Laos, dans les villages du nord

De Luang Prabang, nous partons en début d’après-midi vers le Nord, à cent cinquante kilomètres, vers les villages à l’écart de la foule.

Voir des tisserandes et des tissus, a-t-on demandé à notre guide choisi de loin, en France. Sympathique, il a pris son fils avec lui, et le chauffeur. Nous longeons un temps la rivière Nam Ou, paysage de hautes collines luxuriantes, à la perspective lointaine dans les brumes.

Premier arrêt dans un village Tai Dam (Les Thai noirs). “ Voici des vers à soie... ” Juste un regard, et l’on se tourne vers la vieille tisserande, à côté, toute courbée sur son métier vieilli comme elle, qui trône dans une sorte de débarras. Chaîne noire, rayures fines du tissu, des cordes tiennent le peigne et les lames du métier, une grande épée de bois ouvre la foule, la navette porte deux bobines de fils différents. Tout semble suspendu dans un équilibre précaire, mais de cette femme, pourtant tout au bout de son âge, une telle humanité qui vient vers nous. On discute, elle ne peut plus tisser longtemps maintenant, c’est un intermédiaire qui vend ses quelques tissus à Luang Prabang. Je la regarde, gestes admirables que ses bras décharnés maîtrisent, dialogue du corps et du fil qui se sont apprivoisés depuis des décennies.

Route vers le Nord, les montagnes se découpent au loin, puis une piste durant des kilomètres et le village – c’est Ban Namay – où nous allons passer la nuit. Maisons construites sur de gros pieux fichés dans le sol, aux murs faits de simples nattes tressées. En bas, le bois qu’on range et les menues affaires à l’abri de la pluie. En haut, c’est là où l’on vit, cuisine, dort…

Dans la lumière du couchant, nous allons en promenade parmi les rizières et les parcelles cultivées dans le plat du vallon. Au bout de l’œil, les ondulations sublimes des montagnes que la lumière révèle comme un chant pacifié, profond. On s’arrête, on regarde, et c’est toute la terre qui nous berce. Quand on rentre, dans les cours, des jarres et des pots d’indigo, des écheveaux juste teints de ce bleu si singulier, et plus loin, une jeune femme filant le coton à son rouet bricolé d’une roue de vélo. À l’abri des maisons, les lourdes charpentes des métiers à tisser. Lumière qui baisse, froid qui nous couvre maintenant, nous rentrons chez ceux qui nous accueillent.

Les femmes portent des sin1, avec des bandes décorées en ikat trame, le matmii. Notre guide ne connaît pas le matmii, ni les autres ikats de l’Asie du Sud-Est. On lui explique, les réserves, la teinture, la très longue patience… Peut-on en trouver dans le village ? “ Oui, les femmes savent le faire, mais elles n’en font plus. Seulement le chok2 ”. Trop lent, le matmii, les signes de culture se dissolvent, on garde encore ce qui se tisse plus vite…

Dans la pièce de vie, les invités arrivent du village, les étrangers font l’attraction. Bientôt la salle est pleine, tout le monde est assis sur la natte au sol. Au centre, sur une petite table recouverte d’un tissu traditionnel, ce qui ressemble de loin à un sapin de Noël : des guirlandes en pointe vers le haut, avec en bas tout autour des bananes et du feuillage. Saluts et sourires qui s’entrecroisent. Un petit homme âgé aux grosses lunettes entame des incantations. C’est la fête du baci qui commence, que les laotiens nomment aussi l’appel de l’âme. Les psalmodies s’adressent aux trente-deux esprits qui veillent sur les organes du corps humain, il s’agit de rétablir l’équilibre, la paix. Toute l’assemblée s’unit avec ferveur autour des esprits, “ les bons dedans et les mauvais dehors ”, on impose les mains, tous ensemble, devant le petit autel aux guirlandes et aux bananes sacrées. À la fin, on les partage ces bananes, entre tous. Et les gens du village nous attachent des brins de coton filé main autour des poignets, à nous qui sommes leurs invités. Grande rumeur des corps qui se penchent et se mêlent. Les fils, il faut les garder trois jours au moins avant de les dénouer sans les couper, ou mieux encore, les laisser se dissoudre par le temps.

Laos autel baci

Cérémonie intensément vécue visiblement, mais avec le fond sonore et visuel de la télé qui appâte les enfants : boxe thaïlandaise, pubs, high-tech… Mélange fascinant des images du monde et du rituel, dont on voudrait qu’il ne soit pas célébré que pour les touristes. Après le repas – verdures, volaille, riz blanc – et tandis que les invités s’en vont peu à peu, les confidences de notre guide sur la corruption du pays, les élites qu’il accompagne à Luang Prabang qui ne songent qu’à se goinfrer, l’éducation très chère où les pots de vin donnent accès aux diplômes, les hommes de pouvoir qui bradent tout aux Chinois… J’écoute, triste de ce qui se désagrège, comme tant de cultures locales, à l’insu de ceux qui, encore, tentent de les prolonger.

La télé reste allumée jusqu’à l’ultime minute, devant le petit enfant dont on apprend qu’il est le fils de l’institutrice. Les femmes nous ont donné des sortes de couvre-pieds, qu’on empile couche sur couche, tant le froid de l’air des montagnes vient sur nous. Au matin, les corps se réveillent, il est cinq heures et demie, la vieille femme se lève la première, elle fait le feu, elle veille à la douceur du monde, elle jette dehors l’eau d’hier, l’eau vieillie, à même la terre.

En février 2018

Écriture le 19/11/22

1 Sin : jupe traditionnelle comme un sarong.

2 Chok: motif broché sur toute la largeur du tissu.