Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Voussure du portail
Foussais
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Cette sensation d’abord peut-être d’une présence qui nimbe les jours, celle des visages bien sûr, mais aussi des lieux, des paysages d’humanité. Et que cette présence se nourrit d’une mémoire grande, celle des lointains de l’espace et du temps, celle des traces précaires, les œuvres, les images…

Rien ne limite au fond ce qu’on croit être le vivant. C’est notre regard sur le monde qui le nomme ainsi. Partout, là où j’ai marché, regardé, tressé des échanges, aimé… cette profonde évidence – ce qui est avant ou au-delà de la certitude même – qui fait résonner le corps et la pensée d’un même mouvement et qui, de chemins en chemins, tisse entre soi et l’autre, entre soi et le monde, comme une enveloppe si douce de sens, parfois déchirée mais qu’on recoud sans cesse. Vivant, ce qu’on se sait pas mais qu’on éprouve, ce qui fait tenir, dans les proximités multiples des jours.


Tissu du regard vivifié par les mots, les paroles s’enchevêtrent, elles maintiennent l’acceptation de vivre dans le proche de chacun, dans son histoire. Elle disent que malgré tous les désastres, le fil reste possible, qui agrège, corps et regards qui nous accompagnent.


Mais dans ces temps de maintenant, cette évidence même des liens premiers s’éloigne, laissant apparaître comme de grands pans d’humanité dévastée, où seules désormais prolifèrent d’immenses machines lancées pour elles-mêmes dans des courses folles, dont on sait qu’elles saccagent et vont détruire la cohérence ténue qui fait vivre, de la diversité des histoires et des espaces humains à ce dialogue précaire avec le végétal et l’animal que l’humanité a développé depuis le Néolithique.
On trouvera donc dans ces chemins des fragments de vie et d’inquiétude, des instants d’avant et d’aujourd’hui, entre le bonheur d’écrire et l’angoisse du devenir, entre ce qu’on recherche du chant qui apaise et la mesure de l’impuissance, entre ce qu’on a cru comprendre et le secret cruellement solitaire de toute écriture.

 

Dans les articles de ce blog, certains titres font référence à un premier village, et d’autres à un second village. Le premier est celui où j’ai passé mon enfance et la prime jeunesse, au cœur du Pays de Retz, entre la Loire et le lac de Grand Lieu, tout proche aujourd’hui de Nantes. J’y retourne régulièrement et j’y reste très attaché. Le second, au cœur des Vals de Saintonge, est celui où je vis depuis presque cinquante ans, entre lumière des jours et jardin nourricier.


Rémy Prin, l’auteur de ces Chemins, est suffisamment présent sur ce site de Parole & Patrimoine, pour que toute présentation s’avère inutile.

Automne 2021

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Les amis de Québec nous avaient dit “ Nous irons en Charlevoix, c’est une région si belle... ” Suffit-il de la beauté pour se souvenir ?

Qu’est-ce qui nous marque, d’une manière si dense qu’après plus de quarante ans on se souvienne encore des instants, de la quiétude d’exception, de la lumière ? Je tente à grand-peine d’assembler des fragments de mémoire qui s’échappent, de les articuler, d’en refaire une histoire de son début à la fin.

Mais l’effort reste vain. De ce jour, j’ai gardé des images. Certaines dans des lieux, comme cette exposition à Baie Saint Paul, où je revois de grandes œuvres aux murs que je crois textiles, mais sans être assuré qu’elles le soient. L’espace de ces salles me baigne encore, mais l’espace seul. D’autres sont des images diffuses, comme cette sensation de lumière si particulière, fine, aiguë, qui se disperse sur toutes choses, du lointain des paysages lavés de brume – et des hauteurs on devine le grand fleuve peuplant le monde – aux moindres détails que la lumière révèle vraiment, comme ces touffes d’arbustes qui ne savent pas grandir, où l’on cueille à pleines mains les bleuets.

Était-ce au parc des Grands Jardins que nous avions marché, dans la presque nudité de la fraîcheur des pierres, une sorte de poussée minimale de la végétation qui faisait pressentir l’hiver. Mais il y avait ces touffes aux fruits comme nos myrtilles, d’un bleu indéfinissable qui aiguisait le désir. Sitôt cueillis, ces bleuets nous comblaient de saveurs, et c’était la fraîcheur en nous, à peine acide de la terre longtemps durcie par le froid. Dans ce parcours de hauteur en hauteur et d’un étang à l’autre, on marchait vers l’origine, sur un itinéraire des premières nourritures de la nature. Cette image-là, des bleuets ramassés, juste goûtés, pour fugace qu’elle soit, s’est agrégée comme un puits d’écriture sans fond où je pourrais m’étancher des heures.

Je me souviens des noms aussi, Les Éboulements, le Cap aux Oies, certains associés à des paysages comme cette descente vers Saint-Joseph de la Rive, d’autres qui restent des mots seuls, en guirlande dans la tête, incertains, mais dont la musique m’attache à ce jour sans équivoque. On sait parfois pourquoi on se souvient : à Saint-Joseph de la Rive, il y a une boulangerie – une pâtisserie ? – qui vend des tartes aux bleuets. Je revois encore en détail la tarte et ses dizaines de bleuets cuits dans la pâte, luisants de sucre, devenus un peu violets, et qu’on dégustera tout à l’heure.

Ce sera avec des amis de nos amis qui ont une maison près du fleuve. D’où nous sommes attablés, dehors, dans le bonheur de l’été fragile d’ici, nous devinons l’Isle aux Coudres, dont on dit qu’elle fut nommée par Jacques Cartier – coudres comme l’arbuste qui y pousse, qui deviendra le coudrier, puis le noisetier. Nous goûtons la tarte aux bleuets avec lenteur, avec délices, fondus dans les couleurs exceptionnelles de cet endroit. Notre hôte enseigne à l’université Laval, à Québec. Nous parlons de la langue de France, du temps de l’histoire. Il est avide, comme tous ici, de ses origines, des lieux racines de sa famille en France. “ C’est à Nanteuil en Vallée, en Charente. ” — “ Mais c’est tout près de chez nous ! ” La tarte aux bleuets scelle cette promesse qu’en rentrant, nous irons à Nanteuil, pour la mémoire, pour le jalon d’amitié de ce jour. Et l’amitié fait les images plus intenses, elle recoud le temps, de la tarte aux bleuets, des siècles et des générations qui ont vécu de chaque côté de l’océan, elle tisse ces liens ténus des mots, encore.

Nous sommes allés à Nanteuil, nous avons visité les ruines de l’abbaye romane, acheté une carte postale dans la toute petite boutique. J’ai dit “ C’est pour envoyer au Québec ”, j’ai raconté un peu l’histoire. La dame émue m’a répondu : “ Mais il en vient ici, des Québécois, ils cherchent leurs sources... ”

C’était cela sans doute se souvenir, garder des sources, de celles qui font d’un ruisseau, rivières et fleuves, sautant d’une part de la terre à l’autre, dans l’exactitude de la lumière aimée qui garde à jamais les images.


En 1986

Écriture le 14/07/22

Dans cette ville tout est lisse, sédimenté en images puissantes, depuis qu'au XVe siècle on a "fait de la ville un palais".

Urbino, sur les collines des Marches, non loin de l'Adriatique, est gouvernée depuis le début du XIIIe siècle par la famille Montefeltro. Federico da Montefeltro en fait construire le palais ducal vers 1445. Fin politique, il est aussi homme de lettres, amoureux des arts et des sciences, qui fait d'Urbino un centre renommé de la Renaissance.

Tout semble conservé de ce moment de grâce de l'histoire, l'architecture, les ruelles et leurs dialogues d'ombre et de lumière, cette sorte d'arrangement des maisons – façades et toitures d'ocre et de rose – qui décline la plénitude ou si l’on veut l’acquiescement d’être au monde. Si bien que, dans les grandes salles du palais, les œuvres d’art sont comme chez elles : on est passé du couvent et du religieux au palais et à l’humanité presque insensiblement.

senigallia 1


C’est une image parmi bien d’autres qu’on aurait pu choisir pour approcher le génie de Piero della Francesca qui s’épanouit ici, à Urbino, dans cette cour raffinée ouverte à la peinture flamande de Jan Van Eyck. C’est une madone à l’enfant avec, de chaque côté un ange, l’un en bleu, l’autre en rose.

Mais peut-être faut-il commencer par le lieu de cette peinture, cet intérieur d’une maison que le tableau découpe : à gauche une porte vers peut-être un cabinet éclairé par une fenêtre aux volets ajourés, à droite une étagère au sein d’un placard avec une corbeille en osier remplie de mouchoirs. Ce lieu dit la simplicité des choses quotidiennes, dans les variations de gris-bleu, et à travers une maîtrise de la perspectives hors du commun – Piero a écrit sur les mathématiques, sur les rapports entre la géométrie et le réel, il prépare longuement ses peintures à l’avance, et son sens de la perspective s’accomplit à la fois dans les formes et les couleurs. Yves Bonnefoy dit de lui : “ Aussi empirique soit-il à tous les confins de sa science, aussi conscient de ce que le nombre peut organiser mais non retenir, il reste qu’il a pensé ce qu’il représente, et ce moment d’esprit, c’est comme un excès d’apparence qui se marque, aux dépens de la vraie présence, qui a l’invisible pour fond. ”

senigallia 2


Devant cette maîtrise de la composition du monde figuré, où le réel se fait rigueur, les personnages, s’ils gardent une solennité naturelle dans leurs postures, s’approchent d’une simple humanité. Le religieux s’invite dans l’intérieur de la demeure. Il perd de sa grandiloquence au profit d’une remarquable intériorité. Le visage de la Vierge est l’un des rendus les plus expressifs qu’a peints Piero : la douceur des variations de couleurs, le jeu subtil des transparences, les formes qui naissent de l’ombre, tout dit ici l’humble sérénité de cette femme à l’habillement presque familier. L’enfant, qui bénit de sa main droite, apparaît solide, lui aussi pétri d’humanité. Des anges, tous deux bras croisés sur la poitrine, dont émane une lumière diaphane, on reçoit les visages de douceur intense qui nous portent au-delà du genre, comme si leur beauté dépassait masculin et féminin.

senigallia 3


Le souci des détails est extrême. L’évanescence des chevelures, les bijoux et leurs jeux de lumière, le tombé des tissus et leurs drapés, les regards comme suspendus dans l’éternité, tout concourt à l’émotion retenue quand l’œil cherche à voir au plus profond.

Piero della Francesca est né vers 1415, il peint ce tableau, qui sera conservé longtemps dans l’église Santa Maria delle Grazie, à Senigallia sur les bords de l’Adriatique, vers 1478-1480, suite sans doute à une commande du gendre du duc Federico, Giovanni. Il a derrière lui alors une longue carrière de peintre, dont un extraordinaire ensemble de fresques à la basilique Saint-François d’Arezzo, l’Histoire de la Vraie Croix. Passer de la galerie des Offices à Florence où certaines de ses œuvres sont exposées, à Arezzo, puis à SanSepolcro où il est né, à Monterchi, à Pérouse et à Urbino, c’est suivre un prodigieux itinéraire de la quête de la présence dans la peinture, au fur et à mesure qu’elle cherche le réel et le cœur de l’humain.


En septembre 2014

Écriture 18 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Yves Bonnefoy, L’arrière-pays, Skira, 1972, p. 68
• Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 126-127
• Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 256-262

Dans la cour du cloître, des carrés de pelouse bordés de fleurs roses. Au centre, un arbre haut qui dépasse les murs à l’enduit presque rose aussi des bâtiments.

San Marco a gardé sa sobriété et son calme de couvent, lieu à l’écart, pour la réflexion, pour questionner ces rapports intimes de soi-même et du monde. Fra Angelico a tant peint ici qu’on en a fait un musée, où l’on a rassemblé une part de ses œuvres venues d’ailleurs. Et c’est par elles qu’on commence le parcours, presque un trop plein d’images, même si les unes et les autres sont bouleversantes de tension religieuse – on dit de ce peintre qu’il faisait sa prière avant de se mettre à peindre, chaque fois.

C’est quand on arrive à l’étage que tout se transforme. En haut de l’escalier, une Annonciation surgit de la nudité des murs. Et ce qui frappe, dans ce dialogue entre l’ange et la Vierge à l’abri sous les arcades, c’est la réalité intense, évidente, de la scène, mais une réalité comme transposée dans une essence spirituelle qui échapperait à elle-même. L’image ici force en quelque sorte le regard vers l’intérieur, vers la question en nous de ce qui nous dépasse.

Dès lors, le corps est préparé à la suite, qui est le parcours une à une des cellules des moines, avec une scène peinte à fresque dans chacune, autant d’épisodes de l’histoire du Christ. C’est en 1438 que la construction commence de ce couvent des Dominicains, et ces images dans les cellules sont faites pour les moines qui dorment, prient et méditent dans ce maigre espace. Ils y voient par une petite fenêtre l’extérieur du monde, et, à côté, cette fenêtre peinte, écho de l’ancien récit qui fonde leur croyance, dont la courbure suit la voûte réelle. Ici se joue la foi de ces gens, chacun devant une image, toujours présente devant eux des années durant, toujours inépuisable dans le mouvement du regard à quêter en elle bien plus que ce que les mots du récit peuvent apporter, toujours obsédante dans ce qu’elle ne révèle pas.

ne me touche pas 1


Nous voici donc dans la première cellule, à l’entrée de l’étage. À gauche de la lucarne sur le monde, cette image – tapis végétal, quelques arbres, une palissade, à gauche une porte dans ce qui tient peut-être d’un abri rocheux, signes qui créent comme un réel d’ailleurs, distant des personnages. C’est d’abord la femme inondée de lumière qui émeut, qui nous porte – l’élégance et le mouvement des plis, le rouge de la robe, et la stupeur incertaine de son visage. Et puis l’homme en blanc, dont on dirait qu’il danse avec elle, les pieds croisés. Leurs vêtements font sur le tapis d’herbe une corolle, un mouvement dont on cherche l’origine.

ne me touche pas 2


Lisons le récit qui décrit ce qui est peint. “ Marie-Madeleine se tenait au plus près du tombeau. Tout en pleurs, elle se penche dans le tombeau. Et elle voit deux anges en blanc, assis, l’un à la tête et l’autre aux pieds, où avait été le corps de Jésus. Ils lui disent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur dit : Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis. Sur ces mots, elle se retourne. Et elle voit Jésus qui était là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle pense que c’est le jardinier et elle lui dit : Seigneur, si tu l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. Jésus lui dit : Marie ! Elle se retourne et lui dit en hébreu : Rabbouni ! (c’est-à-dire maître). Jésus lui dit : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père1... ”

ne me touche pas 3


Voilà, c’est un homme vivant après sa mort que la femme finit par reconnaître, et c’est pourtant un jardinier, la houe sur l’épaule. La femme tend les mains, elle voudrait toucher, perdue entre le doute et l’évidence de son regard. Les mains s’approchent, mais il reste le vide dans la continuité du monde, l’homme n’est que le signe tangible de l’invisible – est-ce la foi ou le regard qui le rend si réel, si lui-même ? – les chairs ne se rencontrent pas, seule la lumière inonde la robe rouge, ce rouge qui est aussi celui des fleurs au sol et des marques des clous aux pieds de l’homme. Qu’est-ce qui se joue, dans la peinture, entre ces deux visages, ces deux regards, comme un amour éperdu de cette exigence surhumaine de voir l’invisible, de reconnaître l’absolue primauté du vivant, malgré les traces du sang répandues ?

L’image suit à la lettre le réel des mots, mais rien n’est réel en elle, la femme et l’homme et leur décor sont des chemins de réflexion. L’image cherche autrement que les mots la précarité du mystère, ou si l’on veut la béance de la foi. L’image rend perceptible la dimension cachée du visible.

Cette scène a été peinte vers 1440. Fra Angelico, le frère Ange qui s’appelait à l’origine Guido di Piero, est né vers 1400 et s’est formé très tôt à la peinture dans un atelier de Florence, avant d’entrer chez les Dominicains, passé l’âge de vingt ans. Maîtrise très singulière des couleurs, de la mise en scène de l’espace, d’une sorte de réel de l’illusion… Mais, bien plus que ces qualités et d’autres réunies, son art creuse, à travers des images éthérées, limpides, au plus profond des interrogations humaines.

1 Évangile de Jean, VIII, 11-17.


En septembre 2014

Écriture 8 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Magnolia Scudieri, Les fresques de Fra Angelico à San Marco, Giunti, 2010, p. 46-49
• Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Champs Flammarion, 1995, p. 28-32 et 280-281

Dans la Galerie des Offices, c'est le cœur de la foule, le fourmillement des grands musées du monde.

Au-delà de la transparence des vitres, l'image du Ponte Vecchio, les rives de l'Arno, les maisons douces et les clochers qui les dépassent. La ville réelle reste proche mais c'est ailleurs. Nous sommes entrés dans le temple de la culture, des richesses de la mémoire humaine à foison mais bien rangées, déplacées de leur cadre de vie, isolées pour elles-mêmes. Je revois les fresques aux murs des églises, à ceux des palais comme à Sienne, ou encore les chapiteaux romans à Sant'Antimo dans le silence de l'abbaye, partout où les images sont de plein pied avec leur contexte d'émergence, avec leur déclinaison du vivant. Et c'est comme une douleur que cette coupure culturelle, cet enclavement de l'art à l'abri, réservé, parqué.

badia giotto 1


Il faut se défaire de l'ambiance, isoler l’œuvre, ou la relier dans le cheminement à d'autres, vues juste avant ou qu'on va découvrir juste après, dans ce modèle de lecture qu'on appelle l'histoire de l'art, cette invention de l'Occident quand il a compris que l'art pouvait être au service de l'économie. Nous allons d'une salle à l'autre, nous tentons de prendre le temps, de garder le regard vierge. Comment s'ouvrir à tout, comment toujours recommencer dans la nudité, quand les siècles de peinture s'amoncellent en peu de minutes ? On ne tient pas le temps au cœur de soi.

badia giotto 2


Après et avant bien d'autres regards, il y a ces cinq panneaux assemblés, dont la forme même semble protéger les personnages en buste qui sont peints au-dessous. Chacun son abri comme un toit, une sorte de rythme, de solennité, tous de face au devant d'un fond d'or. Et de loin, les couleurs douces des vêtements et des visages qui se lèvent. On ne peut voir l'image que dans le temps de l'approche, le corps se penche vers les personnages. Au centre, la Vierge à l'enfant, on reconnaît à sa gauche saint Pierre avec ses clés et de l'autre côté saint Jean dont on déchiffre le nom sur la paroi peinte. On saura, en lisant le cartel, que celui à la crosse est saint Nicolas, et celui en robe de bure saint Benoît. On voit aussi, au-dessus, des petits médaillons avec des anges. On approche de l'image, on sait qu'on n'a fait que planter le décor, qu'aller vers elle, l'image, sans la voir encore.

badia giotto 3


Alors, on regarde l'une après l'autre les figures, et singulièrement leurs visages car d'eux naît, du moins le pressent-on, le mystère de cette peinture. Extraordinaire légèreté tissée de l'ombre et de la lumière, chacun si singulier dans son modelé inventé, mais tellement pétri de la réalité. À voir Jean le jeune homme, ou la jeune femme à ses côtés, on a l'impression qu'ils nous convient l'un après l'autre dans une sorte d'espace intime que leur douceur aurait capté. Et que c'est cela la peinture, comme un surplus de présence offert au partage. Même l'austère visage du moine Benoît montre l'inexprimable de la bienveillance. Mais tous disent aussi l'exigence du regard devant eux, qu'il faut se défaire de soi pour entrer dans cette intimité de l'image qui seule met en chemin vers l'ailleurs.

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Giotto peint ce polyptyque pour l'église de la Badia à Florence vers 1300, il a trente-trois ans. Vingt ans plus tôt, la légende dit que Cimabue remarqua ses dons et le prit comme élève. En 1300, porté par l'élan franciscain, il a déjà œuvré à la basilique d'Assise, et bientôt il créera son chef-d’œuvre, à la chapelle des Scrovegni à Padoue, toute couverte de fresques. L'élève aura largement dépassé le maître, il sera devenu le "meilleur peintre du monde", écrit Boccace l'écrivain vers 1350. Il aura révolutionné l'image, inventé ce regard de l'âme en quête éperdue de la réalité du monde.


En septembre 2014

Écriture 6 mai 2022


Source bibliographique : Francesca Flores d'Arçais, Giotto, Citadelles et Mazenod, 1996, notamment p. 114-119

C'est le matin, et comme si souvent en Toscane, la ville est calme, nous allons d'un site à l'autre dans la profusion des édifices, et des images en eux.

C'est comme le bonheur, des nourritures pour cheminer en soi ou des couleurs ou des lumières mêlées. On marche dans l'enchantement des rues, la ville est légère, accordée au soleil fraîchement levé. Bientôt une petite place, quelques arbres, des gravillons, et l'église à la façade romane de San Domenico. Campanile asymétrique, tout petit porche, on entre.

La clarté dans la nef, une impression de nudité malgré les fresques, et dans l'instant, au fond, devant l'autel, l'imposante croix suspendue dans l'espace comme souvent dans la région, qui naît à peine de l'ombre, dans le contre-jour du chevet. On ne sait jamais ce qui émerge de l'image quand les yeux qui s’accommodent à la lumière la perçoivent d'abord, on ne sait jamais comment se fait l'approche du regard.

L'image est là, soudain, présence qui vous emplit. Sans qu'on décèle ce qui vraiment vous prend, vous emmène, sans qu'on suppose même un chemin. L'image est là, ce grand corps élégant, ondulant dans la mort, cloué sur la croix, qui vous happe. On a vu, ces jours, des dizaines de crucifixions, rien n'est nouveau dans la scène et parfois l'on passe, attentifs, dans une sorte de courtoisie polie, et rien n'arrête dans l'image le mouvement des corps. Mais là, la présence, inexpliquée, devant laquelle tout soi-même se rive.

Croix arezzo 1

C'est un corps d'homme que l'on voit d'abord, aux muscles encore si gonflés du vivant. Et l’œil remonte au visage reposant sur l'épaule, regard éteint, courbes des traits fermés dans l'indécision, repos ou mort. De ces traits, la douleur qui sourd, qui court du visage vers le tronc, vers les membres. Et tout auprès les boucles paisibles des cheveux comme la mémoire de la vie en allée. On s'approche, on scrute au plus près dans l'agrandi de l'image la masse des chairs, on voit les striures si fines des coups de pinceaux qui créent les reliefs et les ombres, qui font gonfler les formes leur donnant une précarité fluide, comme une affirmation de l'essentiel qu'un simple souffle pourrait éteindre.

Croix arezzo 2

La puissance de l'image vous traverse, et c'est comme une éternité qui vous laisse vite au bord de vous-même. L’œil se raccroche alors à ce qui reste dans l'image à découvrir encore : cet arrière-plan aux motifs comme une étoffe ouvragée dans la rigueur d'une répétition inépuisable, et ces tableautins qui terminent la croix, la Vierge en douleur à gauche, l'Éternel qui bénit en haut et saint Jean à droite - la douleur de l'humanité dans la mort aux prises avec l'éternité. Là aussi, nous cherchons le détail, le contraste entre la douceur infinie des regards et des peaux offerts au continu de la lumière, et les structures affirmées des vêtements, fragmentés, hachurés presque. L’œil s'accroche à des parcours multiples dans l'image, il voudrait la résoudre, la circonscrire, empêcher qu'elle submerge, soi et monde.

Croix arezzo 3

Cette œuvre est la plus ancienne qui nous soit parvenue de Cimabue, vers 1265. Cimabue, dont Fillipo Villani, un chroniqueur florentin écrit à la fin du XIVe siècle qu'il a, le premier, "rappelé l'art de la peinture à la ressemblance de la nature", est pétri de la manière grecque de peindre comme on dit alors, c'est-à-dire byzantine, manière étroitement centrée sur l'art de l'icône. Il va mettre en question ce modèle, libérer l'image d'une sorte de sécheresse, y introduire l'expression d'une humanité sensible. L'image est là, désormais, offrant le mystère et le tragique de ce qu'elle révèle, offrant ce qu'on ne peut nommer vraiment.

En septembre 2014

Écriture 5 mai 2022

Source bibliographique : Luciano Bellosi, Cimabue, Actes Sud / Motta, 1998, notamment p. 39-45

Nous étions arrivés ici d'une traite depuis la Saintonge, dans l'épuisement de la route de fin d'été.

C'étaient quelques maisons sur les hauteurs, et dans la ruelle du hameau on devinait déjà le fin délié de l'élégance, une sorte de lumière qui brillait de l'intérieur du paysage. C'était à l'écart, quelque part entre Florence et Sienne. D'où nous étions, les collines striées des vignes, les rangs de cyprès bordant les allées, les verts multipliés, de l'affirmation proche de la couleur jusqu'au presque gris des oliviers.

On peut décrire la Toscane, les petits villages au loin dans la brume des collines, les tuiles douces qui semblent dire l'éternité du monde, et derrière les lignes d'horizons d'autres lignes encore, plus incertaines, presque voilées. On peut décrire mais on n'épuise rien, on touche à peine du regard l'essentiel, ou du moins ce qu'on croit tel, qui passe derrière les courbes, les couleurs.

Sait-on jamais ce qui fait le sens d'un pays ? Non pas une voie intérieure où aller que le chemin qu'on emprunte nous indiquerait, mais ce qui tient d'un accord parfait comme l'amour, que la terre et les hommes auraient façonné si longtemps. Et cet accord qu'on ne sait pas fait l'évidence. On ne s'étonne pas de la lumière qui envahit le cœur, ni que ces terres furent un berceau pour l'image, tant il suffit d'un regard sur telle alignée des vignes, sur tel pan de mur touché de biais par le soleil, ou sur tel visage de femme sur la place sortant de l'ombre, pour comprendre que ce qu'on voit est comme une mise au monde qui dépasse d'emblée l'expérience de voir.

On comprend ces générations de peintres qui ont traqué derrière cette vision sa cohérence, c'est-à-dire peut-être cette totalité fluide qui tient du bonheur régulier des jours et de l'exception. Comme si l'au-delà de l'image restait simple, à portée de regard mais hors de portée des corps. Nous irons voir dans ces jours ces images des peintres, dans les musées, les églises, les bâtiments des villes. Toutes nous sembleront écloses de cette cohérence-là, de cette certitude immense des paysages, que les génies des peintres auront su lire, extraire d'eux-mêmes, et qu'ils auront offertes au monde, fascinés, presque innocents de cette sublime découverte que leurs images, qu'ils voulaient proches de la réalité, la débordaient de partout, nous indiquant comme à suivre l'inépuisable.

Écriture 3 mai 2022

C’est de l’autre côté de la maison, sa parcelle de jardin qu’il bêche à la main, dans la patience.

Quand il fait chaud, il enlève sa casquette parfois pour essuyer la sueur, et son visage alors semble celui d’un autre. Comme toujours, on vit par les images sans le savoir. Un geste, et ce qu’on croit l’identité s’éloigne. Pour lui, c’est caquette, moustache, visage raviné, buriné, et la silhouette grande.

Il s’arrête, nous parle de sa sœur, qui vit là-bas, plus au Sud, et de ses bois taillis d’ici. “ Elle voudrait bien s’en débarrasser maintenant, elle n’en fera plus rien... ” Le visage s’ouvre en sourire, il sait qu’on se chauffe au bois, on cause, on prend le temps, comme à témoin, il va parler à sa sœur, on va faire affaire. “ Il vaut mieux s’en servir, les bois, on ne les coupe que tous les trente ans. C’est une fois dans une vie, parfois deux. ” Dans un hiver ou deux, nous irons couper les chênes, faire les stères. “ C’est tout près d’ici, dans la Chagnasse... ”

C’est un jour de printemps, il a repris sa bêche. Je me dis qu’il témoigne des saisons, que sa lenteur défie le temps, dans l’humilité de ce qu’il fait pousser. Signe d’humanité dans le paysage, d’un voisinage doux, il m’est proche et lointain à la fois, comme si sa présence marquait les jours en pointillés rares, mais essentiels.
“ – Avez-vous semé vos haricots ?
– Pas encore, mais on le fait vendredi. Quand on les sème le Vendredi Saint, ça pousse toujours, ils ne gèlent jamais.
– Ah ! Ici, on dit qu’il ne faut pas jardiner le Vendredi Saint, ça fait saigner la terre. ”

On le regarde, un peu désemparés, on lui dit que dans le pays nantais d’où l’on vient, c’est ce vendredi-là que les gens sèment les haricots… Nous rions tous ensemble, de la précarité des traditions, chacun dans son cadre de vie, sa croyance un peu désuète mais qui fait accepter les tribulations du réel.

Il va peupler lui aussi nos premières années dans ce village, nous donnant par fragments les fils du temps, les gestes qui nous apprivoisent, qui font que nous sommes chez nous, ici, avec lui et les autres, différents mais acceptés. Vie du village bienveillante, car tous nous savons les instants fragiles, et le difficile de vivre à même la terre, et sa grandeur aussi. Tout est à nu ici, les jardins révèlent tout de l’âme de ceux qui rendent leur terre meuble. Dans le jardin, on s’occupe du monde, dans l’abnégation du temps, des saisons auxquelles on se confronte, toujours changées et toujours semblables. Et nos corps vieillissent lentement sur la terre.

Quand il s’est agi de donner des noms aux ruelles de ce village, l’impasse qui mène à sa maison a pris son nom, Jollier, avec une faute d’écriture. La seule personne d'ici nommée pour les générations à venir. Même si, pour nous, les voisins, c’était le père Jolliet.

Écriture 4/06/22

Ces chemins du vivant croisent l’écriture, notamment poétique, l’approche des images et du textile, la rencontre des œuvres, et la trame du temps.

Ce n’est pas que tout se mélange mais plutôt que tout se tient, que chaque facette du monde, ou de nos récits sur elle, font écho à bien d’autres. Et que la vie, c’est la traversée de ces champs de relations, traversée qui se fait, de temps à autre, éclairante.

J’ai déjà, ailleurs, mentionné et rendu hommage à l’œuvre de Tim Ingold1, cet anthropologue écossais encore trop peu connu en France, qui relie inlassablement nature et culture, objet et sujet, imaginaire et réel, ou encore humain et non humain comme dans son dernier livre traduit, Machiavel chez les babouins. Le sous-titre en éclaire le propos : pour une anthropologie au-delà de l’humain. Je ne vais pas ici faire une critique de l’ouvrage, mais tenter de commenter et d’éclairer son dernier chapitre, Au-delà de l’art et de la technologie : une anthropologie du savoir-faire.

Tim Ingold débute son chapitre par une réflexion comparée de l’art et de la technologie, que la pensée moderne continue d’opposer, “ comme s’ils correspondaient à des domaines à certains égards antithétiques ” → p.207. Cette opposition, qui ne date que d’un siècle environ, contredit pourtant l’origine des mots : le latin ars et le grec tekhné “ signifiaient plus ou moins la même chose, c’est-à-dire le savoir-faire associé à une activité artisanale ” → p. 208. Mais une lente évolution a rendu les éléments d’intelligence de l’activité artisanale de plus en plus abstraits, les séparant des gestes du corps. Le savoir et le faire se sont peu à peu disjoints.

“ Cette déchéance de l’artisanat, réduit à l’exécution purement technique ou mécanique de séquences opérationnelles prédéterminées, est allée de pair avec la valorisation de l’art comme exercice créatif de l’imagination. Par conséquent, l’artiste a radicalement tourné le dos à l’artisan, et l’œuvre d’art à l’artefact. ” → p. 209

“ L’action technique produit mécaniquement des résultats ; l’art communique des idées. ” → p. 212

Dès lors, la réflexion anthropologique sur l’art a largement dominé celle consacrée à la technologie. La technologie est l’affaire des ingénieurs,

“ L’art, au contraire, s’inscrit dans un contexte social et incarne des significations culturelles. ” → p. 214

C’est ce fossé que Ingold met en question, cette “ idée que l’art flotterait dans le royaume éthéré de la signification symbolique, au-dessus du monde physique ” → p. 215. Et son développement est passionnant.


Il commence par interpréter finement le savoir-faire. L’artisan cordonnier par exemple, ne fait pas qu’utiliser ses outils de découpe, il les met en usage, dans une “ synergie gestuelle entre l’humain, l’outil et le matériau ” → p. 217. Le savoir-faire requiert la présence et l’action de l’artisan, “ inséparablement corps et esprit ” → p. 219, mais dans un système de relations avec le matériau, l’environnement… Dès lors, ce que l’artisan fait “ aux choses se fonde sur un lien attentif et perceptuel avec elles ” → p. 219. Le geste s’adapte en fonction du ressenti de l’action précédente. D’où la problématique de l’apprentissage et de la transmission du savoir-faire. Il ne suffit pas d’acquiescer à des procédures :

“ La clé de l’imitation réside dans la coordination intime du mouvement de l’attention du novice avec le mouvement de son corps dans le monde ” → p. 221.

Et c’est la même chose pour la fabrication même : le produit n’est pas déjà existant dans l’idée, ou le bâtiment dans le plan de l’architecte. C’est l’activité même de fabriquer ou de construire, au sein de toutes ces relations de complexité, qui fait émerger l’objet.


Puis Tim Ingold détaille la fabrication des sacs de corde chez les Telefol, une ethnie de quelques milliers de personnes en Nouvelle Guinée. Ce sac, le bilum, est un accessoire utilisé au quotidien, fabriqué avec une technique de bouclage d’une cordelette végétale. Ce sont les femmes qui filent les cordelettes et ensuite les assemblent, dans un ensemble de gestes du corps que les Telefol comparent au flux d’une rivière.

L’apprentissage des petites filles “ ne procède pas de la transmission intergénérationnelle de règles ou de formules, fussent-elles implicites, mais d’un processus de redécouverte accompagnée, au cours duquel le rôle des artisanes expérimentées consiste à préparer le contexte qui permettra aux novices de développer leurs compétences ” → p. 226

Il faut que la novice apprenne à sentir les mouvements de l’intérieur de soi, en dépassant leur apparence, pour que ses mains se déplacent “ aussi aisément que l’eau vive ” → p. 227. Et ceci se fait par un affinage progressif de ses mouvements et de ce qu’elle en perçoit, et pas par l’acquisition de règles ou de représentations, d’ailleurs bien difficiles à formuler pour ces techniques de nouage. Or, ce mode d’apprentissage “ corporel ” aboutit à une transmission complète du savoir-faire : les novices Telefol apprennent à faire exactement comme leurs mères. Et bien entendu, le talent d’avoir “ des mains qui filent comme l’eau ” n’est pas inné, mais acquis.


Pour faire comparaison à cette fabrication du bilum chez les Telefol, Ingold prend ensuite l’exemple “ du tisserin mâle, dont le nid exige les nœuds et les boucles les plus complexes ” → p.232. Le nid de ces oiseaux est fait de longues bandes de feuilles entrecroisées comme un tissage régulier, mais qui sont maintenues par diverses mailles et attaches qui ont été répertoriées par les chercheurs. Le tisserin “ utilise son bec exactement comme une aiguille à coudre et à repriser ” → p. 233.
Là aussi, la pratique est au cœur de l’acquisition. Dès leur jeune âge, les tisserins passent beaucoup de temps à manipuler “ des objets de toutes sortes avec leur bec ” → p. 233. Et si on les prive de cette pratique, ils ne sauront plus ensuite construire des nids.

“ Remuer des matériaux de nidification potentiels est aussi essentiel à la formation du tisserin que les premières tentatives de cardage et de filage à celle des petites Telefol ” → p. 233.

Un nid réussi nécessite, de la part de l’oiseau, une capacité “ à ajuster ses mouvements avec une délicate précision, en fonction de l’évolution de la forme de sa construction ” → p. 235. Autrement dit, lui aussi acquiert une sorte de jugement, de ressenti dans son processus de confection du nid.


Qu’est-ce qui est inné, qu’est-ce qui est acquis ?

“ Il n’y a pas plus de sens à ramener le comportement du tisserin à un programme génétique que celui de la femme qui fabrique un bilum à un programme culturel. Selon toute vraisemblance, l’artisane a à l’esprit une idée de la forme finale de sa construction ; le tisserin, presque certainement pas. Mais dans un cas comme dans l’autre […] ce n’est pas une conception prédéfinie mais la pratique de mouvements réguliers et répétés qui génère la forme ” → p. 236.

Le savoir-faire de l’oiseau, comme celui de l’humain, se développe au cours de sa jeunesse. Le bouclage chez les Telefol est d’évidence une compétence acquise, “ mais on pourrait dire la même chose des compétences du tisserin – comme de toute compétence humaine ou non humaine ” → p. 237. Quelle est la différence des compétences des femmes Telefol et des tisserins ? Tim Ingold avoue ne pas le savoir. Si différence il y a, elle réside dans le langage et ses capacités de “ connexions métaphoriques ” :

“ Si les oiseaux étaient humains, ils diraient d’un bon tisserand que son bec “ vole ”, tout comme les Telefol disent de l’artisane adroite que ses mains “ filent avec le courant ” → p. 238.

Autrement dit, les humains tissent leurs expériences dans des récits, à travers leur parole, ils brodent des motifs de plus en plus complexes, “ ce que les anthropologues nomment ordinairement culture. ” → p. 238. Les animaux n’ont pas cette capacité-là, mais le langage qui nous est propre garde-t-il cohérence avec le processus d’acquisition du savoir-faire ? Tim Ingold termine ce chapitre par cette phrase tellement pertinente :

“ Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame même du tissage ” → p. 239.

Jamais nous ne devrions oublier cet appel à l’humilité, ce rappel que nous créons au sein même du vivant, avec lui dans un dialogue incessant, et que tisser le monde est absolument antinomique avec le vouloir de lui imposer quelque signification symbolique. Or nous sommes encore bien loin de cette pratique, seule vraiment écologique.

1 Notamment dans le livre Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021.


Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali éd., 2021

Écriture le 20/10/22

L’homme est petit, râblé. De la casquette, des mèches de cheveux blanchis depuis tant d’années disent le temps de ce corps rivé à la terre aussi loin que porte la mémoire.

Il marche en se balançant, à cause des douleurs sans doute, il rit un peu “ c’est dur dans l’âge, avec les os... ” De l’autre côté de sa maison, le cerisier, les pommiers et quelques bâtiments maintenant désaffectés, que le vent l’hiver fouette et dépèce lentement.

Figures de la lenteur dans la vieillesse, qu’ai-je gardé de vous, quelles images font encore des traces fertiles ? La petite silhouette penchée vers la terre, le peu des paroles mais dans la bienveillance toujours, la sensation d’être encore aux gestes du jardin, à puiser dans le sol quelque sève pour égayer le visage, pour peindre un peu plus clair le paysage.

Un jour, à quelque distance du village, on marche, et le voilà dans sa très vieille auto qui nous dépasse, bientôt quitte le chemin et s’en va cahotant jusqu’au bas du champ. Il tourne autour de l’arbre immense, il revient, s’arrête “ j’étais à voir les noix, il y en aura... ”

Qu’ai-je gardé de vous ? Quelques instants de connivence au long d’une vie, mais tellement denses qu’on croit à travers eux à l’humanité radieuse, tissée de ce bonheur impalpable des êtres ensemble, au-delà d’eux-mêmes. Qu’ai-je gardé ? “ Ah ! J’allais chez vous, me dit-il quand on se croise au détour de la maison, voilà... ” et il me tend un vieux sac fripé empli de fèves. “ C’est du jardin… Vous les aimez, à la croque au sel, hein ? ” Qu’y a-t-il derrière les mots simples, le balancement du corps dans l’échange ? On ne sait pas vraiment ce que dit l’enracinement ou le voisinage, et la lenteur si calme des jours partagés. On ne sait rien de ce temps rempli, sauf que l’on se sent comme assumé de soi-même.

Un autre jour, il cogne à la porte. “ Comme vous êtes bien là, face aux champs… voilà des grenades, elles ont bien mûri cette année. ” On prend les fruits, du seul grenadier du village, dans sa cour. On remercie. “ Oh ! Ce n’est rien... ” Je repense à l’Arménie, à ce fruit du bonheur là-bas. Je n’ose pas lui raconter, ce fruit comme un bienfait du monde.

C’est quelque temps plus tard, il est un peu malade, il entre à l’hôpital. “ En rentrant, je vais mettre mon ail... ” Mais il ne revient pas, il quitte la terre et la magie heureuse des jardins. Il allait avoir cent ans. Peut-on dire que les instants volés à la folie du monde aident à vivre ? Qu’ils font croire à la transmission du vivant comme un rempart à toutes les terreurs ? Je m’aperçois que je ne savais même pas son prénom. Pour tous, c’était le père S.

Écriture 2/06/22

Le temps lointain
que la mémoire garde vague après vague

l'hiver je suis devant le feu
je scrute les mystères des braises
j'attends la vie qui ne vient pas encore.

Au printemps, devant la rue
assis sur les marches à guetter les nuages blancs
qui s'effilochent
et je me dis que les jours toujours
seront ainsi insaisissables
toujours les nuages en vie qui s'en va

Je me dis que la vie n'est rien
que ces moments en allés toujours
qu'on peine à voir dans l'instant,
un peu de la lumière, un peu du vent
et ce qui reste dans le souvenir
qu'on pourrait presque toucher comme un corps

L'été nous allions dans les prés
chercher l'air plus transparent
les pousses plus sauvages
et je guettais dans les sourires
des autres l'approbation
de ce qui faisait vie entre nous,
un vol d'oiseau à contre-jour,
le balancement prodigieux des arbres sous le vent,
tout ce qui fait le murmure audible du monde
et qu'on agrippe à peine dans ce qui passe

Le temps lointain s'est resserré
je puise en lui la main fébrile
il se donne généreux comme jamais
les couleurs de l'enfance sont bien plus vives
elles fondent la douleur, le bonheur,
elles s'écrivent sur nos sourires d'alors
sur nos jeux inventés
quand tout se donne

Comment dire la permanence des murmures
au long des vies rien ne reste
à part ces effluves en soi
fragments improbables qu'on voudrait donner
tant et tant
la vie qu'on ne sait pas
nos corps plongés
dans la durée, tant et tant,
ce qui s'arrêtera
un jour d'une saison un peu plus fraîche

Comment rendre à ceux que j'ai aimés
un peu de la lumière, du vent dans la mémoire,
tant et tant,
du bonheur des saisons avec eux vécu
sans trop savoir
l'essentiel qui nous traversait.

Écriture 16 avril 2022

Je regarde la cour. Et le jardin qui la prolonge. Et plus loin, les champs où les céréales bientôt vont grandir. Que passe-t-il entre les mots, de la présence, du tissage de la vie, qui dépassent ce qu’ils décrivent ?

Les mots – le jardin notre terre brassée depuis tant d’années, le frêne plusieurs fois centenaire et dont les jours qui s’allongent gonflent les bourgeons, les nuages en dentelle qui font leur danse dans le soleil.
Je regarde cela, les mots nomment la vie qui nous enlace, qu’on ne peut tenir, qui nous traverse et puis s’en va.

Sait-on seulement si les mots nous aident à partager le monde, et même à le décrire dans ce qui serait peu ou prou son identité ? Si la peine d’écrire nous assure de quelque solidité – l’affirmation de la maison comme une éternité, le rituel des saisons et la terre ameublie sous tes efforts ?

Entre les mots, je cherche ce qui coule presque à mon insu pour l’offrir à tout va, comme une profusion contre l’absurdité, je cherche ce qui peut naître d’humanité, le filet fragile qui nous ferait dignes de la vie. Dignes de ce tissage entre nous qui coud la rumeur du monde à ce qui est un peu plus que nous-mêmes. Entre les mots je guette ce qui vient d’eux et ce qui les dépasse, leurs sens et leurs musiques, leur élégance. Et l’aptitude qu’ils ont à se dépasser l’un dans l’autre, à révéler qu’à chanter ensemble, ils chantent plus qu’eux-mêmes, et plus même que leur rapport à la terre.

On ne sait rien des mots vraiment, il faut sans doute longtemps les écouter, apprendre leur patience et l’incertitude de ce qu’ils nomment. Rien n’est jamais vraiment certain dans ce qu’on écrit du monde. On ne sait rien de lui tout à fait, ni de la précarité des mots, ni de ce qu’ils suscitent en nous. Cette soif de l’amour absolu qu’on voudrait tant dévoiler par les mots, même à peine, même en lambeaux. Juste dans le regard d’un enfant, la totalité de la confiance en ses années. Juste pour échapper à l’innommable, à la cruauté des uns sur les autres qui fait la force.

C’est la lumière de mars et tes mains sur la terre, les fleurs sur les étendues d’herbe et dans les branches des futurs fruits. Les mots du vivant régénérés encore, malgré le peu d’attention qu’on lui porte. Entre eux, ce qui n’est pas tout à fait une promesse, ou les bribes d’une parole, entre eux, ce qui se tient, qu’on ne peut pas comprendre autrement qu’en se livrant à leur écoute.

Écriture 15 mars 2022

Je roule avec mon cousin, nous sommes partis ce matin, nous avons passé Niort. Chacun sa mobylette comme on dit alors, les sacoches pleines et les bagages à l’arrière.

Mon cousin a quinze ans et moi un an de moins. Une carte pour l’itinéraire, à l’écart des trop grandes routes. Le premier après-midi, nous sommes à Angoulême, dans un camping à l’orée de la ville où nous montons la petite tente pour la nuit. Trois cents kilomètres en une journée, autant dire le bout du monde, l’au-delà des frontières de nos vacances, l’aventure à pleins paysages. Le lendemain, nous voici à Gourdon dans le Lot, là où nous avons décidé de passer quelques jours, tous deux avides de découvrir ce paisible gros village, mais aussi les premiers causses où l’on pédale pour aider le moteur qui peine, Reilhaguet, Roc-Amadour, Gramat…

Je suis ivre de l’air, des cultures que l’on voit, des alignées du ciel au loin, des horizons nouveaux. Voyage dans un bout de la France où tout est neuf à l’œil, où tout nous appartient. Peut-être parce que nous avons tout imaginé de ce modeste périple, nous pressentons que l’univers se dévoile autrement, rien que pour nous-mêmes. Et il nous comble, tant l’air et la lumière sont habités, traversés de tous nos espoirs au sortir de l’enfance.

Cela fait plus de soixante ans. Et je me demande si j’ai depuis senti la liberté – ou le bonheur de l’air si l’on veut – à ce point m’emplir et me donner le souffle de vivre. Comme si le simple regard, dénoué de toute attache, livrait un monde à labourer intensément, qu’on savait inépuisable, et où l’on allait de merveille en merveille. Je n’ai jamais su comment ces moments arrivaient, quelles conditions les faisaient éclore.

J’ai compris plus tard qu’il y fallait de la rencontre et des échanges pacifiés – mon cousin était d’abord le confident, et je ne me souviens de nulle compétition entre nous. Qu’il y fallait aussi être à l’écart des jours habituels, se défaire de l’enveloppe qu’ils font sur nous-mêmes, faire place nette pour de nouvelles visions, de nouveaux gestes. Qu’il fallait s’oublier, pour mieux renaître au monde. Mais ce que j’ai compris est peu, en regard de ce foudroiement de l’instant qui nimbe nos vies autrement, laissant apparaître la terre et les chemins comme apprivoisés, en quelque sorte ouvertes à un regard d’un autre ordre, où l’humanité, à même la terre, serait radieuse et simple, et bienveillante, et libérée de toute entrave.

Cela fait plus de soixante ans. Sait-on jamais si ce qu’on tisse dans le temps est au niveau de la prime jeunesse ? Si l’on a été fidèle à ce qui nous a fondé, et si, dans le même mouvement, on s’est ouvert à l’inconnu suffisamment pour agréger encore des intensités nouvelles, rendre ce monde un peu plus habitable même très modestement dans le partage de ce qu’on découvre ?

Mon cousin est mort quatre ans plus tard, à Brest, dans un accident de voiture. J’étais étudiant à Lille et loin de lui pour son dernier voyage. Peut-on faire deuil alors de sa jeunesse, des moments lumineux, de la grande respiration du monde dont nos corps s’étaient emplis ? Je me souviens avoir pleuré dans la ville froide, je me souviens des murs gris de la ville. Je me souviens du froid, longtemps.

Je suis retourné quelques fois depuis, dans ces pays du Quercy, vers Gramat, vers Souillac. J’y ai guetté des étincelles de vie, qui ne sont jamais revenues semblables. D’autres se sont incarnées, douces aussi, mais la mémoire filtre le temps sous ses couches d’alluvions. Rien comme ce grand embrasement de boire l’air et le monde dense et doux l’un comme l’autre, et de sentir en soi les promesses du vivant, innombrables, fertiles, nous traversant de leurs transparences et nous délivrant des peurs.

En 1961

 Écriture 1er mars 2022

Bien des fois, je me suis interrogé sur cette filiation, au moins étymologique, entre texte et textile.

C’est ce dernier mot – textile – nous disent les dictionnaires, qui est à l’origine du mot texte. Le latin textus dérive de texere (tisser). Les entrelacements du tissage fondent ceux des mots et des phrases.

Il n’y a pourtant pas de relations immédiates entre la gestuelle du tissage et celle de l’écriture. Celle-ci incarne la pensée sur un support, le papier ou l’écran aujourd’hui, dans un jaillissement où la linéarité vécue du temps est essentielle, à la pensée comme à sa traduction écrite. Le texte naît d’une continuité, certes avec des arrêts, des ruptures, plus comme l’image d’un fil qui se constitue que d’un tissu – mais ce pourrait être tout autant un flux d’eau qui coule, ou bien un trait de crayon ou de pinceau qui laisse trace et qu’on prolonge.

Il y a bien la scansion des lignes de l’écriture, qui font écho à celles des duites, ces passages des fils de trame au travers de la chaîne sur le métier à tisser. Ligne à ligne, fil à fil. Mais si la disposition spatiale se ressemble, le fil de trame s’étend dans le tissu semblable à lui-même, quand les mots se différencient sans cesse, dans leur graphies, dans leur sens, dans leur rythme. Là encore, le rapprochement semble précaire.

Sans doute faut-il creuser plus profond. Texere renvoie à la fabrique d’un tissu, mais aussi à l’entrelacement non seulement des fils pour faire la toile, mais de tous matériaux, de tout ce qui s’entrecroise. Et l’origine du mot latin, bien qu’incertaine, pourrait être une racine indo-européenne désignant le travail du charpentier. La tradition grecque d’ailleurs, rappelle cette parenté, à travers la figure d’Athéna, déesse du tissage et des charpentes1. Dès lors, le modèle fondateur se révèle être celui des matériaux qu’on assemble, de cela qu’on connecte ou relie, pour faire émerger une totalité différente : un tissu, une charpente entière ou un texte. Et cette totalité est d’une autre nature que les simples matériaux – fils, poutres, mots – qui la constituent. Si le tissu, le texte, la charpente sont bien différents l’un de l’autre, ce qui les rapproche, c’est le processus qui les fait émerger.

Et ce processus, ce savoir-faire, est des plus singuliers. Il gère de la complexité et ne peut se contenter pour réussir de règles préétablies. On apprend à tisser ou à écrire, certes par imitation, certes en intégrant les règles d’une grammaire spécifique, mais aussi, mais d’abord, en pratiquant, en répétant les dialogues avec les éléments qu’on assemble, et en situant la totalité qu’on produit dans un contexte de signification. Chemin précaire et lent, à l’écoute attentive du monde tout autant que de soi-même, et sans que l’ego prenne le pas sur le monde.

Il est remarquable que les langues très anciennes aient rassemblé sous le même vocable cette approche de la création complexe. Et certainement on gagnerait à mieux en reconnaître aujourd’hui la portée. L’anthropologue Tim Ingold, dans un livre récemment traduit en français, après avoir longuement analysé la fabrique des sacs de corde par les femmes de l’ethnie Telefol de la Nouvelle-Guinée, conclut son développement par ces propos :

“ Tisser ensemble en un récit les fils d’action et de perception qui correspondent à diverses tâches et situations – voilà qui en fait, si on veut, la compétence des compétences. Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame mêmes du tissage2. ”

1 Voir Rémy Prin, Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021, p. 50.
2 Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali, 2021, p. 239.

Écriture 17/02/22

Quand c’est la nuit contre la nuit, le corps se tend,
le corps s’agrippe à lui-même, il cherche dans l’ombre

la clé de l’introuvable, comme l’ange qui passait, dit-on,
sur le devant des yeux pour dissoudre les terreurs de l’enfance

Quand c’est la nuit le temps cogne partout
il déchire les chairs ou le cerveau, sait-on,
sans laisser traces des lacérations ailleurs qu’en la mémoire.
C’est comme les jours gris de fin d’hiver, qui durent
bien au-delà du raisonnable, ainsi la nuit
dans l’épouvante de l’insaisissable

Près de moi ton souffle régulier
je voudrais tant qu’il m’apaise, qu’il me berce
comme le vent courant les collines la nuit
fermait les yeux et l’ange était passé.
C’était bien autrefois,
dans l’assurance d’avoir les jours à pétrir devant soi,
quand naît dans le corps la conscience du temps compté.

On ne sait comment change en soi le regard sur le monde,
et sur soi tout au milieu de lui
soudain les couleurs qui vacillent
et les gestes mal assurés qu’on découvre,
les mains indécises dans l’écriture des mots
toutes les phrases inachevées des jours

C’est la nuit, je suis habité par le jour
je guette ce qui pourrait m’emmener vers l’abandon de soi
vers cela qui répare les douleurs
recoud les gestes à eux-mêmes
pour qu’ils éclairent un peu le monde

Quand c’est la nuit contre la nuit, rien n’est pareil
il n’y a plus le murmure des corps parmi le paysage
ni les sourires qui transfigurent,
rendent le temps malléable, la parole un peu féconde,
seule cette quête éperdue d’une issue
sans qu’on la devine,
le corps dans l’ombre qui chercherait la rédemption
qui ne la voit pas à portée de ses doigts.

Écriture 4 février 2022

On part de la maison. Quelques pas, et la grande corolle des branches, au-dessus de nos têtes, qui se sont rejointes pour les bienfaits de l’ombre d’été.

Et l’ancien puits à gauche, l’un des deux points d’eau du village, où l’on puise encore, avec les voisins, dans les années de sécheresse, pour l’arrosage.

Et puis, tout à côté, le souvenir d’un grand tilleul argenté, qui avait été frappé par la foudre quelque temps avant que nous arrivions ici. Le tronc fendu, il s’en était réchappé vaillamment, avant que le paysan, quelques années plus tard, l’abatte pour faire à son champ gagner quelques mètres carrés. Champ qu’il laissera bientôt en jachère… Mais le végétal sait parfois résister, ici en bordure du champ, sur quelques dizaines de mètres, une palisse a grandi, de frênes surtout, qui protège du vent et fait l’ombre quand on passe.

Nous avons marché cent mètres peut-être, et c’est un autre monde, la terre paysanne écrite saison à saison, les champs qu’on cultive et les abords qu’on laisse, qu’on laisse vivre un peu, s’ils n’empiètent pas trop. Nous sommes sur cet étroit chemin qui, il y a plus de cinquante ans, avait été goudronné une fois, dans l’euphorie du remembrement. Aujourd’hui, seules les pierres apparaissent où passent les roues, avec, au milieu, une grande pousse d’herbe que les employés de la commune viennent faucher au printemps. Rares roues de tracteurs, de voitures, le chemin ne dessert que les parcelles qui le bordent.

Voilà, nous sommes au pied de la colline, le chemin monte maintenant, si peu, peut-être quinze mètres en hauteur, à peine de quoi s’essouffler même à marche rapide. Il n’y a plus de palisses, plus aucun arbre, seulement ces grandes pièces de terre – plusieurs dizaines d’hectares – cultivées d’orge, de blé, de tournesol, parfois de colza. Et depuis peu, des vignes qu’on plante, le marché du cognac en Asie aidant.
Cent mètres de montée à peu près, et le chemin tourne à droite et continue plus doucement sa pente. C’est là où l’on s’arrête pour une pause, depuis plus de cinquante ans et les milliers de fois où nous sommes venus là. On se retourne, et tout a changé du paysage, le corps maintenant découvre l’espace, il baigne dans l’air et les lignes lointaines et douces qui font l’horizon qu’avant on n’imaginait même pas. Du plus près au plus loin, notre maison, celles des voisins, que les arbres pour partie enveloppent, et puis la trouée qui découvre le bourg et son église romane, et puis les rebords des autres collines, le village de Paradis, celui de Mortafond plus loin, et plus loin encore sur son mamelon, le bourg de Fontaine. On se tourne un peu vers le Nord, les bois taillis couvrent, de l’autre côté, la montée vers le Signal où d’autres villages encore s’égrènent à la vue sous le soleil…

Des milliers de fois, à toutes saisons, et jamais nos corps ne se sont lassés de cette vision, de ce partage en eux qui nous ont fait exister à cette terre. On montait à peine, et tout était différent dans les beautés du monde, dans la grandeur de la lumière autrement révélée. Tout était toujours semblable et tout changeait, des petites fleurs bleues et blanches en touffes sur les talus de février, dont je n’ai jamais su le nom, à l’élégance sombre des cardères de fin d’automne. Nous nous sommes nourris de ces modestes riens, nous savions bien que ce n’étaient ni les fleurs, ni parfois les oreilles du lièvre qui détalait devant nous, qui avaient de l’importance. Mais seulement notre regard ensemble sur eux, comme des marqueurs de nos journées, de notre vie lentement déroulée, qu’on regardait aussi de là-haut, quand on s’arrêtait pour la pause, pour voir encore, et la terre, et nous-mêmes.

Un jour il y a des années, du haut du chemin, on voit en contrebas des monticules de terre, en lisière d’une parcelle. On descend. On s’approche. Est-ce le soc du paysan qui a remonté quelque amas de pierres ? La terre excavée laisse voir les fondements d’un bâtiment – une villa gallo-romaine diront les archéologues. Nous tentons de comprendre ces vestiges de quelques pièces à vivre peut-être. Au sol, nous ramassons un morceau d’une grossière tuile, comme un trésor.

Nous sommes émus, comme devant une tombe qu’on aurait rouverte pour découvrir quelque secret ou quelque pan lointain de la mémoire. Ainsi donc, des hommes vivaient ici, il y a deux mille ans. Quelles étaient leurs cultures, leurs familles, leurs amours… ? Ce qu’on a appris dans les livres qui soudain s’incarne et questionne. On revient plusieurs fois, quelques semaines et le chantier de fouilles est recouvert, la vie des céréales reprend ses droits. Personne ne laisse trace visible longtemps dans la terre, il faut enlever les alluvions des siècles. Deux mille ans, une centaine de générations, on ne saura jamais rien de cette chaîne humaine, à part ces traces mises au jour, retournées à la nuit. Quand nous montons sur la colline, à mesure que nous avançons dans notre propre temps, j’ai le respect de plus en plus marqué pour cette terre, ce qu’elle nous a dévoilé, d’elle et de nous, comme un amour indicible.

Écriture 13/02/22

C’est mon grand-père, penché dans l’atelier de peinture au bout de la cour. Il a déjà peint à plusieurs couches le grand panneau de bois.

Il est penché vers lui, sur la table encombrée. Il prend ses pinceaux, fins comme de petites mèches de cheveux, il mélange les couleurs. En silence. Comme une cérémonie très lente.

Je m’approche, je n’ose rien dire. Sa main gauche cale la main droite, avec laquelle il fait des traits, par petites passes. Le temps s’écoule, il reprend sans fin le même geste – de la couleur sur le pinceau, on dirait un crayon, et le trait bien droit sur le panneau blanc. Il semble comme ailleurs, concentré sur ces marques de couleurs qu’il met au monde. Bientôt je devine la première lettre, le A majuscule. Il s’arrête, sort de son cercle enchanté, semble découvrir que je suis là à l’observer. “ Il va falloir faire l’ombre maintenant, dit-il, tu vois, comme sur le modèle ”.

Il me montre la feuille de papier, bien couverte de taches de couleurs. Il y a là toutes les lettres de l’alphabet, dessinées dans l’exactitude, avec leur ombre portée. Les lettres qu’il peint – le A, puis le L – sont bien plus grandes. “ C’est juste le modèle ”. Je reste avec lui longtemps, des heures, avant que le mot ALIMENTATION ait rempli le panneau blanc. “ C’est pour Monsieur Figuères, au milieu du bourg ”. Il a lavé ses pinceaux si fins à la térébenthine, soigneusement. “ On va laisser sécher ”. Le panneau est un peu de biais, sur la table. Il range le modèle, dans une sorte de cahier.

J’ai retrouvé ce cahier il y a quelques années en vidant la maison de mes parents. En fait, un petit livre à la reliure défaite, à la couverture délabrée sur laquelle on devine encore le titre “ Matériaux & Documents d’Art Décoratif ”. Monsieur L. Labbé, l’auteur de cette trentaine de planches de lettres – Lettres Égyptiennes à biseaux, Lettres fuyantes, Lettres antiques… – écrit dans sa présentation qu’il “ a composé cet ouvrage pour donner aux Peintres de Lettres et aux Entrepreneurs de Peinture éloignés des grandes villes les modèles nécessaires à leurs travaux journaliers ”.

Toutes les planches ont été découpées du livre. Au verso de certaines, des esquisses au crayon comme “ 1949 ”, “ Bois Charbon Transport ”, “ Basket-ball ”, ou encore le chiffre 4 plusieurs fois, avec ses courbes, ses inflexions, ses pleins et ses déliés. Le modèle est usé, chargé d’éraflures, de traces de réflexion, semé de couleurs tombées là du pinceau sans doute.

Je regarde ce témoignage de pratiques qui ne sont plus. Comme nous tous, je suis constitué de ce que j’ai reçu dans l’enfance, ces gestes d’artisanat, ce rythme hors du temps, ces couleurs lentes à venir au monde, ces relations avec les voisins pour qui l’on travaille… On croit, l’âge venu, s’en affranchir, épouser son siècle comme on dit, les signes dématérialisés, les couleurs sur les écrans qui vont vite. Mais on ne sait rien du cadre fondateur qui nous fait percevoir ce qu’est un modèle à travers l’incarnation de ces lettres sur la feuille, dont on s’inspire, qu’on interprète, qu’on s’approprie…

J’ai vécu le numérique et sa myriade de logiciels comme des outils, semblables à mon insu à l’approche des lettres sur le modèle de papier. Les enfants d’aujourd’hui, immergés dans le virtuel et l’interaction, subissent d’autres gestes, d’autres paysages qui les fondent. Nous ne nous comprenons jamais qu’à demi-mot, qu’à travers des images différentes pour chacun, qu’au sein de représentations sans cesse fluctuantes et que l’on apprivoise à sa manière. Nous sommes soumis au temps, et bien plus à tout ce qu’il orchestre dans l’environnement chargé du monde.

Écriture 21 janvier 2022

 planche lettres enseigne

Deux chercheurs d’exception, deux enquêtes agrégeant l’histoire, l’anthropologie, l’archéologie, une étude fouillée des sources, qui révèlent des faces singulières de la Bible et du Coran.

Un parcours ardu, mais éclairant, perturbant mais rigoureux à travers trois de leurs livres :


(1) Thomas Römer, L’invention de Dieu, Points Histoire, 2017 [2014]
(2) Thomas Römer et Jacqueline Chabbi, Dieu de la Bible, Dieu du Coran, Seuil, 2020
(3) Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Points Essais, 2018 [2016]


Les mythes fondateurs on le sait, sont nombreux que les ethnologues du XXe siècle ont mis au jour, à force d’enquêtes dans les sociétés premières un peu partout sur la planète. Ces mythes ont forgé des cultures, pour la plupart locales et pour la plupart aujourd’hui menacées, voire éteintes déjà. Mais certains récits ont suscité des cultures de bien plus grande emprise : c’est le cas de la Bible pour l’Occident, et du Coran pour une bonne part des terres d’Orient. Ces deux paroles, à la différence des mythes, sont au cœur du temps de l’histoire et comme telles, nourries de la perception changeante des hommes à leur égard, tout en maintenant des fondements qu’une part de l’humanité a reconnus depuis des siècles.

La Bible et l’émergence d’un Dieu unique

Le récit biblique se construit progressivement sur plusieurs siècles. La première mention d’Israël, sur une stèle, date de 1210 avant notre ère.

“ Le groupe Israël est d’abord une sorte de confédération clanique et tribal. […] Le point de vue selon lequel l’Israël d’avant la monarchie aurait été constitué de douze tribus est par ailleurs une invention des auteurs bibliques des époques perse et hellénistique... ” (1) → p. 25-26

Dit autrement :

“ Les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob, représentent une construction littéraire. ” (2) → p. 62

Autre exemple de création collective, à partir certainement de traces de mémoire, la figure de Moïse :

“ Pour ma part, je ne crois guère que derrière la figure littéraire de Moïse (le Moïse présenté dans le texte biblique), il soit possible de désigner un personnage historique précis. ” (2) → p. 43

Aucune trace de cet homme ailleurs que dans la Bible. Thomas Römer traque ainsi inscriptions et documents, et cela devient passionnant de comprendre que le récit mêle des bribes de traditions, des inventions au service d’une politique et des faits réels. Et que ce façonnage dans le temps long permet d’asseoir des valeurs auxquelles vont adhérer des générations d’humains. “ La Bible est une reconstruction après coup du passé. ” (2) → p. 55

Prenons deux exemples de ce façonnage, l’éviction du féminin et la voie vers le monothéisme. D’abord donc, la “ reine du ciel ”, Ashérah, sans doute compagne de Yhwh1 au cours des premiers siècles :

“ Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIe siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le Temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne. ” (1) → p. 225

Les femmes dans le Temple tissent des robes pour Ashérah, qui apparaît comme le pilier féminin qu’on va ensuite gommer. À la fin du VIIe siècle, Josias, nouveau roi de Juda, entreprend une profonde réforme, qui inclut l’élimination d’Ashérah :

“ Josias sortit de la maison de Yhwh l’Ashérah, qu’il emporta hors de Jérusalem, vers l’oued Cédron ; il la brûla dans le Cédron et la réduisit en poussière. ” (1) → p. 265

Au-delà, on va affirmer que “ Yhwh est le (seul) dieu d’Israël et il est un. C’est-à-dire qu’il n’y a que le Yhwh de Jérusalem. ” (1) → p. 268. Soit donc, qu’il n’y a plus qu’un seul lieu de culte. Puis les Babyloniens prennent le contrôle, c’est l’exil, puis la destruction du Temple, en 587 avant notre ère. Dès lors, on va passer du Dieu un au Dieu unique. On réécrit les textes, on affirme que Yhwh a choisi Israël parmi toutes les nations, qu’il est le seul vrai Dieu et que c’est pour punir Israël qui vénérait aussi d’autres dieux qu’il a permis l’exil et la chute de Jérusalem. Ainsi s’invente le monothéisme d’Israël, dans le long temps d’un périple dont Thomas Römer dévoile avec précision toutes les étapes.

Le Coran, des tribus d’Arabie aux conquêtes des empires

Si le récit biblique ainsi produit par des siècles de vie d’Israël est lisible comme une histoire, le récit coranique, lui, “ se donne à lire comme un immense puzzle et un texte en morceaux dont chacun est censé correspondre à un moment d’oralité. ” (3) → p. 63. Il faut l’extrême érudition de Jacqueline Chabbi, sa connaissance fine de l’arabe et du terrain de l’Arabie pour nous faire comprendre que, là encore, c’est le contexte sociétal qui produit le récit en cohérence avec ce qu’il est. Contexte qui change ensuite et qui va donc changer le récit. Même si le façonnage en islam ne prendra que deux siècles à peine.

Le territoire d’éclosion n’est pas ici celui d’un royaume qui se structure, mais de l’articulation entre nomades et sédentaires dans ce pays désertique, avec en soubassement les pratiques tribales. À La Mecque, la parole révélée par l’inspiré Mohammed ne “ prend ” pas, elle est même contestée, et lui rejeté, car “ dans cette société, point de conviction sans efficacité dans l’action. ” (3) → p. 58 Il faudra l’Hégire à Médine et un “ tournant politique ” pour que la parole de l’inspiré devienne efficiente.

“ À La Mecque, le discours était sa seule arme, mais il a échoué, vaincu par la tradition patriarcale qui se moquait bien de savoir s’il y avait un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Les hommes de tribu sont des pragmatiques. Ils veulent des preuves. ” (2) → p. 206-207

Ces preuves vont leur être fournies par les butins des razzias. Après des années “ de coups de force et de négociation, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni ”. (2) → p. 207
Et au sein même des sourates du Coran, les versets s’emmêlent entre période mecquoise et médinoise, que Jacqueline Chabbi s’ingénie à discerner. Et au-delà de ces deux périodes, quand les conquêtes vont se développer, l’imaginaire tribal s’efface et un autre façonnage de la parole se développe :

“ Face aux enjeux de vie qu’il doit affronter et auxquels il cherche à répondre, le discours coranique ne peut se payer le luxe de faire de la théologie. Celle-ci ne manque évidemment pas de se développer ensuite, de manière multiforme, dans les contextes variés des empires et des royaumes d’obédience musulmane. Mais cela commence à se faire quand on est définitivement sorti de la phase où subsistaient des éléments marquants de l’imaginaire tribal. ” (2) → p. 139

La parole coranique s’instaure de manière bien différente de celle de la Bible : pas de féminin à l’origine à côté d’Allah, pas de mythe d’origine de l’humanité, mais toujours “ la représentation d’une société terrestre en action ”. (2) → p. 156 Pas de “ tables de la Loi ”, les règles coutumières de la tribu sont déjà là. Mais on retrouve des interrogations sur les personnages :

“ Il est donc plus que probable que le nom de Mohammed, si peu présent dans le Coran, est une adjonction tardive que le “ messager ” a reçue au temps des Omeyades. ” (2) → p. 198

Le façonnage concerne aussi des notions cruciales :

“ On ne peut que rester confondu devant l’ampleur prise par la notion de “ charia ” dans certains courants musulmans radicaux contemporains, eu égard à la fois à la faiblesse de son ancrage coranique et à la spécificité de son sens dans le Coran. ” (3) → p. 216

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La lecture de ces trois livres éclaire sur le parcours collectif d’élaboration des textes, à partir des événements historiques et des paroles premières. Les récits sont polis, réécrits, mélangés, au fur et à mesure du temps, en fonction des nécessités politiques notamment, jusqu’à ce qu’ils soient figés comme éléments sacrés. Il reste que ces récits ont été dans l’histoire – et le sont encore – des opérateurs puissants, fondateurs de sociétés, de croyances, de visions du monde. On pourrait s’interroger sur ce qui a constitué leur puissance, au-delà de l’adhésion mimétique initiale. L’Occident de la Bible s’est construit sur le modèle centralisé du royaume, en lien avec un Dieu unique dont on avait détruit la part féminine, mais dont la parole commençait à se dégager de la violence (Caïn tue Abel mais il est lui-même condamné, Yhwh arrête le sacrifice d’Isaac par Abraham). L’Orient du Coran s’est érigé sur le modèle tribal, mais a dû rompre avec lui :

“ Les califes abbassides, bien qu’étant tribalement apparentés à leurs prédécesseurs, ont su rapidement s’aligner sur le schéma classique des empires qui les avaient devancés... ” (3) → p.271

Pour autant, les routes du savoir de l’islam ont inventé le multiculturalisme, qu’on voudrait tant voir renaître aujourd’hui :

L’islam “ a réuni dans un même ensemble l’Orient iranien héritier de civilisations de très haute culture et le monde grec romanisé de l’Égypte et du Proche-Orient, eux aussi à la pointe de savoirs scientifiques et de la haute philosophie aristotélicienne ou néoplatonicienne. […] Cela se poursuit pendant plusieurs siècles, avec des découvertes fécondes en mathématiques, médecine et astronomie, et dans bien d’autres domaines. ” (2) → p. 235-236

Il a en quelque sorte sauvé la science, pendant que l’Occident s’oubliait sous les invasions barbares… Ces livres engagent aussi à un respect pour ces textes si humainement fertiles, chacun dans leur territoire de vécu et de pensée, ainsi qu’à des questions sur les dérives auxquelles on assiste aujourd’hui.

1 Yhwh, le tétragramme, désigne dans la Bible hébraïque le Dieu d’Israël, qu’on a transcrit plus tard en Yahvé.

 

Écriture janvier 2022

Son corps s’est un peu replié avec le temps, elle a passé le siècle maintenant mais elle marche “ encore sans canne dans la maison ”, et d’elle émane l’extrême bienveillance de celles et ceux qui ont nourri si longtemps le temps des vies.

Son visage est comme empreint toujours d’un sourire, comme si vivre c’était cela, sourire au monde, tisser des grains de lumière que le visage distribue à ceux qui viennent.

De la petite cour carrée, bordée de bâtiments qui ne servent plus depuis des années déjà, on est entrés dans la cuisine, le journal est sur la table qu’elle lit chaque jour dans l’attention aux événements, la grande horloge ancienne est arrêtée comme si le temps n’avait plus d’importance. Dans l’air, c’est comme l’apaisement des vies, les meubles simples sont là depuis toujours, on s’assied autour de la grande table et c’est comme une permanence, un repos, le calme de l’essentiel, le moment d’être ensemble. Sans trop savoir ce que cela veut dire, être ensemble, et tout ce temps vécu.

On est venus quêter dans sa mémoire, chercher des repères dans la vie d’avant, il y a plus de quatre-vingt cinq ans, quand elle était déjà jeune fille, quand le village était plus peuplé, qu’il y avait des boutiques et des commerces à profusion. On lui montre le programme retrouvé d’une fête de ce temps-là, avec plusieurs pages de réclames comme ont dit alors, qui listent justement tous ces commerces, des épiceries au maréchal-ferrant, de l’Auberge du Cheval Blanc - “ c’est là que descendaient les conducteurs de diligences ” - au marchand de cycles, à la pharmacie, à la perception… On lui demande où se trouvait chacun de ces commerces : elle a la répartie vive, elle les situe, chacun, l’un après l’autre, elle fait des gestes avec ses bras comme pour désigner le lieu exact en rapport avec le voisinage, les noms des rues, trop récents, sont de peu d’aide.

Elle vit ses souvenirs comme des images dont elle fait devant nous une guirlande, avec le bonheur gourmand de la nostalgie, elle dit qui a remplacé qui dans ces lieux dont certains n’existent plus. Et ce qui naît peu à peu, c’est l’intensité du temps d’un village, son épaisseur, ses couches multiples, pour certaines épuisées – le vétérinaire en allé, comme la perception et le notaire, pour certaines vivantes encore – l’épicerie de Margot, la pharmacie… On ne peut s’empêcher de penser au pourquoi de cet épuisement dans le temps long, mais on n’en parle pas, de peur de rompre le charme de la vieille dame dont l’énergie révèle à profusion ces images.

Sa fille, qui passe tous les jours un peu la voir, va chercher la galette saintongeaise qu’elles ont préparée - “ c’est la recette de la tante... ”. On partage le gâteau, douceur d’un temps paisible, comme au-delà de nous-mêmes. On se salue, on remercie - “ je ne vous vois pas très souvent, dit-elle en souriant ”. Elle est debout sur le seuil - “ je mange bien et je dors bien, alors... ” Je vois ses bras ridés qui dessinent encore dans l’air comme la chanson des temps d’autrefois, et cette présence de la vieillesse heureuse, qui nous éclaire soudain comme l’évidence et son mystère.

Écriture le 25/06/22

“ J’ai préparé les bois de châtaigniers, pour l’armature. On prendra peut-être du jeune frêne aussi, encore souple, et l’osier pour la garniture ”.

Élie me montre. “ Voyez, il faut refendre les bois, les choisir pour la courbure, et faire l’osier comme des lianes, pour le tressage... ” Élie me parle des paniers qu’il va faire naître, durant les soirées longues qui arrivent.

Je ne sais rien de ces gestes, j’écoute, je regarde, l’entrelacs des bois, leur incarnation en une forme exacte d’un lointain passé qui me fascine, me submerge. Élie voudrait m’apprendre, mais je sais que je n’arriverai pas. Il dit doucement : “ Personne bientôt ne fera plus cela, voyez pourtant... ” Et j’évalue l’élégance fragile de l’objet, qui peu à peu devient volume et surfaces mêlées, équilibre, poignée fine qu’il recouvre d’osier tressé. “ Pour le doux de la main... ”

Nous nous servons toujours de ces deux paniers qu’il a créés pour nous voici plus de quarante ans. Pour les légumes ou tes affaires de tricot, pour transporter le temps. Pour suivre les saisons dans la mémoire de cet homme encore près de moi.

Si je regarde aujourd’hui ces paniers, que j’éloigne d’eux la nostalgie, que je les observe comme objets en terrain neutre en quelque sorte, je ne peux m’empêcher d’admirer leur complétude, cet équilibre modeste en eux, et ce qu’ils donnent à voir de l’assemblage du monde, le frêne et l’osier, le geste des mains qui les a faits tenir ensemble pour se lever contre le vide.

Personne désormais ne fait plus cela. De tout ce qui habite nos vies ou presque, l’épaisseur du vivant s’en est allée, et ce qu’elle portait de mémoire longue et de visions du monde. Nos objets sont innombrables, tous semblables comme les machines qui les ont faites. Ils ne disent plus rien du temps, de la présence, ils nous peuplent mais c’est comme le vide, la transparence, ils n’ont plus rien à nous transmettre, on les détruit vite, à mesure que vite ils nous fatiguent.

L’objet d’autrefois forgeait du lien dès sa venue au monde, entre les hommes, entre eux et le monde, il s’inscrivait d’emblée dans les paysages et les saisons, en mesure du respect de ce qui était proche, tout autour de nous-mêmes. Nous n’avons certes pas à revenir au temps de la bougie, comme raillent certains. Mais ces jours qui viennent du pillage généralisé de la terre – et le tocsin devrait sonner sans répit pour alerter les corps et les consciences – sont-ils seulement tolérables, au regard d’un seul de ces paniers qui tissaient en plus d’eux-mêmes les fibres vivantes des communautés ?

Vers 1972

Écriture 13 janvier 2022

 

Panier Elie 

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