’en vont… Voyageurs ou touristes ? “ Tout le monde est d’accord pour condamner ces touristes qui sont l’archétype même du tourisme de masse, celui qu’on moque et qu’on méprise, celui qui justifie qu’on est différent et que le tourisme que l’on fait est bien respectueux de l’environnement et des bonnes mœurs. Celui qui nous donne bonne conscience et qui justifie que l’on se considère comme un touriste irréprochable ou, mieux encore, comme un voyageur vertueux. ” (1 → p. 144)
De fait, et on le sait mieux depuis quelque temps, nous touchons les limites de notre monde fini. Or “ notre société est obligée de se développer économiquement et technologiquement pour subsister ”. (1 → p. 116). Et le tourisme est un fer de lance de la croissance : “ il est une industrie transformant le monde dans sa globalité en produit à consommer ” (1 → p. 19). Et s’il faut insister pour bien faire comprendre : “ Le tourisme transforme toute réalité et tout sentiment réellement vécus en simple curiosité et, tout au plus, en émotion stimulée par sa mise en vitrine. ” (1 → p.31).

Il n’y a plus d’âme en ce monde, ou tellement peu. La mise en argent réduit l’épaisseur des vies, leurs densités, à l’instant photographique, image parmi des milliards noyée dans les réseaux. Comment prend-on conscience qu’on agit, quoiqu’on fasse, comme une sorte de prédateur des peuples démunis, ceux justement les plus loin de notre richesse, et qui ont encore en eux une grandeur d’âme dont on les dépossède lentement ? Et ce qui crée l’angoisse, c’est l’absence d’un autre possible, dont on ne voit se dessiner aucun contour. Comment définir – et mettre en œuvre – la non croissance, ensemble pour les milliards d’humains sur la planète ? Comment se résoudre à rester presque immobiles, comme avant, il y a moins de deux siècles ?

(1) Les citations de cet article sont extraites de : Henri Mora, Désastres Touristiques, L’Échappée, 2022.

Écriture le 09/09/22