Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Voussure du portail
Foussais
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

La ville de Pavie est située en Lombardie, à une trentaine de kilomètres au sud de Milan. La légende tient que l’église romane Saint Michel fut fondée par l’empereur Constantin lui-même.

Après l’invasion lombarde1, au milieu du VIIe siècle, une église dédiée à l’archange Michel est avérée en ce lieu, alors capitale des barbares. Mais Pavie est détruite (44 églises rasées) par les Hongrois en 924. L’édifice qu’on voit aujourd’hui est roman, sans qu’on sache bien en déterminer la période de construction.

 Pavie facade ouest


Un coup d’œil sur l’imposante façade ouest donne à penser que les liens entre architecture et sculpture sont ici bien plus distendus que dans nombre d’édifices : les reliefs sont disposés en grande liberté, même si les portails et leurs tympans structurent l’espace mural. Cette dissémination des images se retrouve sur l’élévation sud où, à côté du portail donnant accès au transept, figure une Annonciation et une Vierge à l’enfant. Le matériau utilisé pour ces deux scènes est le marbre, d’où la bonne conservation. Cette Vierge joue avec la densité des drapés, ceux du vêtement et ceux du voile qui créent un lien subtil avec l’enfant. Son visage est aussi très singulier.

Pavie vierge à l'enfant
Mais la majorité des sculptures sont en grès, qui s’est souvent délité avec le temps. Ce qui a suscité la confection de copies de remplacement. C’est sans doute le cas de ce saint Michel terrassant le dragon, dont la facture est quelque peu sèche, mais qui affiche sur la grande façade le patronage de l’église. L’image se réfère à la tradition que rapporte La Légende Dorée : “ doit être citée la victoire que remporta saint Michel quand il chassa du ciel le dragon, c’est-à-dire Lucifer, avec toute sa suite2 ”.

Pavie Saint Michel et le Dragon 
Terminons ce petit butinage parmi les images de cette église de Pavie, par une sculpture d’un chapiteau de la crypte. Réaménagée au début du XVIIe siècle, celle-ci a néanmoins conservé une bonne part de chapiteaux du XIIe siècle. Ce petit personnage au visage un peu triste est mordu par deux serpents dragons, qui entourent aussi ses jambes et qu’il tient de ses bras. Dialogue intime de la bête et de l’humain, qu’on retrouve si souvent en nos régions du sud-ouest. D’ailleurs dans la nef de l’église, d’autres chapiteaux font penser à ce même voisinage : Samson et le lion, Caïn et Abel, Daniel dans la fosse aux lions...

Pavie chapiteau de la crypte

 

1 Source bibliographique pour cet article : Sandro Chierici, Lombardie romane, Zodiaque, 1978.

2 Jacques de Voragine, La Légende Dorée, Diane de Selliers, Vol. 2, p. 183, 2000 [vers 1260]


En septembre 2014

Écriture 14 juin 2024

C’est dans son atelier, sur les hauteurs de la maison, là où la lumière encore nimbée des montagnes entre à flot.

C’est dans une sorte de désordre une profusion d’outils, de pains de terre préparés, enveloppés, une profusion de petits personnages en train de sécher, nés de cette terre et de ses mains à lui, qui nous guide, qui nous fait traverser son monde où son imaginaire ne cesse de dialoguer avec sa mémoire d’enfance, avec la terre qu’il modèle, avec ses pensées intimes.

Il va faire cuire ses petits personnages, les rendre permanents, les pousser au-delà de la mort peut-être. Et cela dressera dans l’espace des processions humaines où les blessures sur les visages se verront à peine, où la fatigue de mener la vie jusqu’à son terme affleurera parfois. Il y en a des centaines, de ces personnages, souvent groupés, figures des efforts des hommes depuis toujours, la terre écrit le chant des anciens récits, des anciens psaumes. Il explique – Voici Abraham, et Sara, et Isaac…, il explique, et la terre devient comme une musique avec les figures tutélaires du monde. Il passe d’un groupe à l’autre, il raconte, il ne dit pas les blessures à vif qu’on voit sur les visages, ni les luttes des frêles silhouettes contre l’inéluctable. Ou peut-être est-ce simplement contre le vent qu’elles marchent à grand-peine, on ne sait jamais quand on voit une image ce qu’elle traduit de précaire, de bienheureux.

Il nous montre bientôt ses carnets de dessin, semis de traits, de courbes retracées, esquisses, et parfois l’accomplissement de l’image. Il détaille – là, la tour du village, là la Roche-Colombe… mais tout est mêlé sur la feuille, sans que l’univers figuré soit hésitant. On parcourt cet espace recréé avec enchantement, sans toujours reconnaître ce qui le constitue, mais on sait bien que c’est la musique des courbes et des traits qui compte, leur naissance, ce qui peuple la surface, comme une enfance qui remplirait sa mémoire sans fin, parce que l’humain est sans limite, qu’il sait transmettre l’impondérable des angoisses, la magnificence des certitudes.

Viennent les dessins eux-mêmes, avec leurs couleurs incertaines. La multiplication des paysages et leurs incertitudes, les formes vivantes qui les emplissent et qu’on ne découvre qu’après un long moment du regard. Les arbres et leurs feuilles dans la lumière et comme en arrière d’eux les mille matières ou signes qui font le monde, bien plus loin, comme une essentielle fondation qu’il faut chercher dans le visuel qui s’offre. Il dit encore – Là, c’est Venise. Il montre la folle miniature d’une église perdue dans l’immensité grouillante de la feuille dessinée. On a l’impression qu’il tisse l’infinité du vivant, que les traces et les couleurs lèvent à peine sous le regard l’insondable, qu’il nous invite dans l’incertitude d’un chemin qui ne finira pas, où les yeux partagés deviendraient plus fraternels.

C’est dans l’atelier, là où tout se joue dans l’aventure précaire de la création, là où tout se risque, là où la mémoire humaine inscrit des lucioles qui la dépassent. Là où peut-être face aux vents des montagnes peut s’écrire en pointillés une intime espérance.

Dans l’atelier de Frank Girard

Écriture le 09/05/24

D’une étape à l’autre en Géorgie, comment écrire la profusion de l’architecture, des reliefs sculptés, des peintures murales ?

Le patrimoine maille le territoire de façon dense, et c’est comme une récolte inépuisable croit-on, qui draine une longue période de temps. Et tout cela au cœur d’une variété de paysages peu commune. Nous sommes partis ce matin de Koutaïssi, grand centre de la partie occidentale du pays. Deux sites déjà visités, nous partons vers le nord-est par une longue route sinueuse dans la verdure des premières montagnes, passons bientôt Tkibouli, ancienne cité industrielle aux grandes avenues et façades lépreuses. Il faut monter encore, dans cette province de Ratcha, on se croirait bientôt en Auvergne dans la lumière douce, on pique-nique au bord d’un grand lac aux eaux claires.

Nikortsminda est un peu plus loin. L’église Saint-Nicolas se tient au bout d’un petit chemin qu’on monte dans le soleil et d’où l’on domine toutes les terres d’alentour. Cette église fut construite – une inscription en témoigne – en 1010-1014, par un roi nommé Bagrat III, fondateur du premier royaume unifié de Géorgie. Elle est à la fois élancée et ramassée sur elle-même, comme nombre d’édifices de cette région du monde, Arménie et Géorgie, où le signe fondateur est celui de la coupole élevée vers le ciel.

À en faire le tour, ce qui impressionne d’abord, ce sont les reliefs sculptés qui couvrent à foison les parois, murs des frontons, arcs et montants des fenêtres de la coupole. On ne peut s’empêcher de penser à notre art roman, au vu de la période de construction, mais ici tout l’extérieur est investi par les sculpteurs. Et d’abord par les images surprenantes, comme cette scène où deux anges portent le Christ sur son trône de gloire, quand il revient à la fin des temps, tandis que deux autres anges sonnent de leur cor la nouvelle, haut et fort… Tous les corps, les ailes, les vêtements sont saturés de traits et de courbes bien creusés dans la pierre, dont émergent les visages aux regards hallucinés, accentuant la prégnance profonde de l’ensemble. La scène est organisée de façon fort complexe.

nikortsminda seconde venue

On retrouve cette complexité partout sur les murs, notamment au tambour de la coupole. Les piliers des colonnettes, les moulures proéminentes des arcs sont transfigurés par des entrelacs végétaux très rigoureux, mais dont le regard s’échappe, devient mobile à saisir sans fin tous ces ornements. L’œil voyage au sein de ces motifs et quand il rencontre une image, il s’arrête, mais comprend d’emblée, par l’ornement que l’image prend en elle, que le voyage n’est jamais fini. Le dehors de l’église imprime ainsi en soi un mouvement profond, que les lointains du paysage augmentent.

nikortsminda tambour

Le dedans est entièrement couvert de fresques, réalisées au XVIe et XVIIe siècles, quand l’église fut réparée. L’effet est saisissant de l’écart entre les images de pierre du dehors et celles du dedans, et pas seulement en raison de la période de temps qui les sépare. On retrouve une sorte de vertige dans ces réseaux d’images multipliées, un peu comme dans les motifs du dehors. Les parois, les arcs, les conques et la grande coupole sont peuplés notamment de figures de princes, d’une descente de croix, de scènes de l’enfer, d’une Déisis et de thèmes de la Trinité. En haut de la coupole centrale, des anges soutiennent la grande figure centrale de la croix. Ils ont la silhouette grandement allongée, et les plis des vêtements, la courbure des ailes impriment une dynamique à cette part cruciale de l’église.

nikortsminda ange

Voilà un couple qui arrive avec le prêtre pour leur mariage. On s’esquive. Je me demande quels souvenirs d’images auront ces jeunes gens, dans leur mémoire d’amoureux. Dehors, des invités à la noce discutent, de la famille, de leur vie d’ici. Voient-ils encore cette profusion du dehors et du dedans, ce voyage inépuisable dont les images enveloppent les corps ?

En 2013

Écriture le 15/05/23