Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Voussure du portail
Foussais
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

C’est un rituel éteint très loin dans la mémoire. C’est le printemps, quand il y a profusion de fleurs sur la terre.

Comme les autres enfants, je vais dans la procession, avec mon panier empli de pétales de roses, nous sommes en rang, nous en prenons à chaque pas une petite poignée qu’on jette dans l’air. Cela fait des couleurs sous le soleil, il y a des chants, le prêtre, on s’en va vers le reposoir tout décoré sur la place, l’air est doux et j’ai un peu peur du monde tout autour.
Est-ce que je comprends ou j’approuve quelque chose de ce cortège ? Est-ce que le religieux nous relie quelque peu alors, les enfants, les parents, et les plus âgés qui se traînent ? C’est la petite foule du village ensemble, fascinée par son propre mouvement, par les décors qu’elle crée, par tout un attirail de gestes et de paroles que personne ne vit vraiment.

Près de soixante-dix ans plus tard, tout l’ostentatoire du religieux s’est dissous, du moins dans le quotidien des saisons et des villages. Je ne sais pas bien ce qu’on y a perdu, ni ce qu’on y a gagné. Le collectif qui sonnait un peu faux s’est délité, on se sentait faussement seul, on l’est devenu tout à fait. Rituel, ce qu’on commémore, ce qu’on célébrait encore vivant entre nous et qui s’est enfui…
Il n’y a pas que le religieux bien sûr. D’autres rituels perdurent, le feu d’artifice du 14 juillet, son défilé, bien d’autres grandes cérémonies républicaines, où les paroles qu’on brandit résonnent comme des étendards minés par le doute. Les gens s’amusent. Partagent-ils quelques valeurs communes ? Le rituel républicain aussi s’étiole, la culture et les valeurs s’éloignent, loin derrière les affaires et la marchandisation du monde. La culture s’atomise, se réduit à quelques signes festifs, elle forgeait la cohérence des vies, elle va, chaotique, en errance d’elle-même, images multipliées qui chacune tente d’attirer à soi le désir de ceux qui s’agglutinent autour d’elle. Pour un temps, pour le temps du profit.
Combien de temps encore va-t-on les tolérer, ces rituels qui font décorum, qui voilent le réel et sa violence ?

Écriture le 17/07/23

Les mots dans la nuit
ils viennent sur moi
ils troublent toute l’ordonnance du monde

les mots voudraient changer
les blessures, les douleurs
tout ce qui dégrade les terres du vivant

Les mots m’assaillent dans la nuit
ils ne referment rien du corps
ou du temps qui s’écoule
ils ouvrent à la fébrilité
à ce qu’on voudrait nommer
qui s’échappe toujours

Rien ne s’efface jamais
des violences du monde
elles s’accumulent
elles tournoient dans les têtes
attendant l’instant propice,
la violence, la maîtresse
d’elle-même et de nous

Qu’est-ce que le courage en ces jours ?
Que serait l’apaisement
cette sorte de grâce qui descendrait
sur toutes les rosées du monde
au matin
quand rien n’est encore décidé
de la douleur ?

Je vais, les mots s’emportent
ils ne cherchent plus rien
ils font le parcours de la nuit
ils ont la voix cruelle de l’impossible.

Écriture 28/03/23

C’est un pansement, une petite bande aux bords arrondis, avec une légère enflure au centre, là où la gaze absorbe le sang de la plaie. Ce n’est pas un pansement mais son image. Ou plutôt l’image de deux pansements croisés, croisés à l’endroit crucial, là où le sang coule de la plaie.

Mais en fait, il y a non pas un croisement, mais une multitude d’images de pansements. Comme il y a beaucoup de plaies. On les devine sous les pansements qui couvrent tout l’espace, croisements qui se prolongent de l’un à l’autre, qui se relient. Ils passent sous les yeux comme en traînées d’étoiles, les uns sur les autres, soumis aux vents et aux couleurs de l’univers. On ne voit qu’eux, sauf parfois comme en filigrane quelques marques du réel comme des signes imprécis. Et les traînées de pansements se tordent et peuplent l’univers, elles ne s’arrêtent pas.

Elles n’obsèdent pas pourtant ces images côte à côte, et dans chacune la multitude des pansements. Ils font des réseaux dans l’espace, ils se tissent à eux-mêmes. Les images ne disent rien comme toujours, mais on voit les pansements partout, dans l’espace du monde. François Cosson a intitulé cet ensemble d’images “ Art Panser ”, forme de clin d’œil bien sûr, mais multiplicité évidente aussi des rafistolages, des plaies dont il faut vite étancher le sang. Partout. Et cela fait un univers empli. L’humanité passe son temps à empêcher que cela déborde trop, la violence, on la contient avec des sparadraps, on ne l’éradique pas, on la cache. Et cela fait un monde bariolé de croisements, comme une seconde peau sur notre peau. Et l’on ne voit plus qu’elle, c’est le propre même de l’image.

 

Le Mur François Cosson

 

Comment le créateur en est-il venu à cette profusion numérique d’images pensées, de pansements répandus, manipulés, au point qu’ils constituent la texture du visible, comme s’ils nous tenaient ensemble ? Il raconte. “ J’exposais dans un jardin public à Paris des figurines en polystyrène, des silhouettes d’enfants, debout, près des bancs publics. Et l’on a brisé en morceaux ces figurines, des enfants peut-être… Au lieu de tout recommencer, j’ai réassemblé les morceaux avec des pansements. Et plus personne n’a touché à ces silhouettes le temps de l’exposition... ”

Le pansement met en évidence la victime, il dit : “ Voyez bien, elle est blessée, ce n’est pas elle la coupable ”. C’est comme un talisman qui protège de la violence accumulée. Les pansements couvrent le monde, ils assèchent le sang, ils nous empêchent aussi de le voir.

François Cosson a exposé cet ensemble “ Art Panser ” à l’Office de Tourisme de Saint-Jean d’Angély tout le mois de mai 2023.

Écriture le 29/05/23

Quelque part en Siounie, dans ce sud arménien, nous avions éprouvé cette étrange sensation d’être en rapport intime avec la terre, et ses espaces et ses plissements de montagnes immenses qui toujours ouvraient le regard vers l’ailleurs, dans les ambiances bleutées du ciel doux. En peu d’endroits, j’ai senti à ce point l’espace nous accompagner, comme à un apogée d’intimité et de grandeur.

L’intimité et la grandeur se prolongeaient par ces multitudes de pierres assemblées en églises, semées un peu partout, qui marquaient le territoire comme des veilleurs depuis des siècles. Sur quoi veillaient les pierres ? Sans doute sur la vie et la foi des femmes et des hommes, les pierres avaient fondé ce mélange impalpable d’histoire, de beauté et de culture qui se tissaient avec l’espace et le temps. Sur quoi veillaient les pierres, on ne savait pas vraiment. On avait lu les désastres de ces gens, lu les poèmes et les récits, lu cette volonté d’anéantir, depuis longtemps. Et l’on ne comprenait pas, ni l’acharnement contre ce peuple, ni la précarité – comprend-on jamais la violence ?

Et le bonheur amoureux des pierres, la manière qu’elles avaient de nous enivrer tenaient à distance les douleurs, tout occupées qu’elles étaient à nous offrir le meilleur de leur génie, de bâtir, d’écrire, de modeler à leur façon le monde.

Quelques années plus tard, à découvrir encore les pierres arméniennes dans l’actuelle Turquie de l’est, l’histoire fouettait nos visages à chaque site ou presque. Douleurs des pierres abandonnées qui luttaient contre le temps, vestiges éteints, joyaux intenses. Et c’étaient souvent des Kurdes qui nous ouvraient à ces pierres, œuvrant dans l’ombre à les préserver encore quelque peu. À Van, il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour que le génocide nous revienne en pleine face, avec sa foule de cruautés, d’horreurs.

Paradoxe de l’Arménie, si peu nombreuse, si peu puissante, mais phare de culture et de civilisation depuis des siècles, premier espace chrétien revendiqué tout à l’Orient de l’Occident, immergée au cœur d’empires bien plus vastes, toujours sur une ligne de crête pour survivre. Nous n’avions pas pris le temps d’aller découvrir le Haut-Karabagh, cette terre arménienne que Staline attribua à l’Azerbaïdjan musulman. Comprend-on jamais les logiques du pouvoir des dictateurs ? Ils sont aujourd’hui cent vingt mille dans cette enclave, maintenant enfermés, qu’on va peut-être laisser mourir à petit feu, dans l’indifférence des douleurs qui traversent le monde. Qu’est-ce que cent vingt mille personnes ? Dans cette absurdité des temps, peut-on admettre une hiérarchie des haines et des violences, elles qui sapent de partout ce qui nous tenait un peu, malgré tout, ensemble ?

P.S. Voilà, les azéris ont attaqué et gagné une guerre-éclair. Ce territoire va réintégrer le pays tracé par Staline. Les églises arméniennes vont se désagréger lentement, sauf si on les aide à mourir plus vite, les Arméniens du Karabagh vont partir vers Erevan ou vers la diaspora. Comme les cultures et les mémoires humaines pèsent peu dans le mouvement du monde...

En 2004, puis 2010

Écriture le 04/09/23, P.S. du 24/09/23