Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Voussure du portail
Foussais
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Cette sensation d’abord peut-être d’une présence qui nimbe les jours, celle des visages bien sûr, mais aussi des lieux, des paysages d’humanité. Et que cette présence se nourrit d’une mémoire grande, celle des lointains de l’espace et du temps, celle des traces précaires, les œuvres, les images…

Rien ne limite au fond ce qu’on croit être le vivant. C’est notre regard sur le monde qui le nomme ainsi. Partout, là où j’ai marché, regardé, tressé des échanges, aimé… cette profonde évidence – ce qui est avant ou au-delà de la certitude même – qui fait résonner le corps et la pensée d’un même mouvement et qui, de chemins en chemins, tisse entre soi et l’autre, entre soi et le monde, comme une enveloppe si douce de sens, parfois déchirée mais qu’on recoud sans cesse. Vivant, ce qu’on se sait pas mais qu’on éprouve, ce qui fait tenir, dans les proximités multiples des jours.


Tissu du regard vivifié par les mots, les paroles s’enchevêtrent, elles maintiennent l’acceptation de vivre dans le proche de chacun, dans son histoire. Elle disent que malgré tous les désastres, le fil reste possible, qui agrège, corps et regards qui nous accompagnent.


Mais dans ces temps de maintenant, cette évidence même des liens premiers s’éloigne, laissant apparaître comme de grands pans d’humanité dévastée, où seules désormais prolifèrent d’immenses machines lancées pour elles-mêmes dans des courses folles, dont on sait qu’elles saccagent et vont détruire la cohérence ténue qui fait vivre, de la diversité des histoires et des espaces humains à ce dialogue précaire avec le végétal et l’animal que l’humanité a développé depuis le Néolithique.
On trouvera donc dans ces chemins des fragments de vie et d’inquiétude, des instants d’avant et d’aujourd’hui, entre le bonheur d’écrire et l’angoisse du devenir, entre ce qu’on recherche du chant qui apaise et la mesure de l’impuissance, entre ce qu’on a cru comprendre et le secret cruellement solitaire de toute écriture.

 

Dans les articles de ce blog, certains titres font référence à un premier village, et d’autres à un second village. Le premier est celui où j’ai passé mon enfance et la prime jeunesse, au cœur du Pays de Retz, entre la Loire et le lac de Grand Lieu, tout proche aujourd’hui de Nantes. J’y retourne régulièrement et j’y reste très attaché. Le second, au cœur des Vals de Saintonge, est celui où je vis depuis presque cinquante ans, entre lumière des jours et jardin nourricier.


Rémy Prin, l’auteur de ces Chemins, est suffisamment présent sur ce site de Parole & Patrimoine, pour que toute présentation s’avère inutile.

Automne 2021

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On pourrait croire que les frasques et les incohérences, pour ne pas dire plus, du nouveau président des États-Unis et de son administration tiennent à sa personnalité, à son vouloir de maîtriser le monde et l’image, à créer de “ bons moments de télévision ”… bref à rajouter du chaos au chaos.

On pourrait croire que c’est une sorte d’accident de l’histoire, que c’est un mauvais moment à passer.
Mais ce qui se cristallise aujourd’hui puise des racines dans l’histoire de la mondialisation, si l’on peut dire. Le livre de Quinn Slobodian1 porte un titre un peu surfait, son écriture n’a rien a priori d’apocalyptique et son travail d’historien est calme et posé. Mais le sous-titre, le rêve d’un monde sans démocratie, semble d’emblée tout à fait approprié. Son enquête révèle comment, sur toute la planète et depuis quelques décennies, le capitalisme œuvre à s’affranchir de la régulation des états et comment ce rouleau compresseur de l’économie prend des proportions terrifiantes.

Dès la première page du livre, l’auteur cite Peter Thiel, un des gourous de l’économie numérique et de la Silicon Valley : “ Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles ” → p. 11. Ce libertarien2 notoire pense qu’il faut “ échapper à la politique sous toutes ses formes ”. → ibid. Et Slobodian ajoute :

J’utilise la métaphore de la perforation pour décrire la façon dont le capitalisme agit, en perçant des trous dans le territoire de l’État-nation, en créant des zones d’exception avec des lois différentes et souvent sans contrôle démocratique. → p. 14

Ce livre est une histoire du passé récent et de notre présent tourmenté, où des milliardaires rêvent d’échapper à l’État, où l’idée du public et du commun fait office de repoussoir pour certains. → p. 16

L’auteur va détailler plusieurs de ces zones de perforation, Hong-Kong, Singapour, le Liechtenstein, Dubaï… Petit parcours du livre, à base de citations éclairantes. Et d’abord, l’indice de liberté économique, créé à la fin des années 1980 par le thinktank Economic Freedom of the World :

Dans les critères utilisés pour établir l’indice, la démocratie n’est pas une évidence […] la stabilité monétaire est primordiale et tout développement de services sociaux est synonyme de recul dans le classement. [… Pour les auteurs de l’indice], l’impôt est synonyme de vol, purement et simplement. → p. 46

Hong-Kong est alors en bonne place dans ce classement où...

on ne trouve aucune trace d’indicateurs comme l’amélioration de la productivité, la nature des investissements, le taux de chômage, la sécurité sociale, le bien-être de la population ou l’égalité économique. → p.49

Chaque zone met en place une variante différente de ce nouveau capitalisme radical. Ainsi, Singapour, où...

les travailleurs viennent principalement d’Asie du Sud, de Chine, de Thaïlande et de Birmanie, dont une moitié employés dans le bâtiment, les autres occupant pour la plupart des emplois domestiques […]. Exclus au fil des ans des logements publics, les travailleurs manuels sont logés dans des dortoirs séparés du reste de la ville par des clôtures et accessibles uniquement par des bretelles d’accès… → p. 98

Ce mouvement des libertariens a ses penseurs, comme ce Murray Rothbard :

Il ne tolère aucune forme de gouvernement, considérant les États comme du “ banditisme organisé ” et les impôts comme du “ vol à une échelle gigantesque et incontrôlée ”. Dans son monde idéal, le gouvernement serait complètement aboli. → p. 127

Dans la même mouvance, Hans-Hermann Hoppe, au début des années 2000…

décrit le suffrage universel comme le péché originel de la modernité, parce qu’il a privé de son pouvoir la caste des “ élites naturelles ”. [… Le même affirme] “ Il ne saurait y avoir de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et expulsés de la société ”. → p. 140

Ces gens et leurs “ adeptes ”, dès lors, construisent des gated communities, sortes de villes privées et fortifiées et réagissent, explique l’un d’eux, de manière rationnelle “ en construisant des murs pour se protéger de la menace des barbares ” → p. 153. Le détail de toutes les zones parcourues dans ce livre dépasse le cadre de cet article, comme le Liechtenstein, dont le charme “ tient d’abord à ses origines : il a été acheté argent comptant ” → p. 164, et dont le prince-entrepreneur déclare en 2001 qu’il “ serait heureux de vendre le pays à Bill Gates et de le rebaptiser Microsoft ” → p. 173. Citons encore Dubaï où règnent les technologies et les architectures les plus avancées, où la croissance est fulgurante, ce qui fait dire aux libertariens que donc, “ la monarchie est supérieure à la démocratie ” → p. 205. Cela n’est possible qu’avec des inégalités sans cesse croissantes, mais elles sont comme une face cachée qu’on ignore. Dans une nouvelle zone de Dubaï :

Les avantages proposés incluent la possibilité d’une propriété étrangère à 100 %, l’absence d’impôts sur les sociétés pendant quinze ans, l’absence d’impôts sur le revenu des personnes, le rapatriement total des bénéfices et des capitaux et, bien sûr, la garantie de l’absence de troubles sociaux, grâce à l’importation d’une main d’œuvre constamment menacée d’expulsion. → p. 210

Dès lors, le bilan du parcours est sans appel :

Sortir gagnant dans le grand jeu du capitalisme mondial ne semble pas avoir grand-chose à voir avec les problèmes abstraits de libertés démocratiques. Pour le monde des affaires, les choses sont claires : la centralisation du pouvoir entre les mains d’un chef d’état ressemblant à un PDG permet d’unifier le message. La démocratie, quant à elle, est brouillonne. […] Le capitalisme sans la démocratie est quant à lui toujours capable d’atteindre sa cible. ” → p. 219

Or ces zones d’exceptions économiques “ sont omniprésentes, dans le monde entier ” → p. 275 et aucune…

ne peut exister sans son sous-prolétariat. Outre les armées de travailleurs à la tâche liés aux plateformes numériques, même les programmes d’intelligence artificielle dont on vante aujourd’hui les capacités ne fonctionnent que grâce à des routines souvent répétitives exécutées par de la main d’œuvre, qualifiée ou non. → p. 264

Ainsi, les puissances financières, par un constant travail de sape, perforent et contournent la démocratie, et mettent en place un monde de cruauté qui, s’il n’est pas encore celui de la grande catastrophe, s’en approche à grands pas. Le titre, finalement, n’est pas si mal choisi.

1 Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’Apocalypse, ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2025.

2 Libertarianisme : mouvement de pensée né aux États-Unis, qui considère que “ l'État est une institution coercitive, illégitime, voire — selon certains — inutile ” (Wikipédia).

Écriture le 30/01/25

Deux exemples, encore, de fresques créées par Piero della Francesca à Arezzo, pour toucher un peu des yeux un génie de la peinture.

Une Annonciation d’abord, une des scènes les plus représentées du récit évangélique. Celle-ci est située aussi dans la basilique Saint François, juste à côté de l’Histoire de la vraie Croix, sans qu’il y ait de rapport évident entre les deux. Mais on sait que la fête de l’Annonciation connaissait à Arezzo un culte particulier et que les Franciscains y étaient très attachés.

“ Contrairement à tant de Vierges de l’Annonciation dans l’histoire de l’art, la madone de Piero n’a rien de timoré : elle s’impose par sa majesté calme et sereine, noble sans être hautaine, avec une grandeur innée qui fait d’elle l’élue entre toutes les femmes1. ” La scène est située devant la maison de la Vierge, sous un portique transformé en décor Renaissance, où les influences antiques sont bien présentes. Voici d’abord le visage de Marie.

 Arezzo Piero della Francesca Annonciation 1

Il y a un mystère dans les visages de femmes de Piero, et une parenté entre eux tous (Voir plus bas celui de Marie-Madeleine). Les jeux de la lumière et des couleurs sont d’une subtilité qu’on creuse au fur et à mesure du regard. La transparence de la coiffe locale, les traits si fins des joues, le modelé des lèvres sont en quelque sorte des signatures somptueuses du peintre. Mais, bien plus, tous ces éléments participent d’une plénitude, d’une présence exceptionnelles. La Vierge a les yeux mi-clos, elle accepte ce que lui annonce l’ange, mais avec distance, déjà emplie de l’accueil du divin en elle.

 Arezzo Piero della Francesca Annonciation Ange

L’ange, lui, est figuré de profil, sous les traits d’un très jeune homme, dans un souci de réalisme extraordinaire. Les jeux de transparence du vêtement font écho à la précision des ailes. La chevelure est nourrie de détails qui ne nuisent en rien à son extrême fluidité qui se prolonge dans tout le corps. Le visage et le signe de la main, nets et précis, irriguent cet immense mystère de l’Incarnation qui s’amorce avec cette scène. Piero, ainsi, nous donne à voir une réalité très aiguisée, très sereine, mais totalement transfigurée par une sorte d’au-delà de la peinture qu’on peine à nommer.

À quelques centaines de mètres de la basilique Saint-François se trouve le Duomo, autrement dit la cathédrale Saint-Donat, où Piero a peint Marie-Madeleine, vers 1468, en haut du mur de la nef gauche et un peu cachée par le tombeau de l’évêque Tarlati. “ Au Moyen Âge, Marie-Madeleine était l’image de la pénitence ; en Italie, ce sont surtout les Franciscains qui, au XIIIe siècle, ont mis son culte en honneur. La représentation qu’on en a demandée à Piero était très populaire au XIVe siècle, c’était la porteuse de myrrhe, d’origine byzantine.2 ” Sous son arche, dans les variations des couleurs et des drapés, Marie-Madeleine devient presque une silhouette en majesté, une majesté toute intérieure, distante encore.

 Arezzo Piero Marie Madeleine  ensemble

Son visage et ses abords, à travers les cheveux défaits, révèle la maîtrise picturale de Piero. Et à nouveau, le réel figuré est dépassé par la sensation de présence ultime et mystérieuse de cette femme aux mœurs légères maintenant repentie, devenue proche de Jésus.

Arezzo Piero Marie Madeleine visage

 Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 56
 Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 183

 

En septembre 2014

Écriture 12 juillet 2024

 

Arezzo est une ville où l’on éprouve d’abord l’espace, des ruelles ombragées aux grandes étendues des places. Et comme souvent en Toscane et dans ses alentours, on marche dans la trame urbaine avec allégresse, tant elle regorge de vraies richesses, comme écrivait Jean Giono.

J’ai déjà consacré un article de ce blog à une œuvre de Piero della Francesca, la Madone de Senigallia à Urbino. Si je reviens à quelques autres images de ce peintre, en quelques autres articles, c’est que l’expérience de vision que j’ai vécue alors, il y a dix ans maintenant, fut bouleversante et le moment peut-être d’une réconciliation avec l’image. Instants dès lors inépuisables, où s’étancher sans crainte, comme on revient à des textes fondateurs…

Quelques mots d’abord sur Piero qui s’éteint avec la fin du Quattrocento (en 1492) et dont l’œuvre couvre plus de la moitié du siècle : il “ va passer de l’univers gothique tardif de la Toscane orientale aux milieux artistiques les plus novateurs de son époque1 ”. Esprit étonnamment ouvert, il puise aussi bien à la peinture flamande de l’époque (Jan Van Eyck, Rogier Van der Weyden) qu’à la théorie de la perspective de Brunelleschi. Piero est d’abord un créateur extrêmement rigoureux (on le reconnaît après sa mort d’abord comme un théoricien des mathématiques, sur lesquelles il écrit plusieurs ouvrages). Par exemple, il fait préparer pour ses fresques des cartons à la taille exacte des panneaux, sur lesquels sont exécutés des dessins les plus précis possibles. Il réalise des modèles en cire et les habille d’étoffes souples pour en étudier le rendu visuel.

Mais Piero dépasse, on pourrait dire transfigure, cette rigueur. Au-delà de la quête du réel dans un mode de représentation affiné et raffiné, ce qu’il arrive à donner à voir du monde est la présence des femmes et des hommes, présence comme un arrière-pays des regards qui exhalent l’émerveillement et le mystère. Comme l’assemblage poétique des mots révèle une autre dimension qu’eux-mêmes, les images de Piero della Francesca approfondissent le regard au-delà de ce que l’on voit.

Puisons un exemple dans cette basilique Saint-François d’Arezzo. On y entre le matin, on va vers le chœur, là où les fresques de Piero occupent toutes les parois. On les voit dans des conditions merveilleuses, après quinze ans de restauration, avec la juste lumière de la matinée. Cet ensemble relate la Légende de la Vraie Croix, un récit mis en scène par Jacques de Voragine dans sa Légende Dorée, deux siècles avant que Piero ne crée ces fresques. Il y travaille environ dix ans, avec ses assistants. Cette histoire à succès autour du bois qui a crucifié le Christ comprend bien des scènes, qui commencent à la mort d’Adam, font apparaître la reine de Saba, puis Constantin l’empereur romain…

Arezzo Piero Vraie Croix 1 

Les deux images de cet article proviennent de la scène de bataille qui a lieu en 615, entre l’empereur Héraclius et le roi perse Chosroès qui a volé la croix. Héraclius va l’emporter et la ramener à Jérusalem. La scène de bataille donne à voir une foule en guerre, où se mêlent les armes qui quadrillent l’espace, les visages, les chevaux et les étendards qui s’agitent sur le bleu du ciel. Malgré la densité de la violence, la composition reste claire, non surchargée. Piero raconte l’histoire, tout en inventant une présence au monde de l’image toute particulière, à la fois familière d’elle-même et se dépassant constamment, à la fois simple et extrêmement sophistiquée.

 Arezzo Piero Vraie Croix 2

On peut trouver ici une respiration, une émotion dans chaque ensemble, chaque composition et chaque personnage, chaque approche des objets jusqu’au moindre niveau de détail. Ainsi, de ces deux visages de jeunes soldats, dont l’un va peut-être mourir, qui regarde de front celui qui le frappe de son épée. Tandis que l’autre, si juvénile encore, jette ses yeux ailleurs comme pour échapper à la furie meurtrière de ceux qui le côtoient. Tout cela porte, sans subjuguer, c’est comme l’effusion retenue d’une relation dense, incarnée. Comme si, derrière l’image, il y avait des promesses infinies.

1 Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p.13.

En septembre 2014

Écriture 2 juillet 2024

Sources bibliographiques :

• Giorgio Feri, Arezzo, guide, Cartaria Aretina, 2012, p. 15-26
• Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 5-59
• Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 133-173
• Jacques de Voragine, La Légende Dorée, Diane de Selliers, Tome II, 2001 [vers 1260], p. 148-156

Une femme sourit,
et c’est l’évidence soudain, l’avenir offert du monde,

le sourire des femmes, c’est comme toutes les fleurs,
rassemblées dans l’insondable instant,
une femme sourit,
on sait dans cet instant qu’on n’épuisera pas
ce qu’elle offre de soi,
ce qu’elle sème sur la terre,
cette lumière qu’elle ajoute à toute la lumière.

Sourire, et le visage transfiguré,
la confiance inébranlable, malgré tout,
au-delà de l’indécidable du monde,
le sourire, le don de soi à peine retenu,
corps et âme, le souffle que les femmes écrivent sur la terre,
l’instant qui affirme plus loin que la mort
la vie qu’elles propagent,
le sourire, c’est le berceau donné à tous,
tout autour,
qui prolonge les enfances de partout,
− Voyez, disent en souriant les femmes,
la mort n’est pas le fin mot de l’histoire
malgré les apparences.

Une femme sourit, elle se tait,
c’est une image qu’elle donne à ceux qui passent,
qui rayonne du plus profond du temps,
on ne sait pas si l’image
pourra défaire toutes les violences,
mais le sourire a tout transfiguré
de l’instant,
de ce temps qui s’en va déjà rejoindre la mémoire,
qu’on a cueilli à peine,
on voudrait prendre ce sourire,
le mêler à d’autres, en faire un tissu,
une danse de sourires qui couvriraient la terre.

 

Écriture le 30/10/24

La douce ballade des instants dans la mémoire,

ils écrivent une guirlande au long des vies,
l’histoire toujours interrompue, toujours recommencée,
ils restent dans le tréfonds de soi
lucioles si fragiles, musique à peine,
dont les notes parfois se dissolvent,
s’en vont de soi et c’est un bonheur perdu.

On passe dans le temps,
comme jeté sur des routes difficiles,
on passe, dans l’extrême attention
à ce qu’on croit être l’exactitude des gestes,
des actes, de ce qu’on trace à grand peine sur le monde,
mais on ne sait pas ce qui fait la lumière,
le doux chant des instants qui resteront longtemps,
en soi comme des témoignages,
comme des bribes qui n’expliquent rien
mais disent la chaleur des partages,
le fol espoir de l’amour.

On passe, on voit tout ce qui a duré,
ce qui s’est tissé le plus souvent à notre insu,
qui reste en lambeaux parfois,
qui fait signe en soi, de si loin
qu’on ne sait plus trop le moment
ni les êtres parfois,
seulement cette lumière qui chante encore
et qui revient des fins fonds de la mémoire,
sait-on encore ce qu’elle veut nous dire,
cette vieille chanson qui lutte contre le silence,
en quoi elle peut encore faire semence de tendresse,
continuer de tracer sur le monde ce mince chant ?

Écriture 03/10/24

La pluie tombe très doucement sur le pays, sur les pierres, sur la mémoire. La pluie fait toujours l’incertitude, elle trace des écarts entre les objets du monde et nous-mêmes.

Jour de début d’automne où l’on célèbre et partage les vieilles pierres, jour où la pluie précoce rend ces pierres plus ternes, où il faut les imaginer dans la lumière, les inventer par devers soi, les transposer de leur lueur incertaine à leur réalité de grandeur.

Ils sont une trentaine, femmes et hommes de tous âges, passionnés de vieilles voitures, “ des deux Charentes ” à m’avoir demandé de les guider ici, dans ce chef d’œuvre d’art roman que je parcours depuis des décennies sans que j’en sois épuisé. Comme si le fait d’y revenir sans cesse agrandissait encore le cercle de la mémoire, la révélait encore autrement, cette longue tessiture des images romanes. Ils sont une trentaine, ils vont ensuite pique-niquer, puis aller voir un zoo l’après-midi, à quelques dizaines de kilomètres.

Les images romanes sont certainement plus dures à découvrir que les animaux sauvages. Découvrir, enlever le voile, rendre le regard moins incertain. Images traversées par les bêtes elles aussi, images qui cherchent à donner ce qui est bien au-delà du visible, dans un moment du monde – il y a neuf siècles – où rien n’est vraiment semblable – villages, villes, paysages, croyances… – à ce qui fait nos jours d’aujourd’hui.

Le patrimoine, c’est comme la musique. Les deux ne peuvent vivre que grâce à l’interprétation. Celle-ci est notre manière d’aujourd’hui, avec notre imaginaire culturel, notre connaissance, nos questions… de dialoguer avec une œuvre tellement lointaine dans le temps, et qui transcende le temps. L’interprétation n’est pas qu’affaire de compréhension de l’œuvre, mais aussi de résonance avec elle. Monteverdi joué par Jordi Savall n’est pas le même que celui célébré par René Jacobs. Même musique initiale, dont on amplifie la source.

Les images romanes sont incertaines, comme toute image. Il ne nous reste quasiment rien de ce qui a conduit à leur création, si tant est qu’un discours de l’époque ait jamais existé. La parole qu’elles font naître aujourd’hui ne peut donc être que mal assurée, précaire, elle ne peut que susciter un regard en partie indécidable. Et pourtant, ne pas interpréter le patrimoine, c’est le laisser mourir à petit feu. D’où la nécessité de paroles plurielles, celles de l’historien, celle du poète, celle du chercheur et celle du voyageur, celle du croyant, celle de l’anthropologue et d’autres encore.

Je pense à tout cela ce jour de pluie, face à l’écoute attentive de ces gens des deux Charentes venus ici dans la curiosité première. Comment parler à la diversité de ceux rassemblés là d’une génération à l’autre, sans connaître leurs parcours ni leurs accroches ? Interpréter, faire le passage des images presque millénaires vers les regards d’aujourd’hui, si différents. Chercher en ces images ce qui nous questionne, voire même ce qui nous révèle encore une part inconnue de nous-mêmes. Comprendre comment l’image même fut ici l’objet d’une mutation, d’un changement radical, comment l’imagier creusait dans la pierre un nouveau monde...

Écriture le 07/10/24

 

Pour découvrir mieux ce patrimoine d'exception : Aulnay, d'images et de paroles.

Comme tous les ans que la mémoire ne compte plus
nous avons récolté les raisins

- cette année peu mûris au soleil peu ardent de l’été -
c’est l’automne, le temps de la mesure du temps qui passe.

Ici, tout en dedans de nous,
c’est le bonheur des marches quotidiennes
dans l’infinie douceur des collines
dont on connaît toutes les vues
toutes les histoires
depuis si longtemps que danse le temps.
Le bonheur ne s’explique pas
il se tisse, jour après jour comme le temps
dans la douceur infinie de nos regards
portés vers l’ailleurs, là-bas, au-delà des collines
en cet invisible point de notre finitude
- que savons-nous du temps vraiment ?
De ce qui passe ? De ce qui reste ?
Nous nous accrochons à l’éternité,
dans l’infinité de la nature qui s’en va vers l’hiver.

Au loin dans le monde,
c’est toujours l’hiver des guerres
des luttes sans répit
de cette couverture sombre qui lentement
vient sur l’univers
recouvre l’humanité
finit par éteindre même
toutes les joies des enfants.
Nous voguons au bord de l’abîme
sans bien regarder ce qui vient
nous ne connaissons pas les monstres
qui nous assaillent.
On voudrait tant toucher la lumière,
la voir se répandre au-delà de nous-mêmes,
mais nous savons si peu du bonheur,
si peu de ce qui mène les humains,
si peu du savoir même.

Écriture 24/09/24

Nous sommes allés trop tard à Louisfert, l’été,
Hélène ne vient plus accueillir les amants de la parole

Louisfert, c’est l’anonymat d’un village,
au bas de la Bretagne,
mais l’école a gardé son aura d’autrefois,
quand le maître s’occupait des enfants tout le jour
et devenait poète le soir,
dans cette petite pièce de vie à l’étage,
qu’on visite aujourd’hui,
avec la même fenêtre qu’autrefois
ouverte sur le monde, sur l’âme,
ouverte sur tous les champs de l’humanité qu’on laboure.

Nous sommes venus trop tard,
Hélène n’est plus là pour témoigner
de son amour ensoleillé,
il nous reste les pages des livres
pour broder à jamais la mémoire,
pour guetter ce qui naît de fulgurant entre les mots,
ce qui sème les traces du prolongement des instants,
du bonheur de tous les amours du monde.

C’est un après-midi d’été,
nous sommes venus pour que les mots
s’incarnent un peu plus dans les murs,
la cour d’école,
tout le provisoire des signes
qui nous constituent,
l’amour d’Hélène fauché dans sa jeunesse, autrefois,
et qui nimbe le nôtre.

À Louisfert, sur les traces d’Hélène et René-Guy Cadou,
vers 2011

Écriture le 22/10/24

Marie vit dans une petite maison, pas très loin d’un village, pas très loin de la mer. Jean est un ami fidèle, qui lui apporte des grenades, qui veille sur elle, qui construit aussi un bateau, pour partir bientôt, s’en aller écrire sur ce qu’il a vécu.

Marie a porté en elle un fils venu d’ailleurs d’elle-même, qui a disparu lors “ d’une grande souffrance ”, ce fils qui aimait Jean et dont la mémoire vient cogner en elle. Elle vit avec le silence de la mémoire. Elle rencontre une petite fille, incapable de parler depuis que sa mère a perdu sa vie en la sauvant de la noyade lors d’une tempête. Elle va vers la petite fille, tout doucement, avec une immense tendresse, elle voudrait lui apprendre les mots, pour qu’elle parle. Il y a quelques autres personnages, la grand-mère de la petite fille, un homme qui va fabriquer des sandales neuves pour Marie, elle qui a décidé de partir pour une autre vie, deux jeunes qui aident Jean à construire son bateau. Et ceux qui ne sont plus là, le fils étrange dont l’absence traverse l’écriture comme un corps, le vieux maître de Marie qui lui a appris à lire et écrire autrefois, dans ce pays où ce n’est pas le rôle des femmes. Et il y a ce pays indéfini, cette mer sont on ne sait rien, des lambeaux de paysages qui font dans l’écriture des signes minimes mais puissants, le sable et la poussière, les pierres plates, l’olivier ou l’oranger…

Et puis, il y a Jeanne, celle qui écrit ce livre admirable1, qui a dépouillé son écriture jusqu’à l’extrême, pour que les mots s’envolent d’eux-mêmes, que tout soit simple, transparent, au point que l’écriture atteint l’universel d’un chant qui survole les aventures et les douleurs humaines et touche l’inaccessible.

Quelques extraits, pour effleurer par instants la voix qui remue l’entièreté du monde. À l’entrée du livre d’abord :

Il n’y a plus que ce qu’elle voit, elle, à l’intérieur de sa poitrine, de son cœur, de la paume de sa main et ce qu’elle voit n’a pas de nom.
C’est une ombre. C’est l’effacement et c’est la vie puisque toute vie ne palpite que pour être effacée. Alors elle caresse ce qui s’efface. Et elle sourit. → p. 9

Un peu plus loin, c’est l’amour de Jean qui…

… le porte comme un vêtement léger qu’on enfile le matin sans y penser. L’air peut passer, de sa peau à celle des autres. C’est comme ça qu’il donne. On ne sait pas nommer ce qui se passe alors avec les mots habituels mais l’amour de Jean n’en a pas besoin. → p. 34

Son vieux maître a laissé à Marie quatre rouleaux. Trois sont écrits, elle s’en abreuve durant des nuits. Le quatrième est vierge :

Le jour n’est pas encore levé. Les couleurs ne sont pas encore arrivées sur terre. Tout est indistinct.
Elle attend puis, lentement, elle se met à écrire. Ce qui vient, elle ne le choisit pas. Elle se laisse traverser par les mots. Les mots ont une vie silencieuse. Ils habitent des espaces inconnus et ouvrent des chemins neufs. Elle s’y rend. → p. 122

C’est Marie le personnage qui écrit, mais c’est tout autant Jeanne dont on perçoit la voix, à la fin du livre :

Les vies se croisent sans qu’on ne devine rien de ce qui anime l’un ou l’autre. Elle, elle écrira cela, ce qui anime le pas, fait entrer dans le cœur le souffle de ce qui n’a pas de nom. Elle écrira ce qui donne de la force sans même qu’on le sache. → p. 191

Il faut se plonger dans ce livre comme dans une eau qui lave les douleurs, cette eau que Marie fait ruisseler sur le corps de la petite fille, pour qu’elle recouvre vie et parole. Toute l’écriture est cette eau même, l’invisible courant qui va quêtant auprès des autres, un à un, toutes les merveilles simples d’exister. Ce n’est ni un roman, ni un poème, ni un récit dans la mémoire, mais tout cela à la fois comme une évidence qui nous visite, qui fait toucher au mystère de l’invisible, de ce qui s’annonce et va s’incarner :

Elle avait écouté car rien ne pouvait empêcher ces paroles de l’atteindre. C’était dehors et dedans à la fois.
Immobile, elle avait entendu sa vie. Tout le récit de sa vie, de ce qui l’attendait. Elle n’avait pas frémi. C’était impossible de ressentir quoi que ce soit. Les paroles, claires, se déposaient et disparaissaient à la fois. C’était comme si le silence avait parlé puis s’était tu. → p. 15-16.

1 Jeanne Benameur, Vivre tout bas, Actes Sud, 2025.

 

Écriture le 30/01/25

La ville de Pavie est située en Lombardie, à une trentaine de kilomètres au sud de Milan. La légende tient que l’église romane Saint Michel fut fondée par l’empereur Constantin lui-même.

Après l’invasion lombarde1, au milieu du VIIe siècle, une église dédiée à l’archange Michel est avérée en ce lieu, alors capitale des barbares. Mais Pavie est détruite (44 églises rasées) par les Hongrois en 924. L’édifice qu’on voit aujourd’hui est roman, sans qu’on sache bien en déterminer la période de construction.

 Pavie facade ouest


Un coup d’œil sur l’imposante façade ouest donne à penser que les liens entre architecture et sculpture sont ici bien plus distendus que dans nombre d’édifices : les reliefs sont disposés en grande liberté, même si les portails et leurs tympans structurent l’espace mural. Cette dissémination des images se retrouve sur l’élévation sud où, à côté du portail donnant accès au transept, figure une Annonciation et une Vierge à l’enfant. Le matériau utilisé pour ces deux scènes est le marbre, d’où la bonne conservation. Cette Vierge joue avec la densité des drapés, ceux du vêtement et ceux du voile qui créent un lien subtil avec l’enfant. Son visage est aussi très singulier.

Pavie vierge à l'enfant
Mais la majorité des sculptures sont en grès, qui s’est souvent délité avec le temps. Ce qui a suscité la confection de copies de remplacement. C’est sans doute le cas de ce saint Michel terrassant le dragon, dont la facture est quelque peu sèche, mais qui affiche sur la grande façade le patronage de l’église. L’image se réfère à la tradition que rapporte La Légende Dorée : “ doit être citée la victoire que remporta saint Michel quand il chassa du ciel le dragon, c’est-à-dire Lucifer, avec toute sa suite2 ”.

Pavie Saint Michel et le Dragon 
Terminons ce petit butinage parmi les images de cette église de Pavie, par une sculpture d’un chapiteau de la crypte. Réaménagée au début du XVIIe siècle, celle-ci a néanmoins conservé une bonne part de chapiteaux du XIIe siècle. Ce petit personnage au visage un peu triste est mordu par deux serpents dragons, qui entourent aussi ses jambes et qu’il tient de ses bras. Dialogue intime de la bête et de l’humain, qu’on retrouve si souvent en nos régions du sud-ouest. D’ailleurs dans la nef de l’église, d’autres chapiteaux font penser à ce même voisinage : Samson et le lion, Caïn et Abel, Daniel dans la fosse aux lions...

Pavie chapiteau de la crypte

 

1 Source bibliographique pour cet article : Sandro Chierici, Lombardie romane, Zodiaque, 1978.

2 Jacques de Voragine, La Légende Dorée, Diane de Selliers, Vol. 2, p. 183, 2000 [vers 1260]


En septembre 2014

Écriture 14 juin 2024

Juste suivre la mélodie du monde
sa pente douce d’humanité

celle des sourires, des rires,
des courbes douces des corps,
celle qui se tient, radieuse,
dans le soleil de toutes les terres,
si loin de la mort.

Juste suivre l’innocence,
celle des enfants mais bien plus,
celle des êtres pétris du temps
qui sont revenus des épreuves,
ont forgé cette attitude, malgré tout,
du bonheur.

Peut-on en ces temps incertains,
signer encore la feuille
d’une voie si précaire, le bonheur ?
Ce qu’on ne sait pas de l’au-delà de soi
qui touche les proches
et toute la ribambelle des êtres
traversant les territoires près de vous.

Juste suivre la mélodie, la rumeur,
ce qu’on chantonne
et que l’on s’évertue à tisser
sans couture ni blessure.
Juste suivre dans l’intérieur
ce qu’on protège farouchement,
désemparés que nous sommes
devant l’immense cacophonie.

Écriture 20/07/24

Le jardin de l’enfance où je cueillais les cerises et les fraises frappe légèrement à l’ouverture de la mémoire.

Petites plates-bandes des fraisiers : au début de la saison, je vais voir tous les soirs si les fruits deviennent blancs, puis roses, ma mère me défend de les manger, je voudrais bien pourtant, je voudrais retrouver cette saveur de l’an d’avant. Les fraises mûres sont comme un signe indicible de la bonté du monde. Et tous les fruits sont ainsi, même les cerises aigres tant acides, on leur pardonne, à cause de leur beauté, de leur reflet dans la lumière.

Le jardin de l’enfance, c’est la guirlande du bonheur, des découvertes à foison – la différence entre l’abeille et la guêpe, entre les chants d’oiseaux qu’on tente de suivre dans l’air. C’est l’espace de ce qui grandit, des mains et des outils qui brassent la terre juste ce qu’il faut pour que ce qu’on sème pousse et s’épanouisse. C’est une ribambelle à jamais peuplée des sourires de ceux qui le traversent, qui s’y adonnent.

L’enfance ne se lasse jamais de cette évidence première de la vie, ce qui naît de la graine, entre la pluie et le soleil nécessaires, l’enfance boit au vivant qui va le nourrir si longtemps, l’enfance ne sait pas les blessures du temps, ni les faiblesses du vivant, ni ses luttes. Elle n’obéit qu’à la lumière, elle ne sait voir que l’harmonie, l’équilibre, le mouvement des fruits merveilleux.

On ne sait pas quand l’enchantement prend fin, ni pourquoi. Quand la répétition des jours cogne tant sur le corps que son appétit pour l’amour du monde se lézarde. Quand on ne peut échapper à l’horreur qui court, qui rattrape tôt ou tard les hommes impuissants.

Impuissants devant la haine, l’absurdité des douleurs et des désastres infligés à la terre, notre matrice, notre mère. On se cramponne à nos propres amours comme on peut, on ne sait pas les prolonger plus loin que nous, que notre jardin. On se dit que si tout le monde regardait vraiment le lent mûrissement des cerises et des fraises, chaque soir, comme l’enfance absente de la guerre, l’avenir du monde deviendrait plus léger.

Écriture le 01/06/24

Est-ce l’usure de la mémoire
quand l’âge avance,
est-ce l’usure de soi ?

On se retourne,
et le chemin des vies s’est blanchi sous le temps,
tout s’est réduit
comme si le corps s’éloignait lentement du monde,
le rendait minuscule
au bord de la rupture.

J’ai porté des amours en moi
sans que cela se voie toujours
j’ai porté des amours plus légers que la terre,
que reste-t-il d’eux-mêmes
dans ce qu’on tient en soi,
amours de toi, des paysages, des gens,
amours des contrées, des mots,
de tous ces visages qui sont passés,
tout ce qu’on entasse comme un trésor
sans même le savoir,
la mémoire agit en arrière de soi,
elle nous laisse l’incertitude, le bruit,
l’indécidable de ce qui passe entre nos doigts
qu’on nomme la vie peut-être,
les temps radieux qui nourrissent les âmes,
les émotions qui déplacent les corps.

Sait-on bien où l’on va,
ce qui se tisse au tréfonds
avec ceux qu’on aime ?
Les mains se croisent dans la tendresse,
on ne sait d’elle que le geste
et ce qu’elle brasse en soi,
le temps s’effrite
on s’imaginait le savourer,
il fuit, se désagrège
se réfugie dans la mémoire,
loin, tout proche
de l’imaginaire incandescent.

Écriture 22/05/24

Les gens viennent à Padoue en masses organisées, pour voir les fresques de cette chapelle des Scrovegni, peintes par Giotto dans les années 1303-1306.

Il a fallu réserver la visite en ligne longtemps à l’avance, et nous voici à attendre, près de ce petit édifice en brique rose. Jamais je n’ai senti à ce point la sacralisation de l’art en Occident, c’est que le chef d’œuvre de Giotto en vaut la peine, considéré qu’il est comme une pierre fondatrice, une sorte d’incandescence qui ouvre le champ de toute la peinture.

Nous commençons par une sorte de sas de décontamination, une salle en atmosphère neutre, nous sommes peut-être une quarantaine de personnes, sagement rangées, qui écoutons des commentaires avisés et regardons les écrans qui multiplient les détails de ce que nous allons voir en vrai bientôt. C’est ainsi un mouvement continu de groupes, du matin au soir. On entre dans le Saint des Saints, pour un choc visuel absolu qui va durer quinze minutes, pas une de plus, quand il faudrait des heures pour apprécier ce lieu, sa présence, et ce qu’il donne à voir.

Couleurs, et leurs noces avec la lumière, compositions des scènes dans les murs qui créent l’espace, logique des parcours des regards qu’on inscrit vite sur les murs, expressions des visages… tout ici atteint au sublime, dans une sorte de concordance visuelle de l’évidence. Et l’on se dit que, oui, s’est joué ici le destin de l’image en Occident.

Difficile de rendre compte de cette expérience de vision tant la cohérence de l’œuvre vous accapare, vous enveloppe. On cherche à tout intégrer en soi, mais seuls quelques détails s’inscrivent dans la mémoire, en plus de l’émerveillement absolu, continu, de l’ensemble. Comme ces visages de la scène de la Résurrection, qui semblent les origines de ceux de Piero della Francesca, cent cinquante ans plus tard, ou d’autres qui annoncent Michel-Ange, comme si ces images coulaient comme une source, ce à partir de quoi le visuel allait s’épancher.

Écrire sur les scènes, c’est raconter l’image évidemment, mais ce n’est rien. Il faudrait révéler par le rythme des mots chaque détail, par leur souffle chaque visage, par leur phrasé chaque composition. Et encore, cela ne serait rien, il faudrait appréhender l’ensemble d’un même élan. L’image c’est toujours cette tension entre la scène elle-même et ses éléments. Elle est dans l’instant, à l’infini d’elle-même multipliée. Pendant que les mots tressent et tissent, avançant un fil, parfois plusieurs, en croyant que ce fil du temps trouvera la narration de l’image. Est-ce que Giotto est possible à dire ?

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 1

Voici cette scène de L’arrestation du Christ, au milieu de la paroi sud. “ Voilà une foule que précédait celui qu’on appelait Judas, l’un des douze. Il s’approcha de Jésus pour lui donner un baiser. Et Jésus lui dit : Judas, livres-tu le fils de l’homme par un baiser ? Ceux qui étaient autour de lui virent ce qui allait arriver et dirent : Seigneur, si nous frappions du sabre ? Et l’un deux frappa l’esclave du grand prêtre et lui arracha l’oreille droite. Mais Jésus répondit : Laissez ; cela suffit. Il lui toucha l’oreille et le guérit.1 ” L’image met en présence le texte, l’enchevêtrement de la foule et les bâtons et les torches dressés, le sabre qui tranche l’oreille, elle est nue cette image, sans paysage, sans décor, seulement le monde enchevêtré contre la nuit, seulement l’intensité et les variations des couleurs, avec au centre cette lumière sur la trahison de Judas, qui tente d’envelopper le Christ de sa tunique. Et quand on regarde le face à face des visages, juste avant le baiser, on se dit que c’est toute l’ambiguïté du mensonge humain qui monte à la surface de la peinture. La violence, et celui qui la défait d’un seul regard. L’image est une puissance, elle prend au corps, elle rend vrai le texte de l’ancien récit, treize siècles plus tôt.

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 2

La famille des Scrovegni est une des plus riches et des plus puissantes de Padoue. Enrico Scrovegni achète en 1300 un vaste terrain où il fait construire un palais et, à côté, cette chapelle “ pour sauver l’âme de son père Reginaldo du châtiment divin auquel il était destiné en tant qu’usurier notoire2 ”. Et c’est le grand paradoxe de ces sublimes images qui vont fonder notre regard en Occident pour des siècles : elles n’existent que grâce à l’argent mal acquis. Et l’on se souvient alors de cette terrible phrase “ Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon3 ”, Mammon, le dieu-argent que bien des hommes idolâtrent. Nous sortons de la chapelle, et je me demande ce que nous sommes venus quêter, au fond, derrière l’attrait de surface de ces images, derrière cet art si singulier qui émerge en ce début du XIVe siècle, au-delà du mouvement continu des corps qui s’abreuvent aux couleurs et à cette nouvelle exactitude des visages sur les murs.

1 Évangile de Luc, XXII, 47-51.

2 Giuseppe Basile, Le cycle pictural de Giotto, in Giotto, les fresques de la Chapelle Scrovegni de Padoue, Skira / Seuil, 2002, p. 21.

3 Évangile de Luc, XVI, 13.

En septembre 2014

Écriture 12 juin 2024

Sensation que le monde tourne à vide,
qu’il s’est épuisé de toute sa substance

de tout ce qui faisait le sens
au moins partiellement, des vies.
Il n’y a plus
que l’enrichissement qui soit moteur du monde,
il le fait tourner
en spoliant ce qui reste de ressources sur la planète.

Le monde tourne à vide
dans l’iniquité grandissante,
dans les exils des migrants,
dans la pauvreté immense
et les niches des riches,
dans les catastrophes déjà là du climat
et qui vont s’amplifier, extrêmement.

Le monde tourne, il se vide
les hommes ont peur
ils se préparent à la guerre
qui pourrait arriver plus grandement, disent-ils,
ceux qui sont censés conduire les peuples.

Ceux-là font comme s’ils ne comprenaient pas
la fin de ce moteur, qui tourne à vide,
comme si rien ne pouvait changer
comme s’il fallait encore sacrifier des vies
et les réserves de la terre
comme autrefois
quand on pouvait dépeindre nos voisins
comme des ennemis
et que la paix viendrait
après
après leur anéantissement.
Ils crient dans la guerre comme l’ultime sacré,
la haine court sur la terre comme jamais,
tous les amours se sont cachés
très loin, à l’écart,
laissant le monde vide.

Écriture 20/05/24

Les mots tremblent
comme les mains qui les écrivent

les mots ne viennent pas de soi
mais de l’ailleurs du monde qui les fait naître.

On ne sait pas ce qui se passe
dans la présence, des êtres ou des mots,
on ne sait jamais la densité des amours
cette rumeur légère qui les nimbe
au plus près d’eux-mêmes et des vies qu’ils portent
sans qu’on sache où ils vont,
ni ce qu’ils offrent à l’aventure humaine.

Les mots tremblent, la main les suit à peine,
on n’imagine pas les rêves qu’ils fécondent
ce qu’ils pèsent de douceur,
les mots malhabiles dans les doigts,
ils implorent l’amour du monde
à grandes brassées d’incertitudes,
car on ne sait jamais où ils vont,
ce qu’ils font advenir,
du bonheur ou de la douleur,
les mots tracent notre vouloir apeuré
quand il faudrait témoigner de l’absolue lumière.

Écriture 13/05/24

Les mots parlent des pierres, de ces pierres dont on a fait des images par une longue patience il y a déjà des siècles.

Les mots cherchent ce qu’il y a derrière les pierres, et ce qu’il y a derrière eux-mêmes en même temps qu’ils naissent, les mots ce n’est jamais comme l’innocence du monde. Ils creusent les images, ils appellent, ils tissent aux images leurs rythmes, la scansion qu’elles tracent sur le monde, et comment elles agrandissent le regard. Les mots tentent d’être au service de ces images qu’on a érigées là, jadis, dans cet élan de foi peu commun qui a marqué depuis lors le paysage.

Mais les mots seuls ne suffisent pas, il faut les mettre au monde, pour qu’ils prennent corps avec les pierres et leurs images. La jeune femme et l’homme disent la parole des mots, ils cherchent le souffle entre eux, entre eux-mêmes et les mots, ils quêtent l’exactitude s’il se peut, elle qui s’évanouit à jamais quand la parole se délivre. Ils cherchent dans leurs corps la voix pour rendre la présence, ce fil précaire qui naît dans l’incertitude, et qui touche ceux qui vont écouter, ce fil précaire qui n’est ni un savoir, ni une explication, mais qui tient du souffle sur les images des pierres pour leur donner un peu plus d’évidence.

Mais cela ne suffit pas encore. La parole sur les pierres tente une mélodie qui en appelle tant d’autres, elle convoque la musique, elle qui enchante le monde sans les mots, mais qui leur répond, qui les enveloppe, qui les prolonge. Celle qui crée la musique penche son corps parfois vers son violoncelle, la musique est bien plus mystérieuse encore que les mots, elle aussi vient au monde dans un dialogue intime, elle s’entrelace avec les mots, elle les affermit, les rend plus denses. Et quand on écoute la musique et les paroles ensemble déclinées, au bord de la fragilité du monde, on ne peut s’empêcher de partir ailleurs, au creux de nous-mêmes, là où la vie nous questionne sur ce qu’elle est, sur ses prodiges.

Alors, cette matière pétrie des mots, des paroles, de la musique, de tous les chants qui commencent et qui finissent, marquant le temps de nos vies, on cherche à la mêler vraiment aux images des pierres. Vient celui qui choisit les détails des pierres, les angles du regard, qui tresse avec son œil à lui de nouvelles images sur ces images si vieilles. Il sait qu’elles ne s’épuisent pas, ces images, qu’elles vont continuer de danser encore longtemps auprès des femmes, des hommes, qu’elles vont révéler un peu de leur mystère, à mesure qu’on les regarde autrement.

Toucher l’âme, ce qui fait souffle en nous, ce qui nous anime, atteindre un peu ces échos si profonds, si précaires, ce qui peut s’évanouir à la moindre inattention, à la moindre divergence, au moindre bruit. Tenter de s’approcher de ce qu’on peut tisser en nous, dans cet arrière-pays d’humanité si simple au fond, mais dont on a tant de mal à prendre chaque jour avec soi.

C’est un jour, au téléphone, la jeune femme qui a dit la parole : “ Et puis, il y a une bonne nouvelle, j’attends un petit… ” Je pense soudain à la distance si ténue entre la vie propagée et la mémoire du monde qu’on tente de nourrir, images, mots, musiques, dans l’infini des lueurs d’espérance.

Écriture le 26/10/24

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Laisser venir l’instant des mots, celui qui jaillit très loin de la mémoire, peu importe d’où vient la lumière, comment se dessine le paysage, peu importe l’instant, du moment qu’il s’est offert à nouveau, après de longues années, perdu dans les méandres de soi-même.

C’est par exemple en bas du bourg, dans le grenier, chez grand-père et grand-mère, ce mélange indéfinissable d’odeurs et de poussière, d’objets que je ne connais pas et de vieilles gravures, de vieux journaux d’avant la Grande Guerre dit grand-père, et je me demande comment une guerre peut être grande. Il dit aussi le grenier c’est ce qu’on n’ose pas jeter, il dit le pourquoi des choses, et moi je découvre des merveilles de rien du tout, des tissus rapiécés, des bols en faïence ébréchés, décorés de traits naïfs. Sais-je seulement à l’époque ce qu’est un trait naïf ? L’instant de l’enfance s’agrège aux décennies de vie, d’apprentissage. Je les revois, ces tissus imprimés, aux motifs plus vieux que les vieux papiers peints, au toucher si doux. Je les revois, je crois que je pourrais penser à eux toute une vie, qu’ils pourraient me nourrir longtemps, dans cet équilibre précaire de l’instant revécu, revivifié dans la complexité des souvenirs mêlés.

C’est par exemple mon père dans son atelier de peinture qui prépare sa couleur. La peinture est blanche dans le grand pot devant lui. Avec un pinceau rond, il prend une pointe de pâte bleue foncée. Avec ses deux mains à plat face à face, il fait rouler le pinceau dans un sens, puis dans l’autre, de plus en plus vite. Je regarde fasciné le bleu foncé devenir pâle, se propager autour du pinceau dans le grand pot de blanc. Il recommence plusieurs fois le même geste, reprend du bleu, puis un peu de rouge, il mélange vivement, il y a des irisations de couleurs qui se dissolvent. Je me dis que la couleur devient vivante, qu’elle ensemence le blanc au fur et à mesure qu’on la dissout. Elle se meurt à elle-même pour qu’autre chose naisse. Bientôt, tout le blanc est devenu d’une même nuance parme léger, à peine une couleur. Mon père en prend une goutte qu’il dépose sur un papier coloré – Voilà, c’est ce qu’ils voulaient… Il est heureux, la couleur est la même. Je le regarde, ébahi – Mais comment tu peux faire ça ? – C’est l’œil, mon gars, c’est l’œil… Je lui souris, je garde en moi l’intensité de l’instant, comment le réel se découvre, comment les merveilles se révèlent et comment le peu qu’on agit sur le monde peut nous bouleverser.

C’est un autre instant encore, devant notre maison en fin d’été. Nous vivons là depuis peu, c’est dans l’après-midi, tu es assise à lire à l’ombre de l’arbre, tu portes une robe jaune, et ta peau de fin d’été est devenue brune comme un gâteau. Ce sont encore les couleurs qui prennent mon regard, qui me guident vers toi. Je m’approche, je ne sais plus si je t’embrasse, si je te dérange dans cette rencontre que tu tisses avec les mots. L’instant déborde, il a besoin de plus que son image, au risque de perdre sa magie, son imperceptible chant qui ne décrit rien, mais fait sentir si puissamment le bonheur d’être ensemble. Je te regarde, et les couleurs me portent jusqu’à l’âme, cette présence si fine, si transparente, à peine là vraiment, mais qui fait que l’instant reste en moi, ancré dans la mémoire à jamais. Il reste et me nourrit, sans que je sache comment, comme un ange qui m’accompagnerait dans la quête de vivre.

Laisser venir l’instant, tous ceux qui ont tressé mon temps, tous ceux à venir encore, les accueillir, accepter qu’ils se mêlent, les traduire autrement, d’un univers à l’autre, d’un paysage immense à la petite parcelle de terre, du souffle court à son ampleur dans le repos de la nuit, des plaines aux montagnes dans toutes les respirations douces des moments qui viennent et passent.

Écriture le 25/04/24

C’est un enfant assis sur le seuil
qui rêve aux nuages qui passent

ils font la lumière et l’ombre
sur les arbres et le chemin, au-devant,
ils s’effilochent et jouent d’eux-mêmes
dans le ciel, l’enfant reste assis,
les yeux parfois fermés,
il dessine en lui les courbes des nuages
qui s’emmêlent et qui passent,
il voudrait tant les retenir
pour savoir ce que c’est au fond, un nuage.

Et ce sera pareil plus tard
pour les visages auprès de lui
qui passent aussi, qui changent,
qui disent bien plus que leurs pliures et leurs sourires,
il voudrait tant qu’ils viennent en lui,
qu’ils ne le laissent pas seul
devant la beauté et la terreur du monde.

Plus tard encore, il sait bien qu’il ne sait pas
ni la beauté ni la terreur,
que c’est toujours comme les nuages,
évanescents, merveilleux et sombres,
porteurs des espoirs, des regrets,
des désirs qu’on n’atteindra jamais.

Il continue, il atteint l’âge des peurs
et des plus grandes ignorances encore
devant la fin du voyage, il regarde
toutes les tendresses près de lui,
l’épaisseur des fruits du jardin,
tout ce qui protège,
les nuages passent encore
attisés par le vent, ils marquent le ciel
de leur effervescence vite en allée,
quand c’est le soir qui fait place nette dans le ciel,
laissant à la nuit du monde son absence,
comme si rien jamais ne s’était écrit
sur les pages des vies.

Écriture 21/04/24

Ce livre au titre étrange est une œuvre à deux auteurs, Anne Alombert, philosophe préoccupée par les enjeux numériques, et Gaël Giraud, économiste et chercheur.

Il s’intéresse aux évolutions récentes du numérique (capitalisation des êtres, intelligence artificielle…) et à leurs impacts sur l’avenir et la société, en tentant de dessiner une voie humaniste aux temps qui viennent1.

Plus qu’une analyse critique, et comme je le fais habituellement, entamons un parcours émaillé de citations de l’ouvrage, très éclairantes à elle seules. Les enjeux d’abord :

Les machines, si “ intelligentes ” soient-elles, ne peuvent remplacer les prétendus “ humains ” auxquels on aime tant les comparer. En revanche, abandonnés à des logiques de capitalisation, les automates numériques risquent de conduire à une accélération de la catastrophe écologique, à une prolétarisation des savoirs (-faire, -vivre et -penser ) et à une industrialisation des esprits individuels et collectifs. → p. 12

Nous baignons dans un univers numérique, sans pouvoir rester à l’écart et en gobant à notre insu le plus souvent des glissements sémantiques et des zones d’ombre qui devraient nous alerter :

Quand ChatGPT nous répond “ je ne suis pas un humain ”, le fait même que cette machine ait été programmée pour utiliser le pronom “ je ” pose question : “ je ” nous fait immédiatement présupposer un sujet, là où il n’y a pourtant qu’interfaces numériques et calculs statistiques. […] Cette prétendue transparence de la machine à elle-même ne masque-t-elle pas l’opacité des algorithmes qui lui permettent de fonctionner ? → p. 18

L’intelligence artificielle n’existe pas, c’est un brassage, une combinatoire, d’une énorme quantité de données déjà existantes, il n’y a rien là de créatif et d’intelligent. Mais tout est fait pour qu’on suive le slogan, et qu’on oublie l’essentiel : on ne sait rien des choix du fonctionnement, des manières dont procède la combinatoire. Ce devrait être transparent, et mieux, démocratique, ce ne l’est pas.

La première partie du livre a trait à la capitalisation du monde, qui est non seulement une appropriation, “ mais aussi la recherche d’un rendement ou d’une rentabilité projetés dans l’avenir... ” (→ p. 29). Et cette opération “ représente une prise de pouvoir sur les êtres et le temps ” (→ p. 31). Car la capitalisation accumule tout ce qu’elle contrôle, en fait des stocks. Les auteurs prennent l’exemple d’une forêt, qui est certes un stock de bois, mais bien plus :

Une forêt, c’est un réseau complexe d’êtres vivants : arbres, buissons, vers, mycélium, bactéries… qui se nourrissent mutuellement les uns les autres mais qui, globalement, ne peuvent subsister sans un apport continuel d’énergie […] et de matière […]. → p. 32

À l’ère numérique, la capitalisation évolue : les réseaux sociaux engrangent toutes les données que leur offrent leurs utilisateurs, et aussi leurs comportements. Tout cela nourrit ces réseaux mais aussi les outils d’intelligence artificielle et leurs approches statistiques, qui ne peuvent faire place, par définition, à l’inventivité :

Si ChatGPT avait existé en 1616, la confirmation par Galilée de l’héliocentrisme révolutionnaire de Copernic n’aurait eu aucune chance d’être reconnue : elle eût été au mieux noyée dans la masse des opinions dominantes géocentrées communément partagée par les intellectuels de l’époque, et peut-être tenue pour dissidente, conspirationniste ou écoterroriste. → p. 76

C’est que la capitalisation des humains s’accompagne de la volonté d’éliminer l’improbable, d’uniformiser les comportements, de tout rendre, et surtout l’avenir, calculable.

La seconde partie traite de l’automatisation des esprits, dans le prolongement de la précédente. Elle mentionne notamment les dangers de l’intelligence artificielle, pour la justice par exemple. Car le déluge de données sur lequel s’appuie l’IA, pour les mettre en corrélation, viennent en bonne part des réseaux sociaux et ne sont pas “ filtrées ” ou analysées avant emploi. Ce déluge est supposé rendre obsolète la réflexion théorique, en faisant “ croire qu’il est possible d’éliminer la diversité des interprétations (théoriques) au profit d’une hégémonie du calcul (statistique). ” (→ p. 74)

Et cette hégémonie du calcul, de l’exploration et de l’exploitation des données, reste totalement opaque :

Ces automates numériques fonctionnent donc à partir de données et de paramètres qui ont déjà fait l’objet de nombreuses décisions d’interprétation, toujours situées et politiquement orientées, mais dans l’opacité la plus complète. → p. 78

Or, les plates-formes sont des sociétés d’envergure mondiale, mais privées. Et ceci nous amène à la dernière partie du livre, intitulée “ Renversements : les communs et la contribution ”, où les auteurs tentent de repérer une voie de sortie par le haut à la situation d’enfermement qui prévaut et se propage.

La richesse que constituent les savoirs représente une valeur particulière, qui doit être distinguée de la valeur marchande ou de la valeur d’échange : contrairement à une ressource ou à une marchandise dont la valeur augmente avec la rareté et diminue quand elle est partagée […], la valeur des savoirs non seulement ne diminue pas lorsqu’ils sont transmis […] mais augmente même à mesure qu’ils sont partagés. → p. 120-121

Privatiser un savoir revient à faire obstacle à son partage et donc à l’empêcher de s’accroître, de s’enrichir et d’évoluer − c’est-à-dire à le stériliser. → p. 121

D’où la nécessité de biens communs, ni privés, ni publics, ouverts à la contribution collective, à l’image des logiciels libres et de Wikipédia. Mais on sait leurs existences précaires, face aux ogres de l’univers numérique. Celui-ci est régi essentiellement par la polarisation mimétique :

Dans la mesure où ils ne se fondent que sur les nombres de clics et de vues, ces algorithmes tendent non seulement à renforcer les moyennes et à uniformiser ou à standardiser les contenus (les créateurs de contenus sont contraints de se plier aux “ recettes ” censées leur assurer le succès, au lieu de développer leur créativité et d’exprimer leur singularité), mais aussi à amplifier les contenus les plus sensationnels, les plus choquants ou les plus violents, sans égard pour leur (non-) sens ou leur (non-) pertinence. → p. 155

C’est un livre à lire… et la tâche est immense.

1 Le capital que je ne suis pas !, Anne Alombert et Gaël Giraud, Fayard, 2024.

 

Écriture le 01/10/24

Jérôme Baschet est un historien, d’abord médiéviste, qui a longtemps travaillé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Il a étudié l’iconographie médiévale, la civilisation féodale  et s’est aussi penché sur l’art roman, à travers une étude des églises d’Auvergne avec quelques collègues.

Les historiens, à la question de la naissance du capitalisme, n’apportent pas de réponse unique, ni même sur sa définition. Le présent livre élargit le champ de vision et d’interrogation au rapport du capitalisme à l’ensemble de l’histoire humaine, comme l’annonce l’introduction :

Le caractère très récent du capitalisme, son absence de nécessité historique, son étrangeté aux devenirs propres de presque tous les peuples du monde, en un mot son exceptionnalité : tout cela n’est pas sans incidence sur notre saisie de l’histoire. Et c’est particulièrement vrai au moment où cette exceptionnalité du capitalisme se manifeste dans toute son ampleur, au point de mettre en péril l’habitabilité de la Terre et de créer un risque existentiel pour l’espèce humaine. → p. 20

Exception du capitalisme ? Dans aucune autre société dans l’histoire, “ l’économie n’avait émergé comme sphère autonome ” → p.21

Feuilletons le livre, à l’aide de citations que nous tenterons d’articuler, sans pour autant en analyser tout le déroulé. L’auteur fait d’abord une analyse fouillée des études déjà réalisées sur le sujet, et de ces grandes divergences d’appréciation de l’histoire du capitalisme. Comparant l’évolution de la Chine et de l’Europe, il situe

dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le moment crucial de la rupture avec les sociétés traditionnelles et le grand basculement capitaliste qui en est l’autre face. → p. 50

Et il note, quelques pages plus loin, que c’est le moment aussi

où, pour la première fois dans l’histoire, l’égoïsme est pleinement assumé comme une vertu et devient même, sous l’espèce de la recherche de l’intérêt individuel, la valeur cardinale et le principe recteur du monde social. → p. 55

À partir de la fin du XVIIIe siècle,

le capitalisme impose, à une échelle planétaire inédite, un régime de production, une logique sociale et une norme anthropologique qui n’ont rien de commun avec tout ce qui avait existé jusqu’alors. → p. 64-65

C’est à ce même moment qu’émerge la notion de religion,

comme croyance individuelle librement choisie, qui rompt de manière radicale avec la structuration ecclésiale de la société, jusque-là dominante. → p. 65

Se posent alors les questions du pourquoi et des acteurs. L’auteur s’insurge contre ceux qui laissent

entendre que la formation du capitalisme est l’aboutissement naturel de toute tendance à l’essor productif et commercial. Au contraire, une approche non linéaire de l’histoire devrait plutôt considérer que l’émergence du capitalisme n’est en aucune façon le destin inéluctable des sociétés humaines. → p. 89

Plutôt que de récuser toute spécificité de l’Europe, il conviendrait de rendre compte de la singularité de sa trajectoire, puisqu’il s’agit de la seule “ civilisation ” qui ait imposé sa domination à (presque) toutes les autres. → p. 90

Le constat de l’hégémonie européenne doit certes exclure toute idée de supériorité en valeur, mais la nier serait ne pas affronter la question cruciale “ Pourquoi l’Europe ? ”. Jérôme Baschet détaille ensuite ce qu’il nomme la “ dynamique féodo-ecclésiale ” et l’universalisme chrétien, pour conclure :

Au total, on peut soutenir que l’universalisme chrétien a joué un rôle majeur dans la première expansion de l’Europe et que l’Église a contribué de manière décisive à l’instauration d’une emprise coloniale durable sur le continent américain… → p. 103

Mais l’essor du capitalisme ne s’appuie pas que sur la conquête. L’auteur convoque les travaux éclairants de Philippe Descola sur le passage d’une ontologie analogiste1, qu’on retrouve en Europe au Moyen Âge, au naturalisme qui prévaut à partir du XVIIe siècle. C’est une rupture totale dans la vision du monde :

En effet, dès lors que la Nature est identifiée à la seule dimension matérielle, devenant ce monde physique dont le spirituel s’est entièrement retiré, alors il n’y a plus de place pour une idée de la Création dans laquelle pourrait être déchiffrée l’intention du Créateur ni pour la moindre imbrication du matériel et du spirituel. […] La Nature est ce monde sans Dieu, débarrassé de toute dimension sensible et de toute intervention du spirituel, bientôt offert aux appétits de savoir de la nouvelle science naissante. → p. 111-112

La question cruciale serait de comprendre pourquoi ce changement radical et brutal ne se produit qu’en Europe, ce qui ouvre selon l’auteur à tout un champ de recherches. Il donne toutefois quelques indications : c’est seulement dans l’Occident chrétien latin qu’émerge, à partir du XIIe siècle et de la réforme grégorienne, une “ Église dissociée du pouvoir politique ”, ce qui n’est pas le cas à Byzance ni dans le monde islamique.

Le livre revient alors sur ce qu’il faut entendre par capital et capitalisme :

On qualifiera de capital, au sens élémentaire du terme, une somme d’argent investie en vue d’obtenir davantage d’argent. […] Mais cela ne suffit en aucun cas pour parler de capitalisme, entendu comme mode de production, comme ensemble de rapports rendant possible l’activité productive… → p. 140

Et donc, bien des sociétés non capitalistes ont réalisé des activités impliquant du capital. Mais :

Entre l’essor des activités du capital dans les sociétés non capitalistes et l’affirmation du capitalisme proprement dit, il y a un saut considérable, qui ne procède d’aucune nécessité et qui exige l’entrée en scène d’autres facteurs que le seul développement de ces activités. → p. 171

Parmi ces facteurs, Jérôme Baschet pointe la conjonction de l’industrialisation et de l’emprise coloniale que l’Occident développe au XIXe siècle. Ainsi a-t-on pu dépasser des limites jusque-là infranchies,

donnant lieu pendant deux siècles à des cycles de croissance d’une ampleur inédite, soutenu par la fiction d’une accumulation potentiellement illimitée. → p. 172

Au total, un livre stimulant, où l’approche historique offre au temps présent et à nos consciences de quoi se nourrir et réfléchir.

1 L’analogisme prend acte de la segmentation générale des composantes du monde, mais nourrit l’espoir de tisser tous ces éléments entre eux, pour rendre une apparence de continuité. La ressemblance dans ce tissage est le moyen espéré de rendre le monde intelligible et supportable. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Folio, 2005, p. 351 sq.

Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? • De la société féodale au monde de l’Économie, Crise & Critique, 2024

Écriture le 22/08/24

Ce sont les premiers jours de grand beau temps, trop tôt dans la saison. Mais l’air et l’espace sont limpides. On croit en marchant respirer comme une matière légère, une lumière presque palpable.

Des amis sont là. Ils regardent devant la maison le vieux frêne, taillé dès sa jeunesse en cinq branches devenues de multiples troncs vénérables, et qui font à chaque saison maintenant une corolle admirable de ramures et de feuilles frémissantes. Chaque année, je pense à ceux qui ont décidé cette taille de l’arbre, il y a bien longtemps, plus de deux siècles certainement, vu la longueur de son entour. Savaient-ils qu’ils travaillaient à couvrir d’ombre, à ménager l’espace du repos pour des générations ? Savons-nous faire aujourd’hui des gestes de portée aussi longue ?

Les amis regardent l’arbre. Ils disent “ Son écorce, on dirait la peau d’un éléphant ”. Ils tournent, ils quêtent, ils voient le peu de hauteur du grand tronc, avant la première taille. “ Pour les enfants, ce devait être facile ”. Je repense à notre fils et sa cabane précaire, il y grimpait avec une petite échelle. C’était il y a presque cinquante ans. La vie déroule son temps, on la croit immobile, on garde d’elle des images, des fulgurances, comme aujourd’hui cet arbre qu’on regarde avec respect. Et comme avant, l’enfant dans son imaginaire et ses aventures.

On lève les yeux vers la ligne des collines, dans la symphonie des verts tendres de cette saison neuve. La terre s’ouvre, s’offre, appelle. Et c’est la même scène immense depuis des décennies. Avec toujours le même serrement de cœur. On partage à quelques-uns cet instant d’accord intense, sans qu’on sache d’où en vient la puissance, le corps abandonné au paysage, au soleil qui modèle le moindre relief. Là-bas, tout au sud, c’est le vivant dans la chaleur naissante, dont on croit deviner le geste d’apaisement et d’espérance. Là-bas, où sont résorbées les violences du monde. Là-bas, dans ce pays des enfants où ils s’ébattent à même la terre et les arbres, dans le dialogue infini des vies.

Écriture le 14/04/24

Dans les arcanes de l’hiver,
les bois des arbres, leurs silhouettes émiettées, graciles,
soumises aux vents des tempêtes,
l’hiver, les arbres sont parents du silence.

Et puis cela commence par ce qui vient du dedans,
ce qui gonfle tout à l’extrémité des ramures
un vouloir de naître au monde, une poussée
comme l’enfant hors de sa mère,
ce qui devient bourgeon
dans la saison qui fait la vie,
et puis le blanc qui jaillit
en myriades de fleurs,
juste le geste banal de la saison
l’une après l’autre année, la vie rêvée des fruits à venir.

L’une après l’autre année, le miracle très ordinaire
qu’on ne reconnaît pas,
les fleurs qui luttent contre la pluie, le froid, le gel,
celles qui en réchappent
qui deviennent petites formances de fruits,
et tout le cycle de ce qui se développe,
bientôt doré, bientôt gorgé de sucre…

Que voyons-nous vraiment des arbres qui donnent nourriture
et au-delà, que voyons-nous du monde
dans la danse des jours qui fuient ?
Il faudrait se tenir chaque jour au jardin,
guetter les rumeurs, les mouvements imperceptibles
de ce qui germe, de ce qui nous questionne,
de ce qui dialogue avec le temps qu’il fait.

De quel autre modèle du vivant
avons-nous donc besoin ?

Écriture 05/04/24

Tant d’effluves de mort sur les terres de ce monde

qu’on se demande comment le matin peut encore
conduire à l’éblouissement des fleurs, pissenlits, violettes, pâquerettes,
et ces menues fleurs jaunes sur les talus
dont je ne sais pas le nom.

D’un versant, les guerres dont la rumeur enfle, folle,
la drogue et le poison, le fallacieux qui se répand,
insensible au sens raisonné des paroles,
et de l’autre, les fleurs quand on marche,
la tulipe sauvage et rare, qui nous arrête,
qui nous laisse sans voix de bonheur.

Le silence suffirait-il
à raisonner notre impuissance ?

La vie, la mort, qui ne se mêlent pas pourtant
dont on voit bien l’antagonisme
l’une et l’autre dans le quotidien des jours de printemps,
mal assurés du devenir,
la vie qu’on voit de plus en plus précaire
comme l’exception têtue de l’enfance,
qui tente d’échapper aux effluves qui couvrent le monde,
tellement là qu’on n’en discerne plus les douleurs,
tellement là qu’on les remarque à peine
tant on s’habitue au malheur,
à ce qu’il laisse de désolation.

Comment accueillir ce qui vient
avec ferveur, ou l’innocence
ou la beauté des fleurs ?

Écriture 24/03/24

J’ai fouillé dans les photos anciennes

celles qu’on touche, au papier galbé parfois,
celles qu’on a rangées dans les albums
dans des abris pour l’éternité.
On n’en sait plus parfois ni le temps ni le lieu,
on cherche en soi, on voudrait que la mémoire ait tout marqué
des repères du bonheur
des scintillements de la vie
hors des jours ordinaires
quand on a pris la photo
pour faire un point d’arrêt à la fuite du temps.

J’ai fouillé dans la mémoire
et c’est l’émotion de tant d’instants qui est venue,
ce qu’il est advenu des visages et des êtres,
ceux qu’on connaît toujours
et qui continuent d’être proches
et ceux en allés dans l’oubli ou la mort.

Certaines des images restent
des énigmes à jamais
parce qu’on a cru que l’image
suffisait à la mémoire et que ce n’est pas vrai.
Il lui faut une charge au même instant
comme un feu qui la nimbe
et qui propagera les souvenirs.
Alors elle donne à voir
non ce qu’on voit sur elle,
qu’on peut décrire,
mais l’ensemble de l’instant
peuplé des autres et de soi
et des arbres et de la lumière
et de la vie qui brille dans le monde.

Écriture 12/03/24

L’enfance est si lointaine, presque perdue dans la mémoire effilochée.

On tombe sur ses instants, par hasard, un matin où le soleil est rasant comme autrefois dans la couleur merveilleuse sur le pan de la maison. On n’a pas voulu rassembler ces instants, ils reviennent au gré du temps, des jours, au gré des gestes. Ma mère étend le linge dans la petite allée, je cueille des cerises aigres dans le jardin, on joue plus loin, près des pommiers.

Je ne sais pas pourquoi ces images, et pas d’autres, le socle de soi-même se bâtit sans qu’on le sache, les images dans la mémoire tournoient, elles font une danse dans la lumière des jours, elles nous disent peut-être le sens caché des vies.

L’écriture dans l’âge se fait plus incertaine de ces instants, l’écriture, c’est ce qui s’en va de soi, comme si on transmettait l’album de la mémoire, par petites facettes, qu’on refermait les pages, une à une. L’écriture dans l’âge tremble, la main ne sait plus trop les lettres. Et tout se bouscule à la porte des vies, comme un humus inépuisé qui peu à peu s’assèche.

Comment aller jusqu’au bout des paysages, des visages, jusqu’au bout de l’autre et de soi-même ? Comment ne pas se perdre, toucher encore ces merveilles, les faire grandir ? Et que l’écriture soit une fête. Je ne sais rien des regards sur les mots, je ne sais rien même de leur pertinence, de ce qu’ils rendent fertile en l’autre, en vous qui les lisez. Écrire est un appel si étrange, une sorte de terre inconnue dont on croit trouver à chaque fois des lambeaux, des bribes, des îles, contre l’engloutissement.

Ce qui s’éloigne, jours proches ou jours anciens, qui semble à jamais tissé dans la mémoire, tel un réel incertain, qui tente le partage encore. Qui se confronte à la voie précaire de ce qui s’enfuit, qui s’est enfoui. Et dont on cherche immensément la lumière, le linge si doux d’autrefois que le vent berce. Et ses couleurs, qui vibrent pour l’éternité.

Écriture le 04/03/24

La terre lavée de fin d’hiver
ruisselante du trop plein d’eau
de la saison accumulée

la terre appelle encore
les amours, la lumière
ce qui ne reste jamais très longtemps sous le regard.

Le monde va, le temps nous nimbe
on voudrait s’extraire des jours
aplanir devant lui le réel
comme au seuil d’un nouvel ouvrage
on voudrait pouvoir recommencer.

La terre laisse l’eau sur elle
couler vers d’improbables aventures
qu’on ne connaîtra jamais
comme jamais on ne serrera dans ses bras
la jeunesse du monde
lui qui roule et renouvelle
toutes les saisons d’eau.

L’eau vient, elle couvre, elle s’amenuise
elle va vers l’oubli
comme tous nos écrits, nos paroles
elle va vers ce qui nous transforme
nous mène vers l’humus
elle nous fait accepter l’impossible
avec les lumières parfois sur elle
des aurores ou des fins du jour
dans l’évidence des merveilles.

Écriture 27/02/24

Nous sommes dans l’errance du monde
nous nous agrippons aux saisons qui passent et changent

les jonquilles sont revenues
qui signent la lumière de nos étonnements, encore,
près des fenêtres.

On n’a jamais rien su de ce silence
qui clôt les vies
qui les range
comme sur l’étagère la boîte aux souvenirs
qu’on n’ouvrira plus.

Est-ce le décor des vieillesses
les gestes malhabiles contre quoi l’on se bat
ce qui se trame en nous
que la conscience n’arrive pas à atteindre.

Bruit coutumier des pluies de février
dans la maison apaisée, à l’abri de tous les vents
qui portent sur le monde bien plus de haine
que d’amour,
que savons-nous du monde qui va
qui n’en finit plus de craquer
de tracer l’horreur et le désastre ?

Nous nous accrochons aux branches des paysages
à ce qui fait le bleu du ciel
aux regards d’avenir des enfants,
nous nous accrochons
à ce qui pourrait nous dire
un peu de l’accalmie
dans le partage d’avant les solitudes.

On aimerait tant que les gestes
colorent vraiment le vivant,
que tout devienne jonquille, ou primevère,
la vérité première des naissances.

Écriture 23/02/24

On part du bourg, il y a peu encore comme un gros village avec ses quelques commerces de campagne, et maintenant gonflé de lotissements, d’aménagements des quelques rues qui lissent le regard, qui n’écrivent plus d’histoires spécifiques.

Le monde bascule, il bouscule les différences et les mémoires singulières, le bourg va devenir une petite ville de banlieue, les maisons basses d’autrefois vont se raréfier, on va faire des immeubles, des rues rectilignes, des points ronds autour desquels les gens tournent, signant dans l’espace leur temps désemparé.

On part du bourg, on parcourt peu de distance, et c’est l’habitat dispersé d’une vraie campagne qui peuple bientôt l’espace, une campagne quadrillée encore de haies, de parcelles à mesure d’homme, de hauts arbres. Et puis quelques hameaux, quelques demeures qui se tiennent ensemble comme pour affronter l’adversité, toutes proches du grand espace des marais. À peine quelques mètres en contrebas, et c’est l’immensité sous le regard, l’étendue toute plate de la terre quadrillée d’étiers, à perte d’horizon, avec au loin le clocher qui marque la hauteur d’un autre bourg.

Avant le XVIIIe siècle, ces terres étaient couvertes des eaux du lac de Grand Lieu une bonne part de l’année. Les aménagements hydrauliques, qui ont fait baisser l’eau du lac, les ont valorisées comme pâturages, où les bêtes venaient se nourrir grassement une fois les eaux retirées, au printemps.

On marche sur le chemin blanc, on laisse à gauche un petit troupeau, et c’est tout autour de nous une immense respiration de verts multipliés, de végétation brassée par le vent qui dialogue avec les nuages. On avance longtemps, près des petits étiers, des arbustes ont gardé des lambeaux d’herbes sèches, indiquant la montée des eaux durant l’hiver, de plus d’un mètre. La saison change ce territoire du tout au tout : l’hiver, seuls les arbres surgissent encore de l’eau, laissant comprendre que sous elle il y a un autre paysage, et l’été les vagues végétales dressent un mouvement aussi puissant que les eaux, elles déclinent le mouvement du monde que les hommes peuplent de leurs rêves, de leurs actes. Et l’on se dit que cette terre reste une longue mémoire immobile, permanente.

La jussie dans les marais

Mais les vagues d’herbes semées de millions de fleurs jaunes éclatantes au soleil sont trompeuses. Elle signent elles aussi le basculement d’un monde. Nous croisons trois promeneurs : “ Voyez, me dit l’homme, on devrait avoir ici, tout autour, trois à quatre cents bêtes à pâturer, il n’y en a qu’une trentaine. La jussie envahit tout et ruine les marais... ” La jussie, cette herbe aux fleurs jaunes qui fait la mélodie de la terre avec le vent. Plante invasive, dit-on, qui brise l’équilibre ancestral de ces terres et les dévore, sans qu’on puisse la détruire, la contenir, malgré tous les efforts d’outils puissants.

On marche, je regarde les rives près des étiers que les ragondins multipliés rongent, dissolvent, laissant çà et là quelques touffes d’iris au milieu de l’eau. Je me demande ce qui a maintenu l’équilibre des vies durant des siècles – bourgs, villages et marais – et ce qui aujourd’hui fait rupture, laissant tout un chacun désemparé, avec une vision qui s’emplit de désastre et d’impuissance à la fois.

Écriture le 22/08/24

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