Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Nous sommes en août 1970, à visiter cette maison qui va devenir nôtre.

À l’angle de la façade et du pignon qui donne sur le chemin, une « anguille » comme on dit ici, court sur toute la hauteur, petite béance de quelques centimètres, le mur de façade se décolle, et je m’aperçois qu’il penche vers l’avant. “ Les murs travaillent ici, dit Élie le propriétaire qui nous accueille, c’est l’argile ”. Et Maître P., le notaire, d’ajouter : “ Des Parisiens sont venus visiter il y a quinze jours, mais ça leur a fait peur ”. Honnête, l’homme de lois… On se fait expliquer : pas de fondations aux murs, le sous-sol argileux, la terre l’été qui se comprime, et se dilate à la saison pluvieuse. On hésite. “ Oh ! Vous savez, on peut bien vivre avec ”, ajoute Élie. Et le cadre enchanteur de cette maison à même les arbres et l’espace pèse plus dans la balance. Une semaine plus tard, on dort ici. On se dit que l’anguille et l’argile seront sages.

Deux mois plus tard, le maçon qui refait la couverture encastre une grosse ferraille à angle droit dans le mur de façade et celui du pignon, sur plusieurs mètres. Il rebouche l’anguille. Ça tient depuis cinquante ans. Puis c’est le forgeron du bourg, qui prépare des croix en fer épais, avec un trou au milieu. Une grosse tige y passe, aux bouts filetés, qui traverse la maison. “  On appelle ça des tirants, ça va contenir les murs. ”

Près de quinze ans plus tard, quand on construit en façade la véranda, le surplomb du mur s’est un peu accentué. On construit trois contreforts en pierres, qu’on encastre, avec de bonnes fondations. Du temps passe, de petites zébrures apparaissent parfois sur les enduits des murs, un millimètre, puis deux, qu’on rebouche de temps à autre, les murs continuent de travailler, ils se déplacent sans bruit, dialoguant avec le sol qui les soutient, avec ses faiblesses.

Dans la partie est de la maison, l’ancienne grange avait été construite en pierres, en 1939, en murs de trente-cinq centimètres d’épaisseur seulement, au lieu de cinquante habituellement. Les maçons là encore refont tout un angle, fondations, murs en parpaings, et nous construisons un contre-mur accolé en pierres. Puis ce sera il y a quelques années le mur nord, sur plus de douze mètres de long.

Mais le réchauffement climatique impose au sol des alternances de compression et de dilatation de plus en plus marquées, et les fissures se multiplient, pesant parfois sur les cadres des portes qu’il faut changer. Cette maison a traversé plus de deux siècles sans trop d’encombres, et nous nous inquiétons désormais de sa survie. Combien de temps les murs vont-ils encore travailler à leur propre destruction ?

Écriture le 07/08/23

Le jardin cette année a donné fruits et légumes comme rarement, depuis cinquante ans que nous travaillons cette parcelle de terre devant la maison.

Chaleur et sécheresse intenses pourtant, dont nous avons tenté de limiter les effets par l’arrosage. Les quelques orages ont rempli nos cuves d’eau de pluie. Peu de fraises, peu de framboises – les plants souffrent trop du réchauffement – mais une profusion de prunes, de pêches, de pommes, de raisin. Et une quantité de haricots verts, de tomates, de pommes de terre, de potimarrons… les carottes d’hiver et les poireaux sont encore à venir. Nous avons préparé des conserves – plus de quatre-vingt bocaux – des compotes, des confitures. Et les pommes et le raisin ont nourri l’extracteur de jus.

Le jardin est une longue patience d’efforts et de temps consacrée à la terre, à ce qui pousse. Nous avons appris depuis cinquante ans qu’on ne maîtrisait rien, qu’il fallait accepter les aléas, que les efforts intenses parfois ne produisaient rien. La faute aux gels de printemps, à l’excès de chaud, aux parasites parfois, à la sécheresse surtout. Mais quand on récolte, quand on fait ses repas de ce que donne le jardin, c’est un immense bonheur qui rayonne entre nous, sans que j’en sache le pourquoi à ce point, comme si ce cycle végétal nous apprenait la communion intense avec l’univers entier, à partir d’une petite parcelle, à partir de quelques fruitiers.

Et le temps qui va – celui de l’humanité qui saccage allègrement cette terre nourricière – nous apprend la précarité. Quand les saisons maintenant nous comblent à ce point, on sait que c’est en quelque sorte un sursis, comme des moments radieux qui échappent encore au désastre. Et celui-ci, qui plane sur nous, qui rôde sans qu’on ait prise sur lui, nous faits devenir modestes, humbles, et malgré tout presque confiants d’avoir pu encore participer à ce chant fertile et ce dialogue, depuis des millénaires, entre les gestes des hommes et cette terre qui se laisse brasser, remuer – et soudain cela germe et grandit, cela fait nourriture.
Si chaque puissant de ce monde – ou qui se croit tel – cultivait lui-même un peu de jardin, de ses mains, est-ce qu’il comprendrait l’appel silencieux, désespéré, des plantes, des arbres ? L’évidence de l’avenir du monde est au cœur du jardin, dont tous les puissants se moquent, occupés qu’ils sont à leur domination. L’évidence de cette communauté, entre la terre et nous, première et qui devrait faire primauté.

Écriture le 11/09/23