Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Voussure du portail
Foussais
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Jérôme Baschet est un historien, d’abord médiéviste, qui a longtemps travaillé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Il a étudié l’iconographie médiévale, la civilisation féodale  et s’est aussi penché sur l’art roman, à travers une étude des églises d’Auvergne avec quelques collègues.

Les historiens, à la question de la naissance du capitalisme, n’apportent pas de réponse unique, ni même sur sa définition. Le présent livre élargit le champ de vision et d’interrogation au rapport du capitalisme à l’ensemble de l’histoire humaine, comme l’annonce l’introduction :

Le caractère très récent du capitalisme, son absence de nécessité historique, son étrangeté aux devenirs propres de presque tous les peuples du monde, en un mot son exceptionnalité : tout cela n’est pas sans incidence sur notre saisie de l’histoire. Et c’est particulièrement vrai au moment où cette exceptionnalité du capitalisme se manifeste dans toute son ampleur, au point de mettre en péril l’habitabilité de la Terre et de créer un risque existentiel pour l’espèce humaine. → p. 20

Exception du capitalisme ? Dans aucune autre société dans l’histoire, “ l’économie n’avait émergé comme sphère autonome ” → p.21

Feuilletons le livre, à l’aide de citations que nous tenterons d’articuler, sans pour autant en analyser tout le déroulé. L’auteur fait d’abord une analyse fouillée des études déjà réalisées sur le sujet, et de ces grandes divergences d’appréciation de l’histoire du capitalisme. Comparant l’évolution de la Chine et de l’Europe, il situe

dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le moment crucial de la rupture avec les sociétés traditionnelles et le grand basculement capitaliste qui en est l’autre face. → p. 50

Et il note, quelques pages plus loin, que c’est le moment aussi

où, pour la première fois dans l’histoire, l’égoïsme est pleinement assumé comme une vertu et devient même, sous l’espèce de la recherche de l’intérêt individuel, la valeur cardinale et le principe recteur du monde social. → p. 55

À partir de la fin du XVIIIe siècle,

le capitalisme impose, à une échelle planétaire inédite, un régime de production, une logique sociale et une norme anthropologique qui n’ont rien de commun avec tout ce qui avait existé jusqu’alors. → p. 64-65

C’est à ce même moment qu’émerge la notion de religion,

comme croyance individuelle librement choisie, qui rompt de manière radicale avec la structuration ecclésiale de la société, jusque-là dominante. → p. 65

Se posent alors les questions du pourquoi et des acteurs. L’auteur s’insurge contre ceux qui laissent

entendre que la formation du capitalisme est l’aboutissement naturel de toute tendance à l’essor productif et commercial. Au contraire, une approche non linéaire de l’histoire devrait plutôt considérer que l’émergence du capitalisme n’est en aucune façon le destin inéluctable des sociétés humaines. → p. 89

Plutôt que de récuser toute spécificité de l’Europe, il conviendrait de rendre compte de la singularité de sa trajectoire, puisqu’il s’agit de la seule “ civilisation ” qui ait imposé sa domination à (presque) toutes les autres. → p. 90

Le constat de l’hégémonie européenne doit certes exclure toute idée de supériorité en valeur, mais la nier serait ne pas affronter la question cruciale “ Pourquoi l’Europe ? ”. Jérôme Baschet détaille ensuite ce qu’il nomme la “ dynamique féodo-ecclésiale ” et l’universalisme chrétien, pour conclure :

Au total, on peut soutenir que l’universalisme chrétien a joué un rôle majeur dans la première expansion de l’Europe et que l’Église a contribué de manière décisive à l’instauration d’une emprise coloniale durable sur le continent américain… → p. 103

Mais l’essor du capitalisme ne s’appuie pas que sur la conquête. L’auteur convoque les travaux éclairants de Philippe Descola sur le passage d’une ontologie analogiste1, qu’on retrouve en Europe au Moyen Âge, au naturalisme qui prévaut à partir du XVIIe siècle. C’est une rupture totale dans la vision du monde :

En effet, dès lors que la Nature est identifiée à la seule dimension matérielle, devenant ce monde physique dont le spirituel s’est entièrement retiré, alors il n’y a plus de place pour une idée de la Création dans laquelle pourrait être déchiffrée l’intention du Créateur ni pour la moindre imbrication du matériel et du spirituel. […] La Nature est ce monde sans Dieu, débarrassé de toute dimension sensible et de toute intervention du spirituel, bientôt offert aux appétits de savoir de la nouvelle science naissante. → p. 111-112

La question cruciale serait de comprendre pourquoi ce changement radical et brutal ne se produit qu’en Europe, ce qui ouvre selon l’auteur à tout un champ de recherches. Il donne toutefois quelques indications : c’est seulement dans l’Occident chrétien latin qu’émerge, à partir du XIIe siècle et de la réforme grégorienne, une “ Église dissociée du pouvoir politique ”, ce qui n’est pas le cas à Byzance ni dans le monde islamique.

Le livre revient alors sur ce qu’il faut entendre par capital et capitalisme :

On qualifiera de capital, au sens élémentaire du terme, une somme d’argent investie en vue d’obtenir davantage d’argent. […] Mais cela ne suffit en aucun cas pour parler de capitalisme, entendu comme mode de production, comme ensemble de rapports rendant possible l’activité productive… → p. 140

Et donc, bien des sociétés non capitalistes ont réalisé des activités impliquant du capital. Mais :

Entre l’essor des activités du capital dans les sociétés non capitalistes et l’affirmation du capitalisme proprement dit, il y a un saut considérable, qui ne procède d’aucune nécessité et qui exige l’entrée en scène d’autres facteurs que le seul développement de ces activités. → p. 171

Parmi ces facteurs, Jérôme Baschet pointe la conjonction de l’industrialisation et de l’emprise coloniale que l’Occident développe au XIXe siècle. Ainsi a-t-on pu dépasser des limites jusque-là infranchies,

donnant lieu pendant deux siècles à des cycles de croissance d’une ampleur inédite, soutenu par la fiction d’une accumulation potentiellement illimitée. → p. 172

Au total, un livre stimulant, où l’approche historique offre au temps présent et à nos consciences de quoi se nourrir et réfléchir.

1 L’analogisme prend acte de la segmentation générale des composantes du monde, mais nourrit l’espoir de tisser tous ces éléments entre eux, pour rendre une apparence de continuité. La ressemblance dans ce tissage est le moyen espéré de rendre le monde intelligible et supportable. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Folio, 2005, p. 351 sq.

Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? • De la société féodale au monde de l’Économie, Crise & Critique, 2024

Écriture le 22/08/24

J’ai commencé de brasser la terre du jardin, il y a deux jours, dans l’humidité encore grande de cette terre lourde, avec qui je dialogue depuis cinquante ans.

À chaque année qui vient, il faut griffer, creuser et bêcher un peu – juste un peu – cette terre compacte et les restes de l’engrais vert semé en septembre. Un peu plus loin, un envol de vanneaux, dans un nuage léger, signait le bonheur de vivre.

Le jardin nous arrime à la terre, aux aléas du temps qu’il fait, au climat qu’on voit changer au rythme qui s’accentue. Le jardin nous murmure qu’on ne maîtrise pas la terre, ni le temps, ni cette évolution folle que les humains ont mise en branle et qu’ils ne peuvent plus arrêter.

À une centaine de mètres du jardin, sur l’autre versenne, on continue de déverser des poisons dans le sol, régulièrement. Cela fait un brouillard léger dans la lumière. On espère à chaque fois que le vent porte dans l’autre sens. On ne mesure pas l’étendue des dommages, pour le vivant du sol, pour nous-mêmes, pour le monde. On ne sait rien, sauf ce rendement comme la valeur suprême. Qui pourtant ne suffit plus à la précarité paysanne, qui la dépossède, l’oblige à l’exil d’elle-même.

Il faudrait que la terre partout soit comme un jardin, qu’on y porte attention pour les générations qui viennent. Rien de tout cela. Seulement le modèle triomphant d’une économie globalisée, chaotique, incohérente, qui lamine les petites gens, les paysans comme celles et ceux des jardins. Toutes celles et ceux qui regardent le désastre venir dans l’impuissance de leurs mains.

Il faudrait de nouvelles oriflammes, une nouvelle foi, des confiances et des chemins renouvelés… nous n’avons que l’immensité médiatique des résonances vides. Nous nous accrochons, tous, aux jardins, aux plantes qui poussent encore, aux fleurs qui font la lumière nouvelle, celle qui fait du bien aux corps, un moment. Il faudrait une mobilisation, non pour réarmer quoi que ce soit – les armes, c’est toujours la mort, mais pour assembler, tisser, expliquer vraiment. Il faudrait du temps, de ce temps qui coûte trop cher désormais. Les jardins sont condamnés à survivre sans bruit, dans le reflux d’espérance, dans l’attente des malheurs à venir.

Écriture le 02/02/24