Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Voussure du portail
Foussais
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Cette sensation d’abord peut-être d’une présence qui nimbe les jours, celle des visages bien sûr, mais aussi des lieux, des paysages d’humanité. Et que cette présence se nourrit d’une mémoire grande, celle des lointains de l’espace et du temps, celle des traces précaires, les œuvres, les images…

Rien ne limite au fond ce qu’on croit être le vivant. C’est notre regard sur le monde qui le nomme ainsi. Partout, là où j’ai marché, regardé, tressé des échanges, aimé… cette profonde évidence – ce qui est avant ou au-delà de la certitude même – qui fait résonner le corps et la pensée d’un même mouvement et qui, de chemins en chemins, tisse entre soi et l’autre, entre soi et le monde, comme une enveloppe si douce de sens, parfois déchirée mais qu’on recoud sans cesse. Vivant, ce qu’on se sait pas mais qu’on éprouve, ce qui fait tenir, dans les proximités multiples des jours.


Tissu du regard vivifié par les mots, les paroles s’enchevêtrent, elles maintiennent l’acceptation de vivre dans le proche de chacun, dans son histoire. Elle disent que malgré tous les désastres, le fil reste possible, qui agrège, corps et regards qui nous accompagnent.


Mais dans ces temps de maintenant, cette évidence même des liens premiers s’éloigne, laissant apparaître comme de grands pans d’humanité dévastée, où seules désormais prolifèrent d’immenses machines lancées pour elles-mêmes dans des courses folles, dont on sait qu’elles saccagent et vont détruire la cohérence ténue qui fait vivre, de la diversité des histoires et des espaces humains à ce dialogue précaire avec le végétal et l’animal que l’humanité a développé depuis le Néolithique.
On trouvera donc dans ces chemins des fragments de vie et d’inquiétude, des instants d’avant et d’aujourd’hui, entre le bonheur d’écrire et l’angoisse du devenir, entre ce qu’on recherche du chant qui apaise et la mesure de l’impuissance, entre ce qu’on a cru comprendre et le secret cruellement solitaire de toute écriture.

 

Dans les articles de ce blog, certains titres font référence à un premier village, et d’autres à un second village. Le premier est celui où j’ai passé mon enfance et la prime jeunesse, au cœur du Pays de Retz, entre la Loire et le lac de Grand Lieu, tout proche aujourd’hui de Nantes. J’y retourne régulièrement et j’y reste très attaché. Le second, au cœur des Vals de Saintonge, est celui où je vis depuis presque cinquante ans, entre lumière des jours et jardin nourricier.


Rémy Prin, l’auteur de ces Chemins, est suffisamment présent sur ce site de Parole & Patrimoine, pour que toute présentation s’avère inutile.

Automne 2021

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Le textile, c’est aussi le vêtement.

En quatrième de couverture du livre Statues1, cette phrase : “ Pas de philosophie ni d’œuvre sans descente aux enfers, sans face à face avec la mort ”. Dans un chapitre intitulé “ Costumes ”, Michel Serres s’interroge et parcourt ce qui nous couvre, ces tissus dont on se vêt qui nous isolent et nous lient aux autres, des momies enveloppées au nombre de kimonos dont le Japon traditionnel affuble la femme.

Qu’y a-t-il dans le vêtement dont nous ayons perdu la mémoire ? → ST p. 189

À propos de la lapidation de saint Étienne, peinte par Vittore Carpaccio en 1520, le philosophe tire du meurtre représenté des enseignements :

Ils se déshabillent pour assassiner, regardent ou donnent la mort, presque nus. On habille la victime de la dalmatique : au jour de sa mort pompeusement parée. Les chiens dévorants, eux, courent, poils dehors. Ces vains ornements, ces voiles pèsent sur celui ou celle qui va mourir et gênent pour lancer les pierres ceux qui vont les faire mourir. Victime vêtue, lyncheurs à peu près nus, comme des bêtes sauvages. Victime parée, meurtriers déparés. L’une appareillée, en grand apparat, les autres dépareillés. L’unique marquée, peinte, fardée, ointe, les criminels démarqués. Si l’un d’entre eux portait habit, robe, fard, onction, marque du sceau ou parure, il courrait le risque de prendre à son tour la place et le rôle du mort. Rien ne change comme un insigne. Les voici donc quasi nus, sans robe ni tunique, dépareillés ou démarqués pour rester dans l’anonymat. Nus : ni vus ni connus. Le groupe des tueurs entre en fusion, brûlant de colère et de haine, creuset social unanime où chacun laisse l’identité. L’assemblée a tué en disculpant chacun de ses membres, nu. L’habit désigne, sépare, nomme, distingue, donc accuse, la nudité confond et gomme le nom : double innocence.

La violence se joue toujours dans l’indifférenciation, dans l’anonymat le plus nu. Le vêtement distingue, et plus il distingue, plus il soumet celui qui le porte au risque d’être à son tour identifié comme un coupable potentiel, un bouc émissaire qu’on doit expulser de la communauté. La haine, elle, se fond dans le semblable, l’anonyme.

Dans Le Contrat naturel2, qui traite principalement de la beauté fragile de la Terre et des effets de la globalisation, on trouve cette association du textile et du religieux, religieux sur lequel Serres reviendra dans son dernier livre posthume Relire le relié :

Pénélope, jour et nuit, ne quittait le métier de tapisserie. Ainsi la religion repasse, file, noue, assemble, recueille, lie, relie, relève, lit ou chante les éléments du temps. Le terme religion dit exactement ce parcours, cette revue ou ce prolongement dont l’inverse a pour nom négligence, celle qui ne cesse de perdre le souvenir de ces conduites et paroles étranges. → CN p. 80

L’ouvrage suivant, Le Tiers-Instruit3, où Arlequin apparaît dans son costume sur la couverture, signe le fait que “ tout apprentissage consiste en un métissage ”. Se pose la question de la manière d’assembler :

Quelle bande passe dessus, quelle dessous ? Cette question élémentaire se pose quand on tient dans les mains deux brins et qu’on s’apprête à faire un nœud, ancienne pratique, marine ou tissandière, ou théorie des graphes, assez nouvelle. Dessous, dessus. On dirait que nous jouons à la main chaude. Pénélope la tisseuse entrelace les mailles ainsi. À l’endroit, à l’envers. Tout nœud complexe se résout en autant de plis locaux où la même question se repose. → TI p. 45

Comment l’entrelacs appréhende la complexité ? C’est-à-dire, comment de l’élément on arrive au système, ou du geste répété mille fois mais avec variations, à l’œuvre ?

Plus avant dans le livre, constat à nouveau de la différence irréductible entre le continu et le discontinu, soit ici entre la peinture et la mosaïque :

Soit une mosaïque : elle juxtapose des milliers d’éléments de formes diverses et de couleurs variées, dont les limites dessinent une sorte de réseau. Voici le multiple : mappemonde, manteau d’Arlequin, centon de textes divers.
Qu’un tableau peint à l’huile sur une toile représente la même scène que la mosaïque : le réseau disparaît, les voisinages fondent, les éléments, gommés, laissent place à un glacis continu de formes et de couleurs mêlées.

C’est le multiple qui induit le réseau et son élaboration, qu’on ne peut traiter qu’avec des outils liés à la multiplicité – dénombrement, mise en ordre, codification… Mais l’image peinte efface tout de sa construction, elle se veut unie, identité.

1 Statues [ST], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1987.

2 Le Contrat naturel [CN], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1990.

3 Le Tiers-Instruit [TI], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1991.

Écriture le 23/10/23

Après une pause, reprenons l’approche du textile dans l’œuvre de Michel Serres. En 1985, Les cinq sens1 explore les corps “ si vite changés en moins d’un demi-siècle ”.

Mais comme souvent avec Michel Serres, le parcours convoque des relations parfois inattendues. Le tissu le questionne d’abord en lien avec la peinture, et la représentation sur la toile :

Pierre Bonnard a peint un peignoir ; il a peint une toile qui fait voir un peignoir, et une femme au milieu de feuilles. […] Le peignoir voile la femme, le tissu voile la toile. Constellée de lunes ou demi-lunes, granitée de croissants plus foncés qu’elle, l’étoffe vibre de lumières et de parties sombres, parsemées les unes sur les autres. Les demi-lunes, posées en tous sens, mais disposées à distances régulières, font un effet monotone. L’ensemencement a été recherché plus que la vibration, l’impression du tissu imprimé l’emporte sur l’effet optique : l’œil est volé. […] Du feuillage règne au fond, envahit un peu l’étoffe, si peu qu’à la limite le tableau se réduit au tissu. Pourquoi Bonnard n’a-t-il pas peint directement sur le peignoir, pourquoi n’a-t-il pas exposé la toile du peignoir, son étoffe en place de la toile ? → CS p. 27

Que cherche donc l’œil dans la peinture, et comment se signe ou se code l’œuvre d’art ? La représentation est toujours soumise aux voiles accumulés, qui se voilent les uns les autres.
Plus avant dans le livre, une réflexion plus approfondie questionne la tapisserie et le rapport du textile à l’image :

Sur le métier de tapissier les fils de trame passent sous les fils de chaîne quand voyage la navette. Ainsi le sens s’enlacera au tissu, comme la mélodie, parfois, à la chair sonore et la profondeur des pensées aux voyelles. L’éblouissement que donnent enfin les figures et couleurs sur la toile ouvragée correspond à mille liens et nœuds derrière elle, événements sous la toile qui obscurcit en les cachant les racines de l’adjectif subtil. Les secrets de la tapisserie se nouent là-dessous. → CS p. 59

Parce que le textile met en jeu le numérique, le discontinu ou dit autrement le codage, il donne à voir ce qui se trame en lui. D’où les deux versants du visuel textile, de la tapisserie : une image, et ses propres soubassements, on pourrait presque dire la manière dont elle vient au monde :

La subtilité passe sous la toile. Telle figure paraît, devant, une forêt de nœuds la conditionne, derrière. On dirait, déjà, quelque élément d’ordinateur. → CS p. 78

Et c’est parce que notre regard n’est pas assez subtil, qu’il est trop encombré de la représentation, que nous ne voyons que partiellement :

Le manque de subtilité nous empêche de voir la forêt des nœuds sous la toile ou derrière la tapisserie, éblouis par la représentation d’intelligence. → CS p. 80

La troisième approche du textile dans ce livre questionne l’analyse et donc la manière de circonscrire tel ou tel aspect du réel, à l’ère du numérique et des réseaux :

Chacun sait que le terme analyse reproduit un verbe grec qui signifie justement délier. Analyser demande qu’on défasse un nœud. Or nous croyons qu’analyser n’exige qu’une découpe… → CS p. 81

Découper est le geste de celui qui en reste à la surface visible du monde et qui s’en veut le “ maître et possesseur ”. Or dénouer exige de prendre en compte les interactions entre les éléments, d’intégrer les soubassements, tout le subtil. Et le philosophe reconnaît l’importance du textile et le réhabilite dans l’histoire :

Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m’étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l’espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. Le maçon ou l’arpenteur devancent les géomètres au sens étroit de la métrique, mais celle ou celui qui tisse ou file les précède dans l’art, dans l’idée, sans doute dans l’histoire. On a dû s’habiller avant de bâtir, se vêtir flou avant de construire en dur. → CS p. 84-85

Comprenons bien : “ sans nulle intervention de la mesure ”, c’est-à-dire avant l’idée ou toute théorie. Il s’agit bien plutôt d’un savoir-faire, d’un dialogue très concret avec la complexité, d’une prise en compte à la source de ce qui fait assemblage, de tout le système vécu et reconnu comme tel, qui produit aussi du visuel.

1 Les Cinq sens [CS], Michel Serres, Grasset, 1985.

Écriture le 23/10/23

On aurait pu titrer Circuit court et circuit long, ou Les méfaits de l’économie toute puissante, ou bien plus simplement L’absurdité.

C’est l’exemple de l’achat d’une auto neuve. Il fut un temps, pas si éloigné, où nous allions voir notre garagiste, au bourg, à 4 kilomètres de notre village : le concessionnaire auto (basé à 25 Kms) venait, nous lui passions commande. Pour le paiement, toujours au bourg, il y avait la banque et le bureau de poste, on remplissait à la main un formulaire de virement. Je ne me souviens plus si, dans ces temps d’avant, la voiture était livrée chez notre garagiste, ou s’il fallait aller prendre livraison chez le concessionnaire, à 25 Kms. À chaque étape du processus, on échangeait avec des personnes, il y avait bien de temps en temps des erreurs, vite rectifiées via les échanges humains. On attendait la nouvelle auto quelques semaines.

Tout, désormais, est optimisé. Il n’y a plus au bourg ni poste, ni banque, et le garagiste survit difficilement. Les concessionnaires se sont raréfiés, nous avons fait 100 Kms aller-retour pour commander l’auto et autant pour en prendre livraison. Le délai de livraison a été de 7 mois 1/2, la faute paraît-il à la pénurie de semi-conducteurs – “ et encore sur certains modèles, les délais dépassent un an... ”

Le concessionnaire reprend notre ancienne auto. Manque de chance, 15 jours avant la livraison, quelqu’un nous double en serrant trop près : son rétroviseur heurte légèrement notre portière arrière, il y a un petit creux. Avis du concessionnaire : il faut faire réparer. Il fut un temps où, pour un petit dégât de cet ordre, le repreneur aurait fait directement la réparation, quitte à défalquer quelque peu le montant de la reprise. Mais aujourd’hui, c’est un vrai sinistre. Nous allons à l’agence d’assurance (à 10 Kms), qui nous remplit un constat (celui qui nous avait doublés avait filé sans crier gare). Nous prenons rendez-vous avec le carrossier (à 25 Kms) : “ Soyez là à 8 H 15, l’expert passe dans la matinée, mais on ne sait pas à quelle heure, ça dépend de ses tournées ”. La veille, un e-mail arrive, pour optimiser l’expertise, on peut se connecter à l’application d’optimisation, ce que nous faisons de bonne grâce : il faut faire une photo montrant les dégâts, voilà, c’est fait, c’est envoyé…

Le lendemain, nous sommes chez le carrossier, nous attendons l’expert, qui vient de la banlieue de La Rochelle (60 Kms), nous attendons l’expert durant 2 heures – “ vous savez, parfois, il ne vient que l’après-midi... ” Je m’étonne qu’on ne puisse disposer d’un créneau horaire, à l’heure du GPS et de l’optimisation. “ Non, ce n’est pas possible ”. Vers 10 H 30, l’expert est là : avec sa tablette, il fait des photos de l’auto de loin, de près, tout autour… Je lui dis que, hier, on a mis une photo sur l’application, il cherche dans ses dossiers, retrouve la photo. “ Ah oui ! Mais il faut faire plusieurs photos. C’est pas au point, la demande... ” L’expert fait son rapport d’expert, ça va vite avec la tablette. “ Voilà, je transmets à l’assureur... ” Le rendez-vous, maintenant, avec le carrossier : il nous propose dans un mois, il nous prêtera un véhicule… “ Mais dans 10 jours, on prend livraison de la nouvelle auto et celle-ci est reprise !... ” Discussion, et finalement, il nous fait une fleur, on va décaler la livraison de trois jours seulement. “ Mardi, à 8 H 1/2 ”. Donc 50 Kms aller-retour et ce 2 fois, il vaut mieux arrêter de compter.

Maintenant, il faut payer le concessionnaire, qui a coché sur le bon de commande la case Virement. Dans les temps d’aujourd’hui, on dispose d’Internet, outil merveilleux s’il en est. Nous nous connectons sur notre compte bancaire, rubrique virement. Première opération : le concessionnaire n’étant pas dans la lise des bénéficiaires possibles de virement, il faut le créer, ce que nous faisons, en remplissant soigneusement les cordonnées. Mais à l’heure numérique, il faut 2 jours ouvrés pour que l’opération soit validée. Deux jours ouvrés plus tard, à nouveau rubrique virement sur le compte en ligne. Nous entrons toutes les infos Iban, le motif du virement… etc. Et, à la fin, on nous informe gentiment que le montant du virement est trop élevé. Vive l’ergonomie du site web !

Qu’à cela ne tienne, nous nous souvenons qu’une fois, déjà, nous avons rencontré le problème et que nous disposons, en numérique, d’une demande de virement. En bricolant d’un logiciel à l’autre, je remplis toutes les cases et appose ma signature en bas à droite. Il ne reste qu’à le transmettre au conseiller bancaire, qui va faire le travail. Vive le numérique, quand même !

Mais le lendemain matin, message téléphonique : “ Je suis la responsable de la banque à S. (25 Kms), j’ai été informée par M. XXX de votre demande de virement. Merci de me rappeler. ” Je rappelle. M. XXX n’est plus conseiller, il a été muté, et la responsable me dit qu’on ne peut plus faire comme avant, et qu’il faut qu’elle nous voie signer le formulaire. “ Venez donc à S... ” – “ Mais ça ne peut pas se faire à A. (10 Kms, où il y a un bureau de la banque) ? ” – “ Si vous voulez, j’y suis ce matin justement, jusqu’à midi. Apportez aussi vos cartes d’identité. ”

Deux fois 10 Kms encore, dans l’urgence. J’imprime tout de même le formulaire de demande de virement, avant de partir. Dans le bureau : “ Mais pourquoi ne peut-on plus le faire à distance, ça fonctionnait bien ? ” – “ Maintenant, on ne peut plus, les règles ont changé... ” Elle me tend un formulaire de virement vierge, je lui montre celui que j’ai imprimé, rempli, avec ma signature. “ Ah ! Vous l’avez ! Eh bien signez-le en bas ” – “ Mais il y a déjà ma signature... ” – “ Oui, mais il faut qu’on vous voie signer ! ” Cela fait maintenant 5 jours qu’on a commencé le processus du virement… “ Vous le faites cet après-midi ? ” – “ Je vais essayer. Vous avez vos cartes d’identité ? Nous lui tendons, l’adjointe au guichet les prend en photo. “ On les avait déjà, mais en Noir et Blanc. Maintenant il les faut en couleur !  C’est pour mettre dans votre dossier numérique...” Je regarde la carte : ma photo y est en Noir et Blanc, mais il y a des dégradés de bleu sur le carton plastifié. La carte n’est plus valable, mais quand on a voulu la faire refaire, on nous a dit qu’il fallait attendre, les délais de l’administration étaient trop longs, la durée de vie de la carte était prolongée… Tout, désormais, est vraiment optimisé, et nos émissions de gaz à effet de serre diminuent, dit-on.

Écriture le 16/10/23

Soir d’hiver, la pluie fouette le seuil,
la pluie s’insinue dans les vies de l’enfance

elle fait des chants que je suis seul à entendre,
qui vont très loin,
entre le bonheur et l’océan
là où je peux inventer tous les rêves.

C’est autrefois, rien ne s’est infiltré encore
des malheurs des hommes
entre la terre et moi
entre nos rêves et les saisons,
tous mes instants sont éperdus
de l’amour du monde,
de ce que je ne connais pas
et qui semble si doux
dans l’entrebâillement des années.

L’enfance, c’est une manière dans la lumière
de voir l’absolu du temps, des êtres,
de ce qui passe sous le soleil près de la main,
et rien ne semble aussi solide,
tellement hors de la mort,
tellement radieux.

C’est autrefois, un soir d’hiver
et c’est toujours, dans la levée des regards
vers ce qui nous a fondés, toutes et tous,
vers ce qu’on pourrait partager
au creux des mains sous le soleil
ou sous la pluie qui chante ses aventures indicibles.

 

Écriture 17/09/23

Nous sommes en août 1970, à visiter cette maison qui va devenir nôtre.

À l’angle de la façade et du pignon qui donne sur le chemin, une « anguille » comme on dit ici, court sur toute la hauteur, petite béance de quelques centimètres, le mur de façade se décolle, et je m’aperçois qu’il penche vers l’avant. “ Les murs travaillent ici, dit Élie le propriétaire qui nous accueille, c’est l’argile ”. Et Maître P., le notaire, d’ajouter : “ Des Parisiens sont venus visiter il y a quinze jours, mais ça leur a fait peur ”. Honnête, l’homme de lois… On se fait expliquer : pas de fondations aux murs, le sous-sol argileux, la terre l’été qui se comprime, et se dilate à la saison pluvieuse. On hésite. “ Oh ! Vous savez, on peut bien vivre avec ”, ajoute Élie. Et le cadre enchanteur de cette maison à même les arbres et l’espace pèse plus dans la balance. Une semaine plus tard, on dort ici. On se dit que l’anguille et l’argile seront sages.

Deux mois plus tard, le maçon qui refait la couverture encastre une grosse ferraille à angle droit dans le mur de façade et celui du pignon, sur plusieurs mètres. Il rebouche l’anguille. Ça tient depuis cinquante ans. Puis c’est le forgeron du bourg, qui prépare des croix en fer épais, avec un trou au milieu. Une grosse tige y passe, aux bouts filetés, qui traverse la maison. “  On appelle ça des tirants, ça va contenir les murs. ”

Près de quinze ans plus tard, quand on construit en façade la véranda, le surplomb du mur s’est un peu accentué. On construit trois contreforts en pierres, qu’on encastre, avec de bonnes fondations. Du temps passe, de petites zébrures apparaissent parfois sur les enduits des murs, un millimètre, puis deux, qu’on rebouche de temps à autre, les murs continuent de travailler, ils se déplacent sans bruit, dialoguant avec le sol qui les soutient, avec ses faiblesses.

Dans la partie est de la maison, l’ancienne grange avait été construite en pierres, en 1939, en murs de trente-cinq centimètres d’épaisseur seulement, au lieu de cinquante habituellement. Les maçons là encore refont tout un angle, fondations, murs en parpaings, et nous construisons un contre-mur accolé en pierres. Puis ce sera il y a quelques années le mur nord, sur plus de douze mètres de long.

Mais le réchauffement climatique impose au sol des alternances de compression et de dilatation de plus en plus marquées, et les fissures se multiplient, pesant parfois sur les cadres des portes qu’il faut changer. Cette maison a traversé plus de deux siècles sans trop d’encombres, et nous nous inquiétons désormais de sa survie. Combien de temps les murs vont-ils encore travailler à leur propre destruction ?

Écriture le 07/08/23

En 1983, Michel Serres publie Rome, le livre des fondations, un parcours époustouflant de l’histoire de Rome

parcours qui s’appuie sur, et illustre la théorie mimétique de René Girard, à qui le livre1 est dédié :

Je remercie René Girard qui […] m’accueillit, quasi réfugié, dans l’hospitalière Amérique, et qui, alors, m’y enseigna les idées vraies ici développées. → RO p. 7

Les deux hommes se sont rencontrés en 19722, aux États-Unis, lors d’une conférence donnée par Michel Serres. Leur amitié va vivre quarante ans, et leurs œuvres tresser des échos de l’une à l’autre.
Dans ce livre, la première occurrence du textile met en rapport le processus de connaissance, notamment de l’analyse qui détisse, avec celui de l’assemblage :

Je suppose aujourd’hui qu’il existe une connaissance, mais peut-être faudrait-il la nommer autrement, qui demande l’implication, et l’enveloppement et le voile et le nœud. Cela s’enseigne aussi et s’apprend, de construire. Qui demande le pli, qui exige le code, qui entasse chiffre sur chiffre, et qui tricote nœud sur nœud. Hermès et Hestia sont ici, ensemble. Je ne vois plus pourquoi la connaissance ne serait que celle de la Pénélope de nuit, celle qui, dans le noir, détisse. Pourquoi la connaissance ne serait-elle pas aussi de la tissandière diurne, qui noue les fils sous le dessin de la tapisserie, qui croise et enveloppe ? → RO p. 85

Dans les pages qui suivent, le philosophe décrit un nouveau mode de connaissance qu’il appelle de ses vœux :

Je souhaite l’avènement d’une desmologie, discours des liens, des ligaments, des ligatures. Les brins qui se chevauchent font de l’ombre les uns sur les autres, et c’est en acceptant cette ombre et ce chevauchement que le savoir s’accroît – et se résume. → RO p. 86

La nouvelle [connaissance] est, dès lors, une théorie, un travail d’inclusion. Le nœud, le pli sont inclusifs, l’automorphisme et l’absence de négation le sont également. Je crois qu’il est possible de penser sans exclure. […] Pliage, maille, nœud, tissage, implications invaginées, femmes, vous rangez tout. Je crains fort que la théorie usuelle et classique ne se conjugue au masculin, violence, exclusion, destruction. → RO p. 87

"Penser sans exclure" : tel pourrait être ce que dit le textile, image d’un autre travail du réel que celui de la théorie classique. Découverte de ce que portent les femmes dans leur mémoire longue, face à la violence du pôle masculin. Et, dès lors, Serres conclut ce passage :

Et c’est pourquoi, simples aveugles, simplistes ou de trop courte vue, nous n’avons pas pensé l’implication, l’inclus, le pli, nous n’avons jamais su ce qu’était un tissu, nous n’avons jamais vu ni écouté les femmes, nous n’avons jamais su ce qu’était un mélange et nous n’avons jamais compris, même pensé, le temps. → RO p. 87

Bien des thèmes sont abordés dans la fulgurance du propos. On peut utilement comparer cette prise en compte nouvelle du multiple, de ce pressentiment du territoire du savoir-faire comme fondement du savoir, avec celle de l’anthropologue Tim Ingold3 dans son affirmation de la textilité.
Plus avant dans le livre, Michel Serres explore cette opposition entre la rigueur construite de la théorie classique, et ce modèle en émergence, à travers le jeu des sacs et des caisses :

Un sac de toile se plie aisément dans un sac de toile, et il peut, inversement, le contenir aussi bien, alors que si une caisse de bois contient une caisse de bois, celle-ci ne peut pas, inversement, contenir celle-là. Il existe donc des conditions à l’inclusion, dépendantes de la matière de ce qui est inclus et de ce qui inclut, acier, bois, marbre, étoffe, jute, dépendantes surtout de l’espace où tout cela se fait. […] L’espace est déformable, par exemple, ou ne l’est pas. La logique usuelle suppose un espace qui n’est pas déformable, elle est du côté des caisses de bois, des cuves d’acier, des boîtes de marbre. Or on ne peut pas ne pas envisager le cas où l’espace est déformable. Voici des étoffes, du tissu, du pliable, de l’élastique, il y a plutôt plus de mou que de dur sous nos mains, plutôt plus de flexible que de rigide, plus de feuilles que de lingots, plus de chairs que de squelettes, plus de fluides que de roches invincibles. J’ai l’intuition que l’expérience humaine ou ce qu’on nomme les sciences humaines renvoient plus souvent à l’espace textile des sacs, des invaginations variables, et que les sciences dites dures renvoient tout simplement à l’espace des boîtes dures. → RO p. 180-181

Et plus loin :

Je crois qu’il y a des pensées à boîtes, dites rigoureuses, boîtes dures et rigides, je crois qu’il y a des pensées à sacs, des systèmes à tissus. Il nous manque, en philosophie, un bon organon des étoffes, j’en rêve souvent. Si nous l’avions, bien des tricheries ne seraient plus possibles, mais aussi bien des raideurs seraient évitées à la raison. → RO p. 238

Michel Serres ne travaillera pas sur cet organon, cette méthode nouvelle du savoir où le textile prend part. Peut-être parce que son champ de recherche ne croisera pas la diversité des mythes fondateurs des cultures premières où le textile joue un rôle important. Peut-être aussi parce que la logique des caisses domine encore tant la pensée qu’il lui aurait fallu accorder au textile, plus que le simple rôle d’image, même enrichie de bien des facettes. Mais il va continuer de quêter dans le textile, ce que nous explorerons d’ici quelques semaines.

1 Rome, le livre des fondations [RO], Michel Serres, Grasset, 1983.

2 René Girard, Biographie, Benoît Chantre, Grasset, 2023, p. 582-584.

3 Voir sur ce blog : https://parole-et-patrimoine.org/portail/le-blog-chemins-du-vivant/69-sacs-de-corde-et-nids-tisses.

Écriture le 09/10/23

À compter des années 1970, Michel Serres délaisse progressivement ses Cahiers de formation, et commence de publier des livres, dont la série des Hermès, où notamment l’approche des systèmes se confronte à la problématique de l’ordre et du désordre.

Dans Hermès IV, La Distribution1, on trouve deux passages où le textile prend part, d’abord comme image en écho à ce qu’est une culture :

C’est qu’une culture, en général, construit, dans son histoire et par elle, une intersection originale entre de telles variétés, un nœud de connexions bien précis, et particulier. Cette construction, je crois bien, est son histoire même. Ce qui différencie les cultures, c’est la forme de l’ensemble des raccordements, son allure, sa place, et aussi bien, ses changements d’états, ses fluctuations. Mais ce qu’elles ont en commun et qui les institue comme telles, c’est l’opération même de raccorder, de connecter. Voici que se lève l’image du tisserand. De lier, de nouer, de pratiquer des ponts, des chemins, des puits ou des relais, parmi des espaces radicalement différents. → DI p. 202

Quelques pages plus loin, le propos se complète, de la culture comme mode de nouage et de connexion, au tissage comme objet de la langue, elle qui en quelque sorte tisse la culture. Et on notera le rapport au genre, Pénélope dans le récit mythique, et le Royal Tisserand dans le récit philosophique :

Comme si le discours n’avait pour objet ou pour cible que de connecter. […] D’où Pénélope au poste théorique. D’où la reine qui tisse et détisse, le féminin premier de qui, passé mâle, sera le Royal Tisserand de Platon. […] Pénélope est l’auteur, la signataire du discours, elle en trace le graphe, elle en dessine le parcours. Fait puis défait ce tissu qui mime l’avance et le recul du navigateur. D’Ulysse à bord de son navire, navette qui lace et entrelace des fibres séparées de vide, des variétés bordées de crevasses. Brodeuse, dentellière, par puits et ponts, de ce flux continu coupé de catastrophes qui se nomme lui-même discours. → DI p. 206-207

Dans le livre qui suit, Hermès V, Le passage du Nord-Ouest2, le philosophe pressent clairement que l’approche textile n’est pas du même ordre que celle de l’espace géométrique dans lequel nous baignons continuellement. Celui-ci est un modèle résultant d’une théorie, c’est-à-dire d’une vision du monde où l’idée précède le réel, tandis que le tisserand ou la tricoteuse affrontent le réel tout autrement, sans que l’auteur pour l’instant n’explicite cette différence :

Ce qui demeure sûr est désormais la prolifération multiple des espaces. […] Les espaces qualitatifs, parfaitement nommés,sont à la fois a priori et sensoriels. Nous découvrons alors que nous vivons dans une multiplicité d’espaces de ce genre, et que nous travaillons, parfois, tels le tisserand ou la tricoteuse qui fait marcher ses doigts sans les voir, en eux et par eux, et non dans ce cube euclidien, celui qui fait seulement ma protection, dans ma chambre. Notre corps, et le groupe, en ses réseaux de communication, font aveuglément leur affaire de cette multiplicité qu’ils associent dans l’ordinaire de leur vie et de leurs actions. Cette esthétique-là est non écrite. Et pourtant, elle se voit et se vit, dans les arts et dans les métiers, tout aussi bien que dans le quotidien et le formel de haute pureté. D’où l’artefact résiduel du problème classique de la représentation, qui ne suppose qu’un espace, aujourd’hui relativisé. → PNO p. 68-70

D’où, plus avant dans le livre, cette conclusion :

Le tisserand, je le savais, est un artisan pré-géométrique. → PNO p. 184

Pré-géométrique, soit avant la géométrie dans le temps, mais surtout d’un autre ordre. Euclide et son espace ont à voir avec la science qui émerge en Grèce et qui va fonder l’Occident. L’approche textile tient de la pratique ancestrale de quasiment toutes les cultures du monde, elle a donc à voir avec un savoir-faire qui se construit et s’affine dans un dialogue continuel entre le faire et le savoir. Autrement dit, l’invention n’y est pas d’abord conceptuelle, d’abord l’élaboration d’un modèle comme avec la géométrie. Celle-ci n’est qu’un îlot dans la multiplicité des espaces qui nous baignent.

1 Hermès IV, La Distribution, [DI], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1977.

2 Hermès V, Le Passage du Nord-Ouest, [PNO], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1980.

Écriture le 09/10/23

La première mention liée au textile apparaît en 1962, dans les Cahiers de formation1 :

Il y a eu, au siècle de Périclès, paraît-il, un perfectionnement décisif dans l’art du tissage. On imagina deux bâtons qui écartaient ensemble, l’un les fils de chaîne pairs, l’autre les fils de chaîne impairs : ainsi le fil de trame passait d’un seul coup. Vérifier la source en détail. → CF p. 516, 1962 (souligné dans le texte).

C’est l’aspect binaire du tissage, au plan très concret, qui intéresse le philosophe. Nous ne disposons pas de la source à vérifier, mais on sait aujourd’hui que la séparation des nappes de fils de chaîne est bien antérieure, puisque les premières représentations égyptiennes du métier à tisser horizontal remontent à 5000 ans avant notre ère2.
Trois ans plus tard, une note témoigne d’une interrogation sur l’aspect fondateur de la chaîne dans le tissu, suivant la manière de le créer :

Le tissu : avec deux fils, une surface : la chaîne, et la trame / Le tricot : avec 1 seul fil, une surface : la chaîne seule. → CF p. 851, 1965.

L’attention au textile a donc commencé par l’observation du tissu et de sa fabrication. Mais bientôt le mythe et ses résonances interviennent :

La tapisserie de Pénélope est le double schématique du voyage d’Ulysse. Pénélope tisse et détisse comme Ulysse réussit puis échoue, se rapproche puis est rejeté. Elle est achevée au retour d’Ulysse, comme l’Odyssée. La tapisserie représente, comme le Poème, l’univers entier. → CF p. 884, 1965.

Michel Serres est évidemment marqué par la Grèce et sa culture. Il n’est pas non plus anthropologue et sa curiosité n’ira pas jusqu’à chercher dans les mythes fondateurs issus des cultures lointaines, notamment de l’Asie, des modèles quelque peu différents qui auraient pu enrichir sa pensée. Mais il relève avec pertinence les articulations entre tissage et texte. Il va formuler bientôt autrement ces articulations :

Parmi le texte que l’auteur tisse, capricieux, arbitraire et soucieux de nécessité, subsistent les ruines d’un texte déjà tissé, comme si les nouvelles paroles volantes ne pouvaient naître que d’un rebond sur une langue déjà là, sur une paroi déjà nécessaire. La navette court sur une trame fine qui, de ses arabesques, recouvre le fil. La vieille métaphore de nos instituteurs de rhétorique n’était peut-être pas si sotte : le canevas. → CF p. 1377, 1969.

Autrement dit, le canevas tissé est l’image du fondement de la langue, sorte de structure de base qui permet "les nouvelles paroles volantes" et l’invention du texte. Terminons ce parcours des Cahiers de formation par une citation qui prolonge la précédente à la thématique de l’ordre et du désordre :

Il n’existe vraiment que deux choses : ce que j’appelle l’ENTRELACS → le réseau, la tapisserie, la cohérence, la symétrie / ce que j’appelle le NUAGE → la distribution stochastique, le bruit de fond, l’équilibre ; Il y a le monde de Boltzmann et celui de Bravais, celui des complexions et celui de l’ordre-désordre, la mer odysséenne et le tissu de Pénélope. → CF p. 1475, 1971.

Boltzmann, physicien et philosophe du XIXe siècle, dépasse la mécanique froide de Newton, pour plonger vers la dégradation liée au second principe de la thermodynamique, tandis que Bravais, à la même période, met en évidence les réseaux réguliers qui font la rigueur des cristaux. On pourrait aussi se référer à l’ouvrage de Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée (Seuil, 1979), grande réflexion aussi entre l’ordre et le désordre, et la place du vivant.
Nous allons voir, à partir de l’article suivant, comment la référence au textile va s’enrichir d’échos multiples dans les livres publiés à partir des années 1970.

1 Cahiers de formation [CF], Tome 1 des Œuvres complètes, Michel Serres, Le Pommier, 2022

2 Voir Essai sur le tissage en Mésopotamie, Camille Breniquet, De Boccard, 2008, p. 133 sq.

Écriture le 03/10/23

Michel Serres, qui nous a quittés en 2019, fut un grand penseur, auteur d’une œuvre immense (80 livres publiés environ) qui a fait rupture dans la philosophie et parfois polémique, en ce que son approche ébranlait les cénacles intellectuels et cherchait à s’adresser au plus grand nombre.

C’est que Michel Serres possède une double formation initiale, en mathématiques et en philosophie. Après l’université de Clermont-Ferrand, où il souffre du contexte institutionnel, il est nommé à Paris-VIII Vincennes, avant d’enseigner à la Sorbonne, puis à Standford aux États-Unis et d’être invité dans de nombreuses universités étrangères.
J’ai commencé à le lire en 1978, après qu’il eut rédigé un article dans Le Nouvel Observateur qui présentait un livre de René Girard. J’avais repéré dans les premiers livres lus une attention particulière au textile, et, en 1980 ou 1981, alors membre du comité de rédaction de Textile / Art,  je m’en étais ouvert à Michel Thomas, qui dirigeait la revue. Nous avions alors sollicité un entretien auprès de lui, pour que les créateurs textiles puissent bénéficier de son éclairage. Il nous avait répondu que, malgré l’intérêt du sujet, il était trop occupé par ailleurs. J’ai continué bien entendu de me nourrir de cette pensée singulière et puissante…

La parution récente de ses Cahiers de formation1 m’a permis de me replonger dans la genèse de son œuvre, puisque ces cahiers, qui vont de 1960 (Michel Serres a alors trente ans et est au seuil de son travail d’écriture) à 1974, se donnent à lire comme un chaudron bouillonnant de notes, d’écrits fragmentaires, de brouillons d’idées, de poèmes, qui tient parfois du journal. Ce livre m’a suggéré de rassembler les échos du textile dans ses écrits. Ces échos n’y tiennent pas une place centrale, mais reviennent toutefois de manière régulière.
Cette présentation qui va s’étaler sur quelques articles n’a aucune prétention scientifique. Il est préférable de la considérer comme un parcours de butinage dans une partie de l’œuvre, puisque je n’ai lu (et revu pour cette occasion) qu’environ 40 livres, soit la moitié des publications de l’auteur. Je n’ai d’autre part pas jugé bon de grouper ces échos par thème ni d’en réaliser une sorte d’exégèse approfondie : je ne suis pas philosophe et, comme modeste lecteur, j’ai préféré les suivre dans leur chronologie de publication2, assortis de commentaires plus ou moins étoffés. Et comme ce blog s’adresse à tous, et pas seulement évidemment aux spécialistes du textile ni, encore moins, aux philosophes, ces commentaires resteront simples, je l’espère.

Dans un livre d’entretiens3 avec Bruno Latour, qui le questionne sur son “ esprit de synthèse ”, Michel Serres affirme :

Je pars, de façon dispersée, des relations, et de chacune, bien différenciée […] et de toutes, si possible, pour finir par les grouper. → EC p. 151.

Il revendique une certaine errance, le fait de suivre les relations, plutôt que de fonder sa démarche sur une base stable. Et que cette manière de capter le réel

est une avancée dans la notion même de compréhension. Les relations engendrent des objets, des êtres et des actes, non l’inverse. → EC p. 159.

On aura compris que cette façon d’être attentif à ce qui relie, à l’aide d’un regard renouvelé, débarrassé des constructions intellectuelles figées dans leur certitude, ne pouvait qu’entrer en dissonance avec le savoir existant. Mais aussi que cela convoquait le réel autrement, et que les gestes d’humanité qui reliaient, dont le textile, devaient être au cœur de nos regards. Ce que nous commencerons de parcourir dans le prochain article.

1 Cahiers de formation [CF], Tome 1 des Œuvres complètes, Michel Serres, Le Pommier, 2022.

2 Sauf pour les citations des CF, où est mentionnée l’année d’écriture.

3 Éclaircissements [EC], François Bourin, 1992.

Écriture le 25/09/23

D’abord, il y avait eu ces costumes du temps lointain, sauvés de la destruction, collectionnés comme on dit, des décennies durant, par des regards experts et des mains qui les rangeaient dans des chambres profondes.

Et puis l’idée, et ces heures passées ensemble à trouver une approche sensée, à choisir, parcourir le temps du monde, la vie supposée des costumes, l’univers des villes et celui des villages, et comment on pouvait dérouler ainsi la mémoire des formes et des hommes. Comment on pouvait écrire leur aventure à travers ces pans de tissus, ces dentelles, ces volumes si près des corps, mais qui semblaient si loin de nous.
Et puis ce fut le temps des photos, de la mise en images, les costumes et leurs reflets dans la lumière, les mannequins qu’on habille et déshabille, qui le temps d’un instant reprennent vie ou presque dans les redingotes ou les crinolines. Des heures et des heures encore, à révéler les détails sous la lumière, à choisir, à mettre en regard. À tenter de tresser un fil qui pourrait nous conduire quelque part, nous montrer comment c’était vraiment, du temps des robes à la française ou des lévites, ou du moins comment on peut construire un regard sur ces temps-là.

Il avait fallu ensuite imaginer un parcours dans ce temps long, incarner dans l’espace muséal une distribution qui donne un sens physique, temporel, intellectuel, avec les explications nécessaires, du rythme visuel, comment montrer les périodes qui passent et les formes qui changent, et la mode qui vient, qui étend son empire. Il avait fallu préparer les perruques, essayer les habits, ajuster…
Ensuite le montage lui-même, quelques jours à quelques-uns, mannequins sur les estrades, mouchoirs de cou et jupes aux murs, panneaux d’interprétation… Comment faire pour que tout cela respire, que les anciennes gravures fassent écho aux costumes eux-mêmes. Sait-on combien toute œuvre culturelle naît dans la fragilité, quelle longue patience elle draine, ici de la collecte à la mise en images, des lectures innombrables à l’écriture ?

Près de neuf mille personnes sont venues, parcourant ces espaces recréés, rêvant peut-être au temps passé, comprenant un peu mieux comment on façonne la mémoire, comment le monde change, à l’aune de ce qu’on porte sur soi, admirant peut-être telle harmonie de couleurs sur des tissus de soie dont on a perdu maintenant le savoir-faire… On ne sait pas vraiment à quoi tout cela sert, ce que ça peut changer dans le regard. On espère que notre éblouissement a fait cortège, que des lucioles ont brillé dans les yeux de beaucoup.
On démonte aujourd’hui l’exposition, on décroche, on enroule, on plie, on range dans les boîtes numérotées. Moins d’une journée pour que l’espace redevienne vide, que tout se désagrège, qui témoignait du mouvement du monde.

Des costumes pour lire le monde au Musée des Cordeliers, Saint-Jean d’Angély, octobre 2022 à septembre 2023

Écriture le 24/09/23

C’est un homme qui revit les pans de sa vie, des premiers émois amoureux au collège quand il découvre le théâtre, à l’employé de banque qu’il est devenu, sans le vouloir vraiment, et dont les gestes tout le jour longent l’absurdité.

C’est un homme qui révèle l’absurdité du monde, mais avec tant de tendresse qu’on rêverait de lui pardonner, à ce monde au bord de la catastrophe.
C’est au théâtre1. Et l’on sait bien qu’on y raconte des histoires, qu’on y tisse des images, que tout cela devient sur la scène sans doute plus vrai que le réel, plus aigu que dans le fil du temps des vies. Jérôme Berthelot, qui a écrit le spectacle qu’il joue devant nous, fut-il dans sa prime jeunesse ce personnage du Bourgeois Gentilhomme, qui tombe en fascination amoureuse de cette frêle jeune fille qui joue Dorimène, la marquise, et qui le regarde faire le valet Covielle depuis les coulisses, au lieu de s’en aller, comme les autres élèves acteurs, manger des Pépito dehors ? Fut-il, plus tard, ce personnage qui tente de vendre des crêpes bretonnes, sur la plage de Malo-les-bains, dans ce pays des frites près de la frontière belge, et qui fait exploser l’œuf posé par mégarde dans son four à micro-ondes ? Fut-il enfin – mais l’on pourrait citer bien d’autres scènes – celui recruté presque par mégarde aussi, par une grande banque comme agent d’accueil, témoin privilégié de la financiarisation du monde, de l’assèchement des relations entre collègues, voire du mépris du public qu’on accueille ?
Jérôme est seul sur scène, mais tous les personnages qu’il incarne deviennent tellement vivants, il les aime tous tellement, y compris l’horrible directeur de la banque, que cette vie récréée devant nous, plus vraie que la vraie, nous l’acceptons avec bonheur. Magie du talent et de l’humour, où la lucidité coupante d’un parcours de vie au sein des inventions des hommes, laisse place à une sorte de transfiguration, où pointe une humanité fragile et tendre, frémissante et presque heureuse malgré tout, et où les sourires tentent de neutraliser la détresse.

“ Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes ” écrivait naguère le grand poète Nazim Hikmet. On pourrait dire aussi plus lumineux, plus affinés. La vie va dans la longueur des jours, ce qu’on écrit et ce qu’on joue sur la scène combine des multiplicités d’instants plus denses et brillants que les autres, formant comme un noyau compact, fulgurant, qui révèle ce qu’il y a derrière les mots et les paroles. Le théâtre ainsi, comme le poème, cristallise, rend perceptibles, touchables, non seulement les émotions qui nous étreignent, mais tout le vivant montré comme épuré. Jérôme se met en scène, peu importe ce qu’il fut vraiment au travers des longues arcanes de la vie. Vraiment ? Rien n’est plus vivant, et donc empreint de réalité, que cette quête de moments plus absolus. Révéler, dévoiler, ce dont nous avons tant besoin aujourd’hui.

1 À propos du spectacle “ La pureté vénéneuse d’une cigarette menthol ”, de et par Jérôme Berthelot, vu pour la troisième fois le 30 mars 2024 à Saint-Jean d’Angély. Voir le site https://www.jeromeberthelot.fr/.

Écriture le 31/03/24

Depuis Kachgar, sur cette route un peu folle qu’on nomme la Karakoram Highway, l’expérience du parcours est d’abord celle des hautes montagnes, à plus de sept mille mètres d’altitude, qu’on observe au loin, blanchies de neige et de glace.

Le regard est agrandi par les montagnes plus basses, dans les dégradés des roches grises. Cela pourrait, en plus imposant, ressembler aux Alpes, mais comme en délavé, tant l’espace est ici imprégné des gris de la matière mise à nue.
La route est longue, passe par des encaissements, on monte comme un tournis sans fin, la route bientôt atteint les quatre mille mètres. Et le corps peu à peu s’est lavé, vidé de toute sa mémoire, tant l’attention est comblée par cette sensation d’espace qui vient en vous. Comme si le fait d’être plongé dans le dépouillement des montagnes faisait toucher à l’infini, au plus concret de soi, la vue toujours prolongée au-delà de ce que les yeux savent percevoir comme limites.
Et plus on monte, plus cela s’agrandit, plus on se perd. Un moment on s’arrête. Tout près de ce qui ressemble à un lac, mais si peu profond que l’eau danse dans l’œil avec les langues de sable gris, que tout se brouille et fait comme une respiration, jusqu’à cette zone de terre un peu verte là-bas où l’on distingue, quand on regarde fixement, des yaks et d’autres bêtes qui pâturent. Plus loin encore, une falaise grise et blanche, et plus loin toujours toute une chaîne de montagnes sombres, dont la neige coiffe les crêtes. Plus à gauche, des versants gris et blancs, dans une infinité de nuances que leurs reflets dans l’eau plus près de nous, semblent rendre mobiles. Tout près, un large espace de pierrailles, peut-être là pour nous ramener à la réalité de la terre.

Karakoram paysage

Car voir un tel paysage vous transforme de part en part, vous emmène dans des contrées du corps et de l’esprit où règne la multitude, des couleurs, des lumières, des espaces… Et vous ne savez plus vraiment où vous en êtes de ce dialogue avec la terre et l’espace qui soudain chavire. Qu’est-ce que le rapport à l’immensité, quand celle-ci vous impose une infinitude, dont vous pouvez jouir, mais que vous ne pouvez explorer ?
Nous restons là de longs instants, comme des enfants, sous l’emprise douce de ce qui n’épuise pas les yeux. Car cette immensité accentuée semble paradoxalement familière. Comme si la plus haute incarnation du paysage voulait vous apprivoiser, vous montrer vraiment ce qu’est la terre, au-delà de sa puissance.

En 2006

Écriture le 14/08/23

Cela fait dix-sept ans que nous avons passé quelques jours à Kachgar, cette ville aux confins du Xinjiang, autrefois nœud d’échanges de la Route de la Soie.

En fouillant dans la mémoire et les photos, j’ai l’impression d’un autre monde, tant aujourd’hui les bribes encore vivantes de la culture ouïghoure que nous avions éprouvées là-bas, doivent être réduites à néant. Les Routes de la Soie d’aujourd’hui sont d’un autre ordre que celles des échanges millénaires qui ont forgé ces cultures locales qu’on éradique maintenant, sans grand émoi.
Nous avions longtemps respiré la vieille ville. C’était l’Asie centrale et ses ambiances, les fruits sur les étals précaires, les maisons aux arcades décorées, les brochettes sur les trottoirs, les tissus tendus au-dessus des rues étroites pour l’ombre. Au détour, une fillette et ses deux frères sans doute, elle porte une robe en ikat aux couleurs vives, comme une signature de son appartenance. Nous avions un jeune guide “ national ”, chinois Han de Chengdu qui se terrait à l’hôtel, ne voulant pas se mêler aux Ouïghours. A., un jeune ouïghour anglophone, nous accompagnait comme guide “ local ”. Tout ou presque les opposait, l’un n’avait à la bouche que les Jeux Olympiques à venir et la “ market economy ”, l’autre était fier de ses coutumes et de son peuple, fier de partager.

Enfants dans la vieillle ville

Au marché du dimanche, les visages des hommes et des bêtes, en une symbiose heureuse : brebis, chevaux, vaches, ânes et le bruissement humain des petites échoppes où l’on mange, où les déchets de pastèques se mêlent aux billets – l’argent bien à sa place au sein de la diversité du monde. Voilà, on baigne dans tout cela ne serait-ce que quelques instants, et l’on respire à pleins poumons ce qu’est une culture, qui vous nourrit soudain, manière de s’habiller, de se héler, d’échanger, tout ce qui s’est tissé depuis des siècles entre ces gens, le fait d’être assemblés sans que peut-être ils le sachent, à travers leurs misères et leurs grandeurs, et les temps qui vont.

Scène au marché

 

Au marché, les pastèques

Je fais lire au jeune chinois, un encart dans le livre en anglais que nous avons, sur la répression des Ouïghours. Il ne dit rien. La Chine étouffe ses minorités comme autrefois les pays d’Occident. L’économie a besoin de pouvoirs forts, étendus, encore plus aujourd’hui. Les droits humains ne font que le décor des journaux, la vieille ville de Kachgar est maintenant rasée, mais on ne fait pas le deuil d’une ville, le monde avance, il n’y a plus rien à voir.

Céramiques, Mausolée d’Abakh Khodja

Nous allons au mausolée d’Abakh Khodja, vénéré comme un prophète au XVIIe siècle et qui a gouverné un temps cette région. “ Voyez, me dit le jeune Chinois, nous faisons attention au patrimoine ”. Lieu sacré pour les Ouïghours, plus belle architecture islamique de Chine. À l’entrée, les céramiques glaçurées un peu naïves, un peu de guingois, me touchent profondément, comme un signe assuré de la fragilité des cultures humaines.

En 2006

Écriture le 01/08/23

Le jardin cette année a donné fruits et légumes comme rarement, depuis cinquante ans que nous travaillons cette parcelle de terre devant la maison.

Chaleur et sécheresse intenses pourtant, dont nous avons tenté de limiter les effets par l’arrosage. Les quelques orages ont rempli nos cuves d’eau de pluie. Peu de fraises, peu de framboises – les plants souffrent trop du réchauffement – mais une profusion de prunes, de pêches, de pommes, de raisin. Et une quantité de haricots verts, de tomates, de pommes de terre, de potimarrons… les carottes d’hiver et les poireaux sont encore à venir. Nous avons préparé des conserves – plus de quatre-vingt bocaux – des compotes, des confitures. Et les pommes et le raisin ont nourri l’extracteur de jus.

Le jardin est une longue patience d’efforts et de temps consacrée à la terre, à ce qui pousse. Nous avons appris depuis cinquante ans qu’on ne maîtrisait rien, qu’il fallait accepter les aléas, que les efforts intenses parfois ne produisaient rien. La faute aux gels de printemps, à l’excès de chaud, aux parasites parfois, à la sécheresse surtout. Mais quand on récolte, quand on fait ses repas de ce que donne le jardin, c’est un immense bonheur qui rayonne entre nous, sans que j’en sache le pourquoi à ce point, comme si ce cycle végétal nous apprenait la communion intense avec l’univers entier, à partir d’une petite parcelle, à partir de quelques fruitiers.

Et le temps qui va – celui de l’humanité qui saccage allègrement cette terre nourricière – nous apprend la précarité. Quand les saisons maintenant nous comblent à ce point, on sait que c’est en quelque sorte un sursis, comme des moments radieux qui échappent encore au désastre. Et celui-ci, qui plane sur nous, qui rôde sans qu’on ait prise sur lui, nous faits devenir modestes, humbles, et malgré tout presque confiants d’avoir pu encore participer à ce chant fertile et ce dialogue, depuis des millénaires, entre les gestes des hommes et cette terre qui se laisse brasser, remuer – et soudain cela germe et grandit, cela fait nourriture.
Si chaque puissant de ce monde – ou qui se croit tel – cultivait lui-même un peu de jardin, de ses mains, est-ce qu’il comprendrait l’appel silencieux, désespéré, des plantes, des arbres ? L’évidence de l’avenir du monde est au cœur du jardin, dont tous les puissants se moquent, occupés qu’ils sont à leur domination. L’évidence de cette communauté, entre la terre et nous, première et qui devrait faire primauté.

Écriture le 11/09/23

Visages que j’ai oubliés
au premier abord de ma peau,

dans le berceau, ma mère sans doute
et les cousines, les voisines, et d’autres de passage,
les femmes se penchent vers l’enfant
peut-être ont-elles toujours en elles
l’image première de la vie sortie de leur ventre
comme une merveille dont on ne mesure jamais
ni l’importance ni les conséquences.
L’enfant du creux de sa couche
ne sait rien de ces regards quêtant en lui
l’imperceptible différence d’un sourire
comme l’essentiel merci du monde.

C’est bien après, dans les cours d’école,
les petits des hommes, qui se dévisagent
avant de jouer à la guerre,
les traits se sont durcis,
de la soif du pouvoir à la solitude déjà,
quel âge a-t-on quand tout ainsi devient péremptoire,
quand tout propos devient la mesure de soi-même
à l’aune de la cruauté du monde ?

Et puis un jour, c’était en août pour moi,
au pied de grands arbres qui jouaient avec les nuages,
quand on regarde celle près de vous, que son visage
vous appelle pour un voyage que vous savez sans fin
dès le premier instant,
comme si la lumière et la peau, les courbes douces,
faisaient à jamais chavirer le monde.

Le temps passe, la vie ne s’efface jamais,
tant de visages dans les voyages
qui vous ont comblé, surpris, fait défaillir
au bord de l’inconnu, au milieu des douleurs, des joies,
de ce qui brasse tant et tant l’être humain
qui va sur les routes du monde.

Le temps passe, celle qui vous offrait naguère
tout l’amour de son visage contre le vôtre, dans le berceau
vient de quitter la vie, vous la voyez maintenant
comme un masque que la mort a creusé
jusqu’au plus profond de son mystère,
vous l’embrassez une dernière fois,
c’est vous qui vous penchez maintenant,
voit-elle vos traits quémandant l’impossible ?
C’est froid comme la glace,
un visage en allé du monde.

Écriture 24/07/23

C’est un rituel éteint très loin dans la mémoire. C’est le printemps, quand il y a profusion de fleurs sur la terre.

Comme les autres enfants, je vais dans la procession, avec mon panier empli de pétales de roses, nous sommes en rang, nous en prenons à chaque pas une petite poignée qu’on jette dans l’air. Cela fait des couleurs sous le soleil, il y a des chants, le prêtre, on s’en va vers le reposoir tout décoré sur la place, l’air est doux et j’ai un peu peur du monde tout autour.
Est-ce que je comprends ou j’approuve quelque chose de ce cortège ? Est-ce que le religieux nous relie quelque peu alors, les enfants, les parents, et les plus âgés qui se traînent ? C’est la petite foule du village ensemble, fascinée par son propre mouvement, par les décors qu’elle crée, par tout un attirail de gestes et de paroles que personne ne vit vraiment.

Près de soixante-dix ans plus tard, tout l’ostentatoire du religieux s’est dissous, du moins dans le quotidien des saisons et des villages. Je ne sais pas bien ce qu’on y a perdu, ni ce qu’on y a gagné. Le collectif qui sonnait un peu faux s’est délité, on se sentait faussement seul, on l’est devenu tout à fait. Rituel, ce qu’on commémore, ce qu’on célébrait encore vivant entre nous et qui s’est enfui…
Il n’y a pas que le religieux bien sûr. D’autres rituels perdurent, le feu d’artifice du 14 juillet, son défilé, bien d’autres grandes cérémonies républicaines, où les paroles qu’on brandit résonnent comme des étendards minés par le doute. Les gens s’amusent. Partagent-ils quelques valeurs communes ? Le rituel républicain aussi s’étiole, la culture et les valeurs s’éloignent, loin derrière les affaires et la marchandisation du monde. La culture s’atomise, se réduit à quelques signes festifs, elle forgeait la cohérence des vies, elle va, chaotique, en errance d’elle-même, images multipliées qui chacune tente d’attirer à soi le désir de ceux qui s’agglutinent autour d’elle. Pour un temps, pour le temps du profit.
Combien de temps encore va-t-on les tolérer, ces rituels qui font décorum, qui voilent le réel et sa violence ?

Écriture le 17/07/23

C’est un livre1 cri d’alarme sur notre devenir, qui pourtant n’explore que les choix de gouvernance face à l’hypervitesse et au déferlement des technologies d’information.

Mais c’est un champ crucial dans quoi l’on baigne sans le savoir souvent, où selon l’autrice se joue l’avenir bien frêle des démocraties.
Asma Mhalla est une chercheuse à l’EHESS2, jeune femme brillante, dont l’essai met en quelque sorte “ les pieds dans le plat ” face à l’endormissement et l’apathie de nos sociétés occidentales. Son écriture est foisonnante d’analyses fines, de constats lucides, parfois trop truffée de termes anglais pas toujours expliqués. Si l’on admet bien d’emblée les liens entre politique et technologies, le sous-titre provoque, qui affirme que tous nous devenons des soldats, à notre insu bien évidemment. Mais c’est que dans les guerres cognitives et informationnelles qui s’annoncent, une bonne part de la pratique numérique transforme chacun de nous en fournisseur stratégique des géants de la technologie.

Ces firmes, que le livre nomme les BigTech, font “ prévaloir arbitrairement leur propre vision du monde parfois extrême ” → p.23. Par leur usage, nous industrialisons le faux, mais bien plus, “ nous accélérons la fin du système, l’implosion de démocraties par et depuis elles-mêmes ” → p. 24.
Tentons de parcourir quelques pans essentiels du livre, pour comprendre. D’abord à travers ce que l’autrice appelle la Technologie Totale. Quand vous utilisez Google ou un réseau social par exemple, vous lui confiez non seulement toutes les informations que vous publiez, mais aussi vos gestes numériques, vos hésitations, vos parcours etc. La technologie “ avale et se nourrit de tout et du contraire de tout. [… Elle] nivelle : tout se vaut, le vrai, le faux, le virtuel, le réel, l’important, l’anecdotique. ” → p.37. Le BigTech qui capte tout, traite et exploite tout ce qu’il capte, le fait hors de toute transparence, dans la mise en place d’un infrasystème universel : les algorithmes qu’il met en place échappent à tout le monde, la masse d’informations captées devient instrument de pouvoir et aliment des intelligences artificielles, produisant une vision du monde totalisante et en dehors de tout contrôle démocratique. Les Bigtech, aujourd’hui peut-être une dizaine de firmes sur la planète. Et le processus est tel qu’il s’adresse à chacun, dans une relation strictement verticale qui rend obsolète les parts autrefois communes d’un sens partagé. Asma Mhalla cite les prémonitions d’Hannah Arendt : “ une société de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous ” → p. 48. Les premiers temps d’Internet promettaient “ la participation libre au débat, la prise de parole sans contrainte ni permission ” → p. 51, mais désormais, au cœur d’une “ déflagration virale ”, “ sans ancrage ni limites, comment la conscience peut-elle forger son propre discours, libre et critique, quand elle n’a plus d’autres repères qu’elle-même ? ” → ibid.

Le livre développe ensuite, en plusieurs chapitres, comment les BigTech sont des hydres géopolitiques et comment leur dimension planétaire, leur puissance technologique orientent ou transforment les réalités produites, compte tenu notamment des concurrences acharnées qui règnent entre ces monstres tentaculaires. L’intelligence artificielle ”n’est pas neutre. Elle est politique ” → p. 91. Mais c’est aussi vrai des réseaux sociaux, un seul exemple : “ Le massacre des Rohingya, minorité birmane persécutée, a ainsi été favorisé par la montée virale des appels à la violence et à la haine, Facebook ayant joué un rôle indirect mais certain dans les exactions en tant que principale plateforme politique ” → p. 144.

Les nouveaux horizons technologiques devraient concerner plus encore le politique : “ le contrôle de la cognition sera l’un des grands enjeux des luttes à venir ” → p. 121. Nos cerveaux deviennent des champs de bataille. L’intelligence artificielle va bientôt permettre de générer des textes, des voix, des vidéos, des émotions… et ainsi de “ fabriquer de bout en bout, en quelques clics, des univers subversifs, des univers de “ faux ” → p. 130. On voit les impacts gigantesques sur la démocratie, car n’oublions pas que les BigTech sont des acteurs privés. “ La privatisation idéologisée de la fabrique des savoirs, ultime émanation du projet de Technologie Totale, pose un enjeu démocratique de premier ordre ” → ibid.

Face aux BigTech, quels autres acteurs ? Les états bien sûr, mais de rôle et de puissance bien différents les uns des autres. Au sommet, ceux que le livre nomme les BigState. Le BigState entretient avec le BigTech des relations complexes, ambivalentes, en partie de soumission obligée face à plus global que lui. “ Au prix d’une déconnexion croissante avec sa base, sa source de légitimité, son peuple. Cette déconnexion rampante devient une bombe à retardement politique ” → p. 151. La souveraineté éclate, la puissance devient hybride, le BigState cherchant à réguler sans toujours y parvenir, loin s’en faut. Et dans la militarisation du monde qui se fait galopante, le BigTech prend souvent le pas sur l’État, témoins le rôle d’Elon Musk et de Starlink en Ukraine, ou encore la position du PDG de TSMC, le fabricant de semi-conducteurs à Taïwan affirmant “ que en cas d’agression de l’île, TSMC rendrait ses usines immédiatement inopérantes, ce qui mettrait en panne le reste du monde ” → p. 167.

Le livre dresse un constat sans concession d’aujourd’hui et de ce qui nous attend. “ À quelques exceptions près, où elle a pu sincèrement éclairer le droit, l’éthique et ses infinies déclinaisons […] ont eu pour glorieuse mission de servir de cache-misère. À ce compte-là, quelle différence y aura-t-il demain entre le modèle chinois, russe ou occidental ? ” → p. 228. Regardant vers le futur, Asma Mhalla propose que la citoyenneté grandisse en un BigCitizen : “ Que défendons-nous comme projet ? De quelles valeurs parlons-nous ? ” → p.230. Il importe, non pas de se laisser emporter par l’hypervitesse, mais de décélérer, d’investir à fond dans une éducation approfondie pour comprendre à froid ce qui se passe. Face à l’intelligence artificielle, la créativité intellectuelle est la seule voie, certes très difficile, et dont on voit mal aujourd’hui la puissance. “ Se pourrait-il alors que cet usage de soi se traduise par un retour au réel, au lien, aux livres, aux temps longs, aux rapports d’humain à humain sur des échelles qui ne se mesurent plus uniquement à l’aune du gigantisme technologique mais du “ proche immédiat ” ? ” → p. 258. Ceux qui parmi nous mettent en œuvre cet usage-là, un peu à distance de la folie désirante, apprécieront, tout en se demandant comment faire pour que l’extrême minorité grandisse et puisse infléchir l’actuelle course vers l’abîme.

1 Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Asma Mhalla, Seuil, 2024.

2 École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Écriture le 17/03/24

La Géorgie a gardé une profusion d’églises, dont beaucoup sont ornées de fresques. C’est un merveilleux observatoire de la permanence et des évolutions de l’image byzantine, en plus d’une immersion dans un territoire magnifique.

Nous sommes partis ce matin de Tbilissi vers l’Ouest, avons passé Gori, le lieu de naissance de Staline, où des traces restent des bombardements de 2008. On laisse le monde contemporain, on remonte une vallée qui s’encaisse, qui s’enfonce. Des maisons serrées, de la poussière, de la pauvreté, au milieu de la densité humaine.
L’église d’Ateni est au centre d’une boucle de la rivière Tana. Elle est cernée par des échafaudages. “ Depuis quatre ans, dit Léla, mais pas de travaux encore. ” On quête tout de même les reliefs en aplat, les princes représentés, la chasse au cerf… L’église est fermée, Léla a demandé pour la clé, la femme qui s’en occupe est aux champs, elle va venir, on attend. Un groupe de voyageurs russes arrive, une bonne vingtaine de personnes, un jeune me demande en anglais pour la clé, j’explique, on continue d’attendre. La femme arrive, en noir, affolée de tant de monde. Elle ouvre. Des fresques partout sur les murs, mais des échafaudages partout aussi devant elles. Palabres... on négocie pour mettre une échelle afin d’accéder aux passerelles. Tous, nous montons, privés de vue d’ensemble, mais baignés de la proximité des images, dans le grincement des planches et des armatures métalliques. Ces fresques datent de la seconde moitié du XIe siècle, des prophètes, l’entrée des justes au Paradis, le portrait d’une reine, cette scène de la Visitation aux visages qui se touchent, et cet ange flottant dans l’espace et qui vient avertir en songe Joseph qui dort au-dessous… Présence intense et distance aussi dans la représentation. On sait que pour l’orthodoxie byzantine, l’image est le signe d’abord d’un cheminement intérieur, qu’on a du mal à entreprendre, vu les treillis d’acier et les bruits qu’ils engendrent.

Ateni Visitation

 

Ateni Abge

Nous redescendons dans la plaine, pour suivre bientôt la douce vallée de la Dzama. Des vergers, pommes, abricots, prunes, treilles, noix… une surabondance de fruits au cœur d’un pays vert, un paysage comme le paradis, peuplé, souriant. Puis à gauche, on entreprend la longue montée vers le monastère de Kintsvissi, dont on entrevoit de loin la coupole perdue dans les arbres, à flanc des monts, à deux pas des nuages. La route monte en lacets jusqu’à un terre-plein, puis quelques centaines de mètres de montée à pied. Comme toujours, les situations exceptionnelles, à l’écart, dans le silence, se méritent. Deux églises ici, celle de la Vierge, à moitié effondrée, et celle plus vaste de Saint-Nicolas.
Un moine nous a vus venir, il nous précède, ouvre sa boutique près de l’église. Léla demande pour les photos. C’est non, même sans flash, car ça abîme les fresques. On entre, dans une symphonie extraordinaire de bleus. On est à l’époque de la grande reine Tamar (début XIIIe siècle), période de renaissance, où l’on a utilisé du lapis-lazuli pour les bleus de ces fresques a secco. Le moine entre après un moment, il voit nos sacs fermés, nous autorise finalement à prendre quelques photos, comme cet ange entre deux fenêtres, au visage si intense et si doux, proche des femmes découvrant le tombeau vide. Il y a dans tous ces visages qu’on découvre à foison, une extrême finesse. Et c’est comme souvent une émotion déversée, par vagues, d’un long temps d’un regard à l’autre.

Kintsvissi ange

Nous voici à la boutique où l’on achète un pot de miel, un petit livre. On a apporté avec nous des images romanes, il les regarde avec intérêt, on souhaite lui en donner. Une question : “ Catholique ?... ” On acquiesce, il refuse, ne peut pas. “ Excusez-moi ”, dit-il...

En 2013

Écriture le 24/04/23

On a continué de remonter la route militaire, qui se faufile dans les immenses trouées vertes de ces montagnes qui pourtant n’écrasent pas le paysage, comme si la grandeur magnifique ne sombrait jamais dans le vertige ou l’arrogance.

La route est difficile, dégradée, le trafic intense, on passe des tunnels, des chantiers… Stephantsminda, où l’on s’arrête, est le dernier gros village – un peu plus de mille habitants – avant la frontière russe, à 15 kilomètres environ. Il est 17 H 30, la lumière décline un peu, les nuages montent, là-haut le mont Kazbegh à plus de 5000 mètres d’altitude, est noyé dans des brumes qui tourbillonnent.
On se pose à peine, à peine un regard vers la vallée, à peine les nuages qui s’effilochent, nous voilà repartis vers Guergueti, par une piste où les 4x4 se croisent avec difficulté, en tentant d’éviter celles et ceux qui montent et descendent à pied. C’est la fête, nous dit-on, et le pèlerinage. Quand nous arrivons à l’église de la Sainte Trinité, qui domine le village d’un promontoire à plus de 2000 m, la foule s’est amenuisée avec le soir qui vient. L’herbe est striée des traces innombrables des voitures qui ont dû tout le jour faire l’excursion. J’ai l’impression d’être au sein d’un mouvement insensé, d’un troupeau touristique qui vient quêter des miettes de splendeur.

Guergueti eglise

Là-haut, l’église dehors montre des décors sommaires sur son tambour ou près de la porte d’entrée, comme pour marquer d’un trait de mémoire la solitude du site quand on l’a construit, au XIVe siècle, qu’acheminer ici les matériaux était un exploit, et que la génération présente vient occuper sans cesse. À l’intérieur de l’édifice, ramassé sur lui-même, c’est le rituel des cierges allumés, maigre lumière contre l’ombre, la chaleur des corps qui se côtoient, maigre impression face à la démesure du paysage, dehors.

Guergueti tambour

Ce que j’ai pris tout à l’heure pour une invasion touristique n’est qu’en partie vrai. Beaucoup de Géorgiens sont là aussi, en réel pèlerinage, comme je le comprends aux gestes de dévotion – de superstition diraient certains – qu’accomplissent avec intensité nombre de personnes. Ainsi, notre chauffeur, qui baise toute une série de pierres en sortant de l’église, lui, l’homme au smartphone, aux tee-shirts américains, aux bermudas… Me reviennent ces scènes, à Tbilissi, avec les églises nombreuses comme des points d’ancrage, les femmes et les hommes, en attente, priant dans leur petit livre, ceux qui entrent, baisant l’image à gauche, les icônes à l’intérieur partout, les popes, les jeunes diacres en habit… Dans toutes les églises les gens affluent, “ l’office ici, ça dure parfois trois heures, mais on peut sortir, et rentrer... ” Le religieux, qui se mêle à l’identité, au cœur de la capitale comme au sein du Grand Caucase, dans la solitude effrénée de la Trinité.

En 2013

Écriture le 10/04/23

C’est la route du Nord, qui monte vers la Russie, la voie des invasions depuis toujours, la grande route militaire dit-on aujourd’hui.

On suit la vallée de l’Aragvi, et, tout proche de la route, près d’une grande retenue d’eau, un ensemble fortifié avec en son sein deux églises et une tour défensive. Muraille du pouvoir civil, celui des puissants ducs de cette région, qui protège le religieux. Nous sommes aux XVIe et XVIIe siècles, dans une période de guerres permanentes avec les pouvoirs voisins.
C’est la grande église qui est la plus spectaculaire, par sa sculpture surtout. Une fois passée l’entrée de la forteresse, la grande façade saisit le corps. La pierre et le style des reliefs rappellent certaines églises d’Arménie, cette alliance de moulures fortement affirmées, d’entrelacs si présents dont ici au cœur de la croix immense, et de figures – personnages, anges ou bêtes – dont la sculpture semble sommaire, mais qui pourtant fait une présence puissante.

ananauri facade

Tout en haut, près du sommet de la croix, un ange allongé, qui émerge d’une longue pierre, les ailes proches du corps, les plis du vêtement qui allongent sa silhouette, et son visage tourné vers nous, fait de si peu de traits, de si peu de volume, mais qui interpelle tant qu’on reste à le regarder longtemps. Et l’œil écrit en soi des questions sans réponses.

ananauri ange

Les motifs font dialogue aux images, tout est lisible, les grands arbres de vie, somptueusement ouvragés, coiffent d’autres anges, des lions allongés sont attachés aux rosaces. On s’attarde, on voudrait tant s’emplir de ces grandes pierres ocres, comprendre les gestes de ces sculpteurs, le contexte de cet art de la fin du XVIIe siècle qui nous semble si puissant dans sa presque naïveté, et dont on dit qu’il est influencé de thèmes païens de la Perse.
À l’intérieur, des fresques, un ensemble dédié à l’assemblée des élus devant le Christ triomphant de l’Apocalypse, un autre à une vaste pesée des âmes. Et sur les piliers, des saints guerriers, ou des Pères de l’Église. Comme à l’extérieur, l’alliance de la guerre et du religieux, une approche des visages touchante, au bord presque de la tristesse.

ananauri saint guerrier

Ainsi va le territoire géorgien, si dense d’édifices qui couvrent la terre et les siècles, et qui viennent sur vous vague sur vague, comme un enchantement renouvelé qu’il faut vivre sans doute avec l’âme de l’enfance faute d’être désemparé. On se dit qu’il faudrait un temps long pour s’immerger vraiment, relier les fils, aller au-delà du voyage. Le regard avoue très vite sa finitude, son manque.

En 2013

Écriture le 02/04/23

“ On prend la route de la steppe ”, dit Lela notre guide, avec son air un peu triste et ses grands sursauts de lumière. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la capitale, les villages et leurs habitations semblent se décomposer.

Tout se dénude, tout s’amplifie du paysage, on ne rencontre plus que du bétail, quelques cavaliers, des fleurs violettes en vagues au vent. La route encore, puis la piste. Quelques maisons autour de ce premier monastère encore vivant – quelques moines y résident toujours.
On monte le sentier, chaleur, les montagnes vastes, l’ocre rouge. On monte longtemps, à flanc raide. Les livres parlent de “ bout du monde ”, des “ confins du monde chrétien ”. On suit bientôt un ancien rail qui permettait de porter les matériaux tout au long de cette falaise trouée de tant de grottes, autrefois aménagées, décorées par les moines. Nous sommes en Géorgie, tout près de la frontière de l’Azerbaïdjan qui s’est accaparé une partie de ces monastères hallucinants, nichés dans ces montagnes hautes, et qui semblent surplomber toute la terre. C’est David, un des pères saints de Syrie dit-on, qui est venu là au VIe siècle, dégoûté de la capitale Tbilissi, de ses ragots – une prostituée y répandait la rumeur qu’elle portait un enfant de lui… David, avec ses disciples, monté vers cette steppe reculée, vers ce désert, et qui fonde une vingtaine de monastères, en haut de ces montagnes, face à l’Orient.

david garedja refectoire

Lieu de violences, de ravages, l’effroyable banalité de l’humanité, les Seldjoukides, les Mongols, Tamerlan viennent et détruisent, et le Shâh Abbas de Perse qui en 1615 fait tuer six mille moines et brûler tous les manuscrits. Ils se sont relevés mais à peine, ces moines ont perpétué une faible présence, jusqu’à ce que les Soviétiques transforment ce lieu en champ de tir.

Dans le flanc de la montagne, les grottes quasiment toutes ornées de fresques du XIe au XIIIe siècles. On les regarde, et ce sont des visions blessées de ce qu’on a détruit, des graffitis creusés au couteau dans l’enduit, des visages défigurés. La puissance extrême d’un lieu de mémoire des images, et l’absurdité des violences de l’histoire. Le mal humain au cœur de nous.
Mais l’admirable insiste, le regard délaisse l’horreur, il voit le réfectoire des moines élaboré dans la pierre, il voit la fresque de la Cène au mur, ce qui célèbre la communauté, les retrouvailles entre les hommes, l’affirmation malgré tout du partage.

david garedja la Cene

Tout au bout du sentier, tout en haut, la chapelle de la Rédemption, en hommage aux six mille martyrs, offerte au vent, à peine une abside maçonnée de grosses pierres. La frontière est à deux cents mètres. On voit deux soldats azéris, les autres monastères sont de l’autre côté, on ne peut y aller. Stupidité des frontières fermées. Trois soldats géorgiens arrivent, kalachnikov en bandoulière, bouteille d’eau à la main. Ils s’assoient à l’ombre de la chapelle. “ Salam Aleikoum ” crient-ils d’une voix forte à l’adresse des azéris… On regarde le paysage des infinis, le corps est au-delà des brumes, des kilomètres d’horizon. On ne sait plus ce qui nous porte.

En 2013

Écriture le 24/03/23

C’est une longue histoire, longue comme le fil du destin, tous ces fils fragments de vies qu’on tente de rassembler en soi, l’un avec l’autre et entre nous.

On les assemble ces fils depuis la jeunesse, on les isole, on en fait des rêves. Tu les enserres, tu écris sur eux la couleur et son absence. Et cela fait des rythmes, un premier mouvement du monde, de ce qui surgit entre nous. Sans qu’on sache ce qu’est notre monde.
Quand on commence dans la jeunesse, on s’imagine que c’est anodin d’écrire ainsi des couleurs sur les fils, on croit déplier le monde dans l’allégresse. Les couleurs s’assemblent dans le tissu comme une innocence. On assiste émerveillés à ce qui vibre aux frontières des réserves de l’ikat.

L’ikat, c’est l’exploration des langues, la couleur en plages binaires sur les fils, ici teints, et là laissés nus. Et puis, de cet embryon du signe, l’assemblage de ces fils, leur enlacement, pour que le rythme compact se déploie dans l’espace, pour que cela fasse surface qui comble l’œil.
On est partis sur les routes de la terre, il y a bien longtemps, pour tenter de comprendre celles et ceux passant leur vie à faire ces mêmes gestes, à mettre au monde ces mêmes tissus, tant différents pourtant d’une région à l’autre de la planète. Toutes et tous, dans la merveille fugace de la rencontre, avaient en eux cette même modestie patiente devant ce qu’ils dévoilaient de leur âme dans ces tissus improbables. Témoins de l’incertitude et de la précarité des chants humains. La terre, ses femmes, ses hommes et ses routes nous ont comblés, sans trop savoir comment nous avons bu à leurs multiples sèves.

J’écris cela que tu incarnes dans la patience immense. J’écris, juste un peu pour la mémoire, celle des mots à côté de ce qu’on voit, qui rayonne et vibre dans les corps. Des gens viennent et disent : “ c’est prodigieusement vivant ”. On n’approche le vivant que de loin, par petits instants scintillants. Mais parfois, de regarder ces tissus que nous avons mis au monde, la sensation que peut-être ils deviennent parents des paysages, des femmes et des hommes qui les peuplent.

Il faudrait voir ainsi partout sur la terre ce qui fait signe, ce qui fournit l’apaisement, l’énergie à rassembler, à préserver. Aux bords des traces du vivant, l’indécision, l’écriture un peu tremblée, c’est l’âme du monde si fragile qui se dévoile, dont nous ne savons rien, sauf qu’elle est l’arrière-pays de nos partages, de nos amours, de ce qui nous prolonge.

Cristal fumée 2

On a mis ces tissus de nos vies au mur, pour ceux qui passent, pour fournir un peu de rêve, un peu des vibrations de nos âmes jointes depuis des décennies. On ose à peine ce chant du temps, ce qui est né de nous, il faut garder la modestie toujours au cœur de soi. Celle des couleurs au mur, celle des mots sur la page. Tout ce qui se trace, tellement intense et léger à la fois, tout au sein de l’aventure humaine.

À propos de l’exposition “ Ikats, cultures du monde et créations contemporaines ”, au Centre d’Art de Crest, du 10 février au 28 avril 2024.

Écriture le 13/02/24

Écrire, les pas s’en vont
parcourir un monde immobile

mais la main tremble qui trace les mots
la main ne sait jamais le cœur de leur musique.

Depuis si longtemps, les mots
qui ne se sont jamais posés
pour s’enfouir aux creux des chairs ou de la terre,
les mots n’en finissent jamais
dans la main qui tremble.

Sait-on ce qu’on espère d’eux,
sait-on même cette soif d’écrire
ce mouvement halluciné d’aller puiser encore
sans rien savoir au fond qu’une musique douce,
ou terrifiée, c’est selon l’humeur ou la saison,
ou peut-être seulement le ressac du temps
qui cogne encore et l’on cherche en lui
un chemin presque inaudible.

Écrire, les jours s’épuisent
on voudrait les déplier sous le soleil
ils vont plus vite qu’autrefois
on n’en saisit que des bribes
dans tout ce qui passe à travers soi,
on ne sait rien
de ce qui nous arrive,
on cherche à s’agripper, malgré tout
à cette impossible musique
qui troue les paysages
de ses gestes désordonnés.

Écriture 08/07/23

La donation objet de cet article et du précédent est formalisée chez le notaire Cristin, le 18 mars 1812. Jean Sirat, cultivateur à Lépinoux, fait cette donation à ses deux enfants Joseph, marié à Marianne Babin, et Marie, marié à Jean Bonnarme. Voici le second lot.

Le second des dits lots est échu, demeuré, sera et appartiendra à la dite Marie Sirat femme Bonnarme en pure et absolue propriété consistant icelui dans les fonds qui suivent.
Savoir un bâtiment au dit Lépinou avec son quereux1 au devant et vis à vis, qui devra passage avec bœufs et charrettes à l’autre lot, confrontant du levant à la chambre du premier lot, le mur de refend mitoyen sera monté à frais commun jusqu’à la charpente, du couchant au chemin qui conduit à la fontaine des artenants, par le derrière au chai de Jean Sirat et par le devant le quereux confronté au quereux de Pierre Papilleau du Chiron… Plus la moitié d’une houche2 à Libreson à prendre au… contre… d’autre côté à l’autre lot...

Extrait acte

Notons qu’il y a souvent comme ici un partage des bâtiments existants. Au premier recensement de 1851, le village de Lépinoux compte 125 habitants, contre environ 40 aujourd’hui et alors qu’il y a un peu plus de maisons construites qu’à l’époque. Dans notre maison, et suivant les dires des anciens propriétaires, quatre “ feux3 ” ont vécu ensemble, chacun occupant une pièce. Le mur de refend qui fait limite ici entre les deux lots doit être remonté jusqu’en haut du bâtiment.

Plus quinze règes4 de vigne situés à La Brousille, confrontant du levant à l’autre lot, et du couchant à Pierre Ardouin la jeunesse. Plus six sillons de vigne situés aux Grandes Versaines, confrontant du levant à la veuve Louis Pineau, du couchant à Jean Sirat, du bout du midi au chemin de St-Jean… Plus une pointe de pré situé au Pré Patin, confrontant du levant à Jean Papilleau et du couchant au chemin de Lépinou à Loiré… Plus neuf règes de vigne situées derrière Le Plantis confrontant du levant à Jean Bonnarme et du midi à la divise de Loiré. Plus douze sillons de terre situés au Pré Patin, confrontant du levant à la vigne de l’autre lot, du couchant à Jean Daigre, du midi au dit chemin de St-Jean. Plus sept sillons de terre situés sur la Sablière, tenant du levant à Louis Babin, et du couchant à la veuve Jacques Micheau… Plus la moitié d’un petit renfermis5 appelé La Tranchée sur l’Aubrée, confrontant du levant à la veuve Louis Pineau qui a l’autre moitié et du midi à Jean Papilleau fossé entre deux dépendant du renfermis… Plus sept sillons sur Les Bouchauds confrontant du levant à la veuve Louis Pineau et du couchant à Pierre Papilleau… Plus dix sillons situés aux Ardillards, confrontant du levant à la veuve Jean Belin et du couchant à Pierre Rillaud… Plus une pièce de pré de cinq routes (?) environ située au Pré Patin confrontant du levant à Jacques Gueri et du couchant au nommé Maillou du chef de sa femme, la dite pièce de pré derrière, confrontée, attribuée à la dite Marie Sirat pour sa portion dans les acquêts…
Qui sont tous les biens domaines et héritages que les dits copartageants avaient à diviser entre eux leur provenant des successions échues et anticipées, le dit Jean Sirat gentille et Favreau conjoint ; s’il s’en trouve d’autres dans la suite provenant des mêmes chefs, ils promettent et seront tenus les partager également par moitié, se tiennent de ceux-ci tombés en leur lots pour contents et bien apportionner, en conséquence ils s’en sont dès à présent et pour toujours démis, dévêtus et désaisis à l’effet par eux d’en jouir faire et disposer à l’avenir, comme de leurs autres biens, en payant les contributions auxquels ils seront assujettis et sous la garantie réciproque à laquelle tous copartageans sont tenus de droit.
Passant les parties au règlement de leurs droits mobiliers, il est par elles déclaré que le dit Jean Bonnarme lors de son mariage avec la dite Marie Claire Sirat fut associé à la communauté mobilière du dit Sirat père et ses enfants ; lui et son épouse pour une moitié et l’autre moitié par le dit Sirat père et le dit Joseph Sirat et son fils, ainsi qu’il résulte de leur acte de mariage reçu le notaire des présentes le vingt et un frimaire an sept, enregistré à Néré le premier nivôse suivant par Merveilleux ; que quelques années après le dit mariage le dit Bonnarme et sa femme étant sortis de la maison de leur père et beaupère en retireraient les portions auxquelles ils étaient associés à sa communauté, que par le contrat de mariage du dit Josaph Sirat avec la dite Marianne Babin, reçu nous dit notaire le vingt trois pluviôse an treize enregistré le premier ventôse suivant, il y eut stipulation de communauté mobilière entre le dit Sirat père et le dit Sirat futur et la dite Babin, que cette communauté a existé de cette manière jusqu’à ce jour. En telle sorte que par le moyen de la donation du père commun, cy dessus établie, le dit Joseph Sirat et son épouse s’y trouvent fondés outre les deux tiers à eux afférants en icelle de la moitié du tiers de leur père et beaupère donateur, et l’autre moitié du dit tiers à la dite Marie Claire Sirat ; les droits mobiliers de chacun étant ainsi réglés, le dit Bonnarme son épouse, Joseph Sirat et la sienne sont ensemble convenus du marché qui suit : savoir, qu’icelui dit Bonnarme et sa femme font par ces présentes cession et transport au dit Joseph Sirat et son épouse acceptant du sixième leur revenant en le dit mobilier, compris en la donation du dit Sirat père, hors et réservé toutefois leur sixième partie en quinze mauvais futs de barriques et deux cuves de charroix aussi mauvaises, cette cession faite pour quatre vingt quatre Francs numéraire effectif, que le dit Sirat et son épouse ne seront tenus payer au dit Bonnarme et son épouse que six mois après la mort du dit Jean Sirat père en espèces de numéraire et non autrement, moyennant quoi aussitôt le dit décès arrivé le dit Joseph Sirat et sa femme s’empareront de plein droit de tous les meubles et effets du dit Sirat père et en disposeront à leur volonté, à toujours sous la réserve, comme dit est, du dit sixième de barriques et cuves qui ne sont point comprises en la dite cession.
[Suit une conclusion “ Tout ce que dessus est l’intention des parties... ” dont il manque la fin.]

Si vous avez eu le courage de lire jusqu’ici, posons-nous ensemble quelques questions. Est-ce seulement la complexité fleurie du langage notarié de l’époque qui nous le rend si peu accessible, au point sans doute qu’on a du mal à imaginer que cela fasse vraiment contrat en bonne et due forme ? Qu’est-ce qui fait, dans la langue, que ceux de l’époque s’y retrouvaient ? Ou faut-il admettre que, déjà, il leur fallait des sortes de traductions ? Si la description des lots est lisible, que dire des affirmations autour des “ communautés ” ? Et, au-delà, à quelles différences dans le rapport au monde renvoie cette langue, avec notre temps à nous ? Qu’a-t-on gagné, qu’a-t-on perdu ?

1 Quereux : sorte de place nue ou de cour non fermée, jouxtant les bâtiments.

2 Houche ou ouche : parcelle de terre de bonne qualité souvent cultivée en potager.

3 Feu : couple en ménage, avec enfants éventuels.

4 Rège : désigne une rangée de vigne palissée.

5 Renfermis : petit enclos.

 

Écriture et transcription mars 2023

La donation objet de cet article et du suivant est formalisée chez le notaire Cristin, le 18 mars 1812. Jean Sirat, cultivateur à Lépinoux, fait cette donation à ses deux enfants Joseph, marié à Marianne Babin, et Marie, mariée à Jean Bonnarme.

Il manque une feuille à cet acte et donc le début et la fin, mais le détail de la donation m’a semblé suffisamment révélateur pour que je le transcrive. Sur l’état civil, j’ai retrouvé la trace de la naissance de Joseph Sirat le 21 novembre 1778 à Lépinoux, et de celle de Marie Sirat le 11 octobre 1780 à Lépinoux.

[début manquant]
Plus se réserve aussi le dit Sirat père, la récolte à faire la présente année dans ses terres à bled ainsi que celle de ses jardins, quant aux vignes les donataires entreront en jouissance dès à présent pour y faire les façons d’usage et en recueillir les fruits à la Saint Michel prochaine.
La présente démission ou donation de biens est ainsi faite à la charge par les donataires de payer les contributions auxquels les dits biens seront sujets, à commencer par celles de l’an mille huit cent treize, et ce sans diminution de la pension viagère cy après établie.

Donation extrait acte

En outre moyennant quatre hectolitres neuf décalitres (ou quatorze boisseaux à la cy devant mesure d’Aulnay) de bled froment, bon, pur, net et recevable, trois cent fagots bois franc, deux cuvées de charroix vendange meslée, quinze kilogrammes (ou trente livres ancien poids) de lard ou cochon frais et vingt quatre francs en argent ; le tout payable par chaque année rendu au domicile du dit Jean Sirat donateur sans frais ; et ce par moitié entre les donataires franc, quit. et exempt de toutes espèces de retenue pour contributions, au terme de Saint Michel de chaque année à commencer le premier payement, pour le vin seulement, c’est-à-dire la vendange, à la Saint Michel prochaine, attendu que le donateur, comme il est observé, s’est réservé les autres récoltes de cette année, pour le second payement pour la pension entière à la St-Michel mille huit cent treize, rendu ainsi qu’il est dit sans frais et exempt de toute retenue pour ainsi continuer d’année en année et de terme en terme, jusqu’au décès du dit Jean Sirat donateur, à l’instant duquel la dite rente ou pension viagère sera éteinte et assoupie au profit des donataires et des leurs… au moyen de quoi s’est le donateur dès à présent et pour toujours démis, dévêtu et désaisi de ses biens meubles et immeubles cy dessus établis ; pour et en faveur des dits Joseph, Marie Sirat et des leurs, auxquels il transmet le tout, à l’effet par eux d’en jouir, faire et disposer dès ce jourd’hui et pour toujours comme de leurs autres biens aux charges de droit avec consentement exprès que les donataires en fassent de suite partage et division avec ceux de leur feue mère s’ils le jugent à propos.

Les mots s’emmêlent, ils se prolongent en ce langage qui pour dire l’exactitude déborde de profusion. Il y a bien sûr de la redondance pour affirmer la règle ou la qualité des éléments (“ le bled froment, bon, pur, net et recevable ”), mais cela fait une danse des mots singulière qui ne s’arrête pas. Et cette musique enveloppe le réel et la complexité des échanges, elle laisse place comme à une dimension cachée. Notons aussi qu’en ce début du XIXe siècle, on se réfère encore à une mesure locale, celle d’Aulnay pour les boisseaux de blé.

Le dit Jean Sirat donateur qui a besoin de gouvernement se réserve de résider dans la suite avec lequel de ses enfants il jugera à propos pour en recevoir au dit cas, le dit enfant sera tenu de le recevoir lui porter déférence et respect, moyennant sa pension cy dessus fixée, qui sera censée s’y consommer en entier, il sera tenu de le nourrir suivant son état, soigner et gouverner, coucher, blanchir, éclairer pendant le temps qui lui conviendra, sans qu’il puisse se faire de répétition contre son co-donataire, pas plus que celui-ci pour à restitution de pension sous aucun prétexte, un objet de condition expresse se compensant avec l’autre ; les travaux dans le cas où le donateur pourrait en faire quelques-uns, ne pourront non plus être pris en considération d’autant que s’il en fait, ce sera pour son plaisir et non par obligation.
Voulant les dits Joseph Sirat, la dite Babin son épouse, Jean Bonnarme et la sienne venir à partage et division des biens immeubles tant de la succession anticipée du dit Jean Sirat que de celle échue de la dite Favreau, et des requêtes par eux faites, et en ont fait deux lots les plus égaux possibles et ont sur iceux fait des billets qu’ils ont tiré au sort par l’événement duquel il est échu, demeuré, sera et appartiendra en propriété au dit Joseph Sirat le premier des dits lots consistant icelui dans les biens et domaines qui suivent.
Savoir la chambre ancienne et demeure du dit Sirat avec ses quereux1 au devant et à l’alignement située au dit Lépinou confrontant au levant à la terre du dit Bonnarme de son chef, et aux Sirat, du midi au pré de Jean Chapacou, du couchant au second lot, et par le derrière au chaix d’acquisition du dit Sirat Joseph, la muraille de refend commencée sera finie de monter à frais commun… Plus la moitié d’une houche2 située au lieu appelé Libreson à prendre…
Confrontant de la dite part à d’autre côté à l’autre lot… Plus cinq gerbes3 de vigne située au Pré Patin, confrontant du levant à Jean Papilleau, du couchant à l’autre lot et du midi à Jean Papilleau… Plus une gerbe et demie de vigne au lieu appelé le Petit Plantis au dit mas du Pré Patin, confrontant du couchant au chemin qui conduit à Loiré et du midi à Jean Papilleau et du septentrion à l’autre lot… Plus quinze rangs de vigne situés à La Broussille, tenant du levant à Charles Micheau, du couchant à l’autre lot et du nord au chemin de St-Jean… Plus sept sillons de vigne situés aux Grandes Versainnes tenant du levant à Mathieu Sirat, du couchant à Jean Sirat et du nord au dit chemin de Saint Jean… Plus huit sillons de terre situés au mas sur le Grand Pré tenant du côté du midi à Jean Bonnarme et du septentrion à Pierre Papilleau… Plus dix sillons de terre situés au mas de Libresson confrontant du levant à Jean Bérard du chef de sa femme, et du couchant à la Ve Pierre Micheau.
Plus sept sillons de terre situés au Buisson vénimeux confrontant du septentrion à Pierre Rillaud et du midi à Pierre Papilleau… Plus vingt sillons de terre situés à L’Hormeau à mehot confrontant du levant au chemin tendant de Lépinou à Virollet et du couchant à autres terres du dit Joseph Sirat, du bout du midi au chemin du Chiron aux Bouchauds… Plus une pointe de terre située au mas des Grands Champs confrontant du midi à la veuve Louis Pineau et d’autre côté du nord à Charpentier de Bagnizeau… Plus la moitié en trente huit sillons de terre situés au mas de Bellair à prendre du côté du levant, tenant du dit côté aux héritiers Jean Sirat, et du couchant à l’autre lot, des deux bouts aux terres de la Fontaine… Plus les pièces du domaine acquises depuis peu par le dit Joseph Sirat et son épouse sans autre exception qu’une pièce de pré qu’ils avaient acquis du dit Bonnarme qui sera cy après comprise, en son lot, les dits biens acquis tels qu’ils se comportent maintenant et sans autres désignations de quoi le dit Joseph Sirat et son épouse se contentent.

Quand il s’agit de décrire le contenu d’un lot et donc des parcelles, l’écrit se réfère d’abord à un lieu (Le Petit Plantis, La Broussille…) qu’aujourd’hui on peut encore lire, en partie, sur le premier cadastre de 1835, mais qui ne sont plus très connus. Et puis viennent les mentions des propriétaires entourant la parcelle, avec parfois ce qui nous semble des ambiguïtés, mais que la connaissance fine de la terre par la communauté de vie lève assurément.

Dans le prochain article, la description du lot 2 et la suite de la donation...

1 Quereux : sorte de place nue ou de cour non fermée, jouxtant les bâtiments.

2 Houche ou ouche : parcelle de terre de bonne qualité souvent cultivée en potager.

3 Gerbe de vigne : ancienne mesure locale. La gerbe de vigne est composée de 500 ceps plantés de 3 pieds en 3 pieds.

Écriture et transcription mars 2023

Il s’agit du contrat de mariage entre Joseph Sirat et Marianne Babin, en date du 12 février 1805.

Cet article du blog, d’une teneur un peu spéciale, commente la transcription1 (en italiques) de cet acte notarié que les anciens propriétaires de notre maison nous ont donné, parmi un ensemble d’anciens papiers. Signe de mémoire, signe d’un langage qui nous échappe un peu aujourd’hui, signe en pointillés de la présence d’un monde… Les registres paroissiaux nous apprennent que Joseph Sirat est né le 21 novembre 1778 à Lépinoux, et Marianne Babin le 12 juillet 1779 à Saint-Mandé, à quelques kilomètres.

Napoléon par la grâce de Dieu et les constitutions de la république Empereur des français à tous présents et à venir salut, faisons savoir que

Par devant Joseph Cristin notaire public résidant à Néré canton d’aulnay, arrondissement de Saint Jean d’Angély, département de la Charente Inférieure, soussigné, et les témoins cy après nommés, furent présents Joseph Sirat cultivateur fils majeur de vivant Jean Sirat dit [Effacé] et de défunte Marie Favreau, ses père et mère, de son dit père ici présent duement autorisé à l’effet des présentes, demeurant ensemble au Lieu de L’Epinou, commune de Néré d’une part,
Et Marianne Babin aussi fille majeure et légitime de vivant Louis Babin cultivateur et Jeanne Papilleau ses père et mère, d’eux ici présents aussi, suffisamment autorisés à l’exécution des dites présentes, demeurant aussi ensemble au chef Lieu de la commune de Saint Mandé d’autre part,
Lesquels dits Joseph Sirat et Marianne Babin pour les dites autorités s’étant cy devant promis en mariage et observé les formalités prescrites par les nouvelles Lois de la République, ont ce jourd’huy passé à la célébration d’icelui devant monsieur le maire officier public de la dite commune de Saint Mandé. En faveur et considération duquel mariage qui autrement ne se serait fait ni accompli a été fait les accords et conventions de mariage qui suivent

Contrat mariage Sirat Babin 1805

Savoir que le dit Jean Sirat Père du nouvel époux lui constitue en dot de mariage tant de son chef que de celui de la dite feue Favreau son épouse, en avancement d’hoirie2 et en attendant sa succession future, et pour tenir lieu a lui dit nouvel époux des droits successifs de sa dite feue mère, la moitié des meubles et effets mobiliers composant maintenant sa communauté mobilière, toutefois sous la Réserve cy après établie
En la dite faveur de mariage les dits Louis Babin et Jeanne Papilleau, celle cy autorisée du dit Babin son mari, constitue en dot à mariage à la dite Marianne Babin nouvelle épouse, aussi en avancement d’hoirie et en attendant leurs futures successions, un lit rempli de plume, son traversier aussi rempli de plume, un châlit3 neuf, deux draps de lit toile commune, une nappe même toile, un essuie-mains, trois brebis mères et leurs agneaux et un coffre ferré et fermant à clef. Estimés les dits meubles la somme de cent francs, plus la somme de cent quarante francs numéraire effectif, lesquels meubles et effets les constituant promettent et s’obligent délivrer aux nouveaux époux dès le jour de demain. Cependant quant aux brebis et leur suite, elles s’obligent les faire garder à leurs frais jusqu’au huit vendémiaire prochain, toutefois aux risques, avantages ou perte des nouveaux époux. Quant à la somme en argent iceux constituants s’obligent en payer cinquante francs au cinq nivôse4 prochain, et autres cinquante francs le cinq nivôse de l’an Quinze, et les quarante francs restant à pareil terme du cinq nivôse de l’an Seize, Le tout aux peines de droit et sans intérêts jusqu’aux dits termes, iceux passé encourront aux termes de la loy jusqu’à parfait et final payement.

Première constatation : la dot du marié n’est pas mentionnée en détail (simplement, “ la moitié des meubles et effets mobiliers ”), alors que celle de la mariée l’est. Seconde constatation : celle-ci n’est pas très étoffée en meubles, même si les les trois brebis donnent sans doute de la valeur. Mais du “ numéraire effectif ” complète l’apport.

Et comme la dite nouvelle épouse promet s’oblige et sera tenue d’aller établir sa demeure future en la maison société et communauté de son nouvel époux et du dit Jean Sirat son père, il est dit convenu et accordé entre les parties que chacune d’elle y sera fondé toute après au et jour du présent mariage expiré et non plutôt, savoir la dite nouvelle épouse pour une tierce partie, le nouvel époux pour une tierce partie et l’autre tierce partie pour le dit Jean Sirat père. Ces trois parts faisant le tout de la dite communauté, en laquelle sera conférée la constitution cy dessus faite à la nouvelle épouse tous droits mobiliers du nouvel époux, et du dit Sirat père droits revenus [??] et travaux de toutes parties aux frais de laquelle communauté mobiliaire seront nourris et entretenus les enfants s’il en naît du présent mariage. Est toutefois réservé par le dit Sirat père son lit garni tel qu’il couche, lequel il prélèvera de clause expresse avant tout partage de la communauté fut contractée
A leur égard les dits nouveaux époux seront aussi après le dit an et jour de leur mariage expiré en commun et par moitié en tous biens meubles et effets mobiliers qu’ils ont des présents, auront, seront et acquéreront pendant et constant leur mariage, et auront à la fin d’icelui ensemble dans leurs acquêts conquêts5 immeubles arrivant dissolution de cette dernière communauté des nouveaux époux, soit par mort ou autrement. Il sera au choix de la nouvelle épouse ou des siens d’icelle accepter ou y renoncer Et en cas de renonciation, elle aura ou auront tout ce qui sera justifié y avoir par elle été porté et conféré soit par quittance ou autrement, le tout franc et quitte de dettes quoi quelle s’y serait obligée pour la garantie desquels droits les biens présents et à venir du nouvel époux demeurent de ce jour obligés et hypothéqués.
Pour leurs autres droits, les nouveaux époux s’en rapportent aux nouvelles lois de la république

Il est un peu difficile de s’y retrouver dans le langage notarié de l’époque, mais le contrat situe bien les obligations des uns et des autres, et tentent de prévoir ce qui peut advenir (les enfants par exemple). Ensuite, la fin de l’acte ci-dessous fait une référence détaillée à tous les témoins et autres membres de la famille présents. À noter que seuls une partie des hommes ont signé le document, et aucune femme.

Ces présentes faites de l’avis conseil autorité et consentement, savoir de la part du nouvel époux, outre son dit père, de Jean Bonnarme et Marie Sirat ses beau frère et sœur, de Louis Favreau son oncle du côté maternel, de Jacques Louvrier son oncle par alliance du dit côté maternel, de Mathieu et Joseph Sirat cousins germains du côté paternel, Jacques Louvrier cousin germain du côté maternel, Jean Sirat issu de germains.
Et de la part de la dite nouvelle épouse outre ses dits père et mère, de Pierre François, Louis Magdelaine et Françoise Babin ses frère et sœur, Marie Risteau sa belle sœur, Jeanine Gauvin, femme de François Babin aussi belle sœur, Jean Papilleau fils d’Henry aussi son beau frère, Jean Bellin, Pierre Papilleau, Pierre Billérêt, Magdelaine Billéret cousins germains du côté maternel, de Marie Vergnon au même degré du côté paternel et autres parents et ainsi pour ce assemblés. Tout ce que dessus les parties l’ont ainsi fait, voulu, consenti.
Stipulé et accepté et à l’entretien et parfaite exécution obligent et hypothèquent tout et chacun leurs biens présents et futurs Dont de leur consentement nous dit notaire de Néré avons jugés et condamnés. Fait et passé au dit lieu de St Mandé, maison et demeure du dit Louis Babin, ce jour d’huy vingt trois Pluviôse an treize6 en présence de Sieur Louis Rigoudeau notaire public et de Jean Gravouil maréchal demeurant le premier à Fontaine le second à Néré témoins connus et requis qui après lecture ont signé avec nous dit notaire ainsi que ceux des parties et parents qui le savent, les autres ayant déclaré ne le savoir faire
Ce enquis et interpellés suivant la loy.
Ainsi signé à la minute Joseph Sirat, Jean Belin, P. Billérêt J Sirat, Pierre Babin, P. Papillaud, Rigoudeau, Gravouil et Cristin notaire
Enregistré à Néré le Premier Ventôse an treize7 Fo 26 N° case 4 Reçu trois francs pour le mariage, un franc cinquante centimes pour la dot, trois francs pour la communauté Plus soixante quinze centimes pour le décime signé augier
Mandons et ordonnons à tous de mettre les présentes à exécution, a tous commandants et officiers de la force publique de prêter main forte lorsqu’ils en seront légalement requis et aux Procureurs Impériaux d’y tenir la main En foi de quoi la présente Grosse8 a été scellée et signée par le dit notaire
Cristin notaire

1 Pour la transcription, nous avons aéré le texte, ajouté quelques signes de ponctuation, mais respecté la formulation.

2 Hoirie : héritage.

3 Châlit : bois de lit (Littré).

4 26 décembre 1805

5 Conquêt : ce qu’on acquiert par son travail, qui ne vient pas de succession (Littré).

6 12 février 1805

7 20 février 1805

Écriture et transcription mars 2023

Ce qu’on récolte de l’enfance,
ces instants qui protègent toute une vie,

et qui viennent ensuite, vague après vague
comme pour dire dans le soleil à peine fané,
“ Regarde ce qui fut toi ”,
cette image un peu faussée
malgré toi, malgré tout
ce peu de lumière dans la mémoire,
qui revient en morceaux,
le visage de mon grand-père regardant son jardin,
ma mère rangeant son linge,
les jeunes filles de l’autre côté de la rue,
et les autres scènes si nombreuses
et perdues à jamais dans les mots égarés.

Ce n’est pas soi qu’on cherche
dans les pépites de l’enfance qui brillent encore,
ce n’est pas non plus le monde
mais peut-être entre l’amour et la blessure
ce qui nous a constitué à notre insu
à la manière de la multitude des pierres qui font un mur
sans que le mur le sache vraiment.

L’âge est venu, le corps lentement s’amenuise,
il sait qu’il va finir
il sait tout le bonheur des jours,
à même les jardins,
à même les mots simples,
l’âge est venu, on se retourne à peine,
on ne voit qu’une trace précaire,
à peine des pointillés sur le monde,
toutes les alluvions de l’amour, des visages,
ce dont on se nourrit encore
et sans qu’on sache, même après tout ce temps,
ce que c’est le vivant.

Écriture 01/07/23

D’où qu’on regarde, l’évidence,
les ressources qu’on épuise

jusqu’à la dernière goutte ou la dernière roche,
ou bien tous nos déchets qui durent,
emplissent les océans, étouffent la vie marine,
ou bien encore ce qu’on rejette dans l’air,
et qui va faire de notre terre
un espace invivable, très bientôt,
ou bien toujours ces poisons dans la terre enfouis
qui nous rendent malades à très petit feu
et tuent bien plus vite les bêtes qu’on disait nos amies,
ou bien le contrôle technologique sur le monde et les hommes
qui sous couvert de libération nous accable,
et je pourrais continuer l’alignement d’autres signes
qui tous continueraient d’affoler la vision
de ce qui nous attend, bientôt, demain,
d’évidence,
si l’on ne change pas très vite la manière
de vivre et partager la terre,
d’évidence, c’est maintenant qu’il faudrait incarner ce doux rêve.

Mais d’où qu’on regarde, l’évidence
des immenses profits de ceux qui servent l’argent,
l’évidence des pouvoirs agrippés à leurs territoires
tant exigus à l’aune de la planète,
d’où qu’on regarde,
ce qu’ils disent et ce qu’ils ne font pas,
creusant l’effondrement du vivant,
cachant l’effacement terrifiant de l’humanité qu’ils suscitent
pour un profit de plus
pour une image de vainqueur de plus,
l’évidence de l’arrogance,
des intérêts immédiats
face à la multitude des humains sacrifiés.

L’évidence, et toute parole dans le désert
qui se dissout sans émouvoir la pensée
ni mouvoir le corps,
comme s’il fallait au temps nulle trace désormais
dans pourtant cette immense profusion,
l’évidence des rouages délétères
dont on ne peut plus se déprendre.

Écriture 24/06/23

Sur le talus du chemin, des orchidées
comme en tribus venues au jour
parmi les herbes hautes, sauvagement,

on marche près d’elles, on s’arrête,
le temps fait le bonheur dans les couleurs du monde.

Il naît de prodigieux instants
à la lisière de nous-mêmes
qu’on ne voit jamais sous la lumière des hommes,
eux qui s’occupent à l’argent, à la lutte.

Et en aval, d’insupportables silences
qui rêvent d’amour et de fleurs
au sein des jours qui s’en vont vite
il y a tout ce qui nous échappe
qu’on ne peut même pas tisser de regrets,
le sourire qui passe,
le geste insouciant qui montre les collines.

Comme les fleurs, les prodiges viennent,
et passent sans nous toucher,
une main sur l’épaule invisible,
la cascade d’un rire, à l’ombre du cerisier,
de la petite fille qu’on ne verra jamais.

Les orchidées, l’improbable et le sublime,
ce qui surgit de nulle part
au talus des chemins, le regard soudain
qui tient l’instant immobile
contre la barbarie.

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