Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Voussure du portail
Foussais

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Les ouvrages plus récents de Michel Serres ont continué de convoquer le textile, comme des petits cailloux éclairants tout au long du chemin.

Dans ce dernier article, commençons par Le gaucher boiteux1, où le philosophe revient sur l’ancienneté de deux approches de l’espace :

Ainsi les anciens Grecs n’ont-ils pas inventé un seul espace originaire, mais deux : l’un où les droites non parallèles se coupent, l’autre où s’embrouillent les fils ; l’un monté par le maçon ou tiré par l’arpenteur, l’autre tissé par la tapissière et noué par la fileuse ; l’un aux limites du vide et l’autre au maximum du plein ; celui de la mesure rigide ou de la distance et celui des plis, ganses, boucles, torsions, nœuds et voisinages ; celui du temps minimal et celui de la durée maximale ou, au moins, du suspense ; […] celui du passage et celui de l’attente ; celui des routes et celui des échangeurs ; celui du bâtisseur et celui de l’habilleuse ; l’un, de la méthode, l’autre de l’exode…. → GA p. 173-174

Rapports à l’encombrement, au temps, au masculin ou au féminin… on voit bien les oppositions ou les compléments. Et il suffit de regarder l’histoire pour se rendre compte quel a été l’espace dominant et qui l’est encore sans doute. Le discernement théorique ne suffit pas au changement de pratique, il le précède sans doute. L’année suivante, en 2016, Darwin, Bonaparte et le samaritain2 se penche justement sur le modèle en réseau de l’histoire et son mode d’émergence :

Nous ne pouvons penser l’histoire sans ce modèle en réseau, virtuel en amont et qui, en aval, se concrétise pas à pas. Que le temps avance, et chaque point suit une direction unique, choisie ou subie, sur un cheminement différentiel, mais, tout aussitôt, reprend son rayonnement virtuel, sa multivalence ; on voit par où il vient de passer mais nul ne sait vers où il se dirigera. L’ensemble de ces petites directions, subies ou élues par chaque point en mouvement forme alors un dessin inattendu, enlacé, marque dans le réseau, comme le tissage progressif d’une tapisserie trace des figures illustrées sur l’ensemble des fils qui les rendent possibles ; ainsi le dit-on justement “ historié ”. → DA p. 170

Mais comment le modèle en réseau change-t-il la manière de penser et d’agir ?

[Le réseau] additionne fission et fusion, il divise et réunit, en multipliant quasi à l’infini les voies d’advenue et d’accès d’un lieu vers un autre. En une même maille, se tiennent et se tissent, en effet, divergence et confluence, bifurcation et convergence, continu et discontinu. Or, les traditions philosophiques opposent division et réunion, analyse et synthèse ; qui les confond s’exclut, dit-on, de la raison. Mais le réseau les connecte comme font les échangeurs d’autoroute ou les ronds-points de voies secondaires, dont les nœuds étoilés assemblent et séparent. […] Penser en réseau conduit donc à un autre type de raison, à d’autres idées sur la logique et les sciences, à de nouveaux profils de conduite, à l’émergence de politiques neuves, à une philosophie de l’histoire. → DA p. 171-172

Cet “ autre type de raison ” n’est certes pas détaillé comme pouvait l’être le Discours de la méthode, parce qu’il s’agit peut-être beaucoup plus d’une attitude somme toute modeste et humble face au réel que d’une mise en rigueur. Le textile est d’abord une pratique d’immersion au sein du monde, une attention constante aux relations possibles, à l’émergence de cohérences locales qu’à nouveau il sera possible d’assembler. Il n’est pas un cahier d’idées mis en recette. Autrement dit, ce n’est pas l’humain qui est premier mais son dialogue avec le monde.
Dans son dernier livre posthume, Relire le relié3, une magnifique méditation sur le religieux, Michel Serres insiste sur le fait que nous arrivons à la fin du modèle analytique comme seule référence, parce que la découpe du réel en cases bien distinctes n’est plus à même de résoudre les problèmes de l’humanité :

Parce que tous les problèmes contemporains se présentent comme transversaux par rapport à ces éléments épars, découpés, dispersés : inter-disciplinaires, inter-ministériels, inter-professionnels… et ne peuvent trouver de solutions qu’à plusieurs, représentants d’opinions, de propriétés ou d’expertises divergentes, sous l’influence douce d’un facilitateur, porteur de ce nouvel art de penser. L’art de tisser, voire de nouer, celui de négocier remplacent le discours de la méthode. […] Arrêt des coupures, aube des reliures, voilà notre avenir par la sauvegarde du monde. → RE p. 221

L’art de tisser, si souvent connoté comme féminin dans les cultures du monde, s’oppose, dans ces mêmes cultures et leurs mythes fondateurs, à la violence ritualisée connotée comme masculine. Et l’on mesure bien aujourd’hui, au vu des violences qui perdurent et nous ébranlent, en quoi le textile a bien du mal à être pris en compte. Michel Serres du reste, tout comme son ami René Girard, ont été confrontés à la mainmise des cases disciplinaires sévissant dans le milieu intellectuel français. Espérons que l’avenir prendra mieux en compte sa pensée.

1 Le gaucher boiteux, [GA], Michel Serres, Le Pommier, 2015.

2 Darwin, Bonaparte et le samaritain, [DA], Michel Serres, Le Pommier, 2016.

3 Relire le relié, [RE], Michel Serres, Le Pommier, 2019.

Écriture le 29/10/23

Atlas1, en 1994, se veut le livre autour de ces questions : “ Où sommes-nous et que faire ? Oui, par où passer pour aller où ? […] Comment se repérer dans le monde, global, qui se lève ? ”

L’ancien monde était cloisonné, catégorisé, il tenait de la rigidité dans son organisation.

Or, entre la dureté dite rigoureuse du cristal, géométriquement ordonné, et la fluidité des molécules molles et glissantes, existe un matériau intermédiaire que la tradition laissait au gynécée, donc peu estimé des philosophes, sauf de Lucrèce peut-être : voile, toile, tissu, chiffon, étoffe, peau de chèvre ou d’agneau, dite parchemin, cuir écorché d’un veau pelé ou dépouillé, dit vélin, papier souple et fragile, laines ou soieries, toutes variétés planes ou gauches dans l’espace, enveloppes du corps ou supports de l’écriture, pouvant fluctuer comme un rideau, ni liquide ni solide, certes, mais participant des deux états. Pliables, déchirable, extensible… topologique. → AT p. 45

Ainsi, Entre le cristal et la fumée2, entre le rigide et l’évanescent, le textile et toute sa famille apparaît comme souple et solide à la fois, et repère donc d’une nouvelle prise en compte du réel. Ce dialogue entre le dur et le doux s’étend aux réseaux et à leur approche, ainsi dans Hominescence3 :

Les automobiles et leurs autoroutes, les lignes aériennes pour avions à hélice puis à réaction, les télégraphe, téléphone, fixe et mobile, radio et télévision, hertzienne et numérique, fax, Internet… se bousculent soudain et tissent, à leur tour, plusieurs toiles nouvelles, superposées ou réunies parfois. […] Car ces nouveaux tissages doivent distinguer, à nouveau, le dur et le doux. Nous transportons sucre et sable par péniches ou poids lourds, par fibre optique des messages. → HO p. 192

Ce que le textile porte comme approche mentale et concrète devient ainsi pertinent dans notre manière aujourd’hui de discerner le monde. Ceci vaut pour les multiples réseaux, mais aussi pour chacun de nous, dans la construction de ce qu’on affirme de soi, témoin cet extrait du livre suivant, L’incandescent4 :

Comment décrire, alors, votre identité ? Par une intersection, fluctuante par la durée, de cette variété d’appartenances. Vous ne cessez de coudre et tisser votre propre manteau d’arlequin, aussi nué et bariolé, mais plus libre et souple que la carte de vos gênes. Ne défendez donc pas l’une de vos appartenances, multipliez-les, au contraire, pour enrichir ce que nous nommons, d’un commun accord, votre moi, d’autant plus heureux et fort, justement, qu’il se délivre peu à peu des lieux que vous désiriez défendre. Ce faisant, vous honorerez même mieux votre prime culture. Jamais je ne me sentis plus gascon, plus français, qu’à l’autre bout de l’autre hémisphère. → IN p. 130

Il reste qu’on peut se poser la question, à l’heure de la puissante et rapide globalisation qui nous étreint : que produit le tissage d’éléments disparates ? Autrement dit, qu’est-ce qui garantit la pérennité des cultures, par essence collectives, dans ces assemblages individuels ?

1 Atlas [AT], Michel Serres, Julliard, 1994.

2 Entre le cristal et la fumée est le titre d’un livre du biologiste Henri Atlan (Seuil, 1979) qui explore la complexité et les rapports entre ordre et désordre.

3 Hominescence [HO], Michel Serres, Le Pommier, 2001.

4 L’incandescent [IN], Michel Serres, Le Pommier, 2003.

Écriture le 29/10/23

Le textile, c’est aussi le vêtement.

En quatrième de couverture du livre Statues1, cette phrase : “ Pas de philosophie ni d’œuvre sans descente aux enfers, sans face à face avec la mort ”. Dans un chapitre intitulé “ Costumes ”, Michel Serres s’interroge et parcourt ce qui nous couvre, ces tissus dont on se vêt qui nous isolent et nous lient aux autres, des momies enveloppées au nombre de kimonos dont le Japon traditionnel affuble la femme.

Qu’y a-t-il dans le vêtement dont nous ayons perdu la mémoire ? → ST p. 189

À propos de la lapidation de saint Étienne, peinte par Vittore Carpaccio en 1520, le philosophe tire du meurtre représenté des enseignements :

Ils se déshabillent pour assassiner, regardent ou donnent la mort, presque nus. On habille la victime de la dalmatique : au jour de sa mort pompeusement parée. Les chiens dévorants, eux, courent, poils dehors. Ces vains ornements, ces voiles pèsent sur celui ou celle qui va mourir et gênent pour lancer les pierres ceux qui vont les faire mourir. Victime vêtue, lyncheurs à peu près nus, comme des bêtes sauvages. Victime parée, meurtriers déparés. L’une appareillée, en grand apparat, les autres dépareillés. L’unique marquée, peinte, fardée, ointe, les criminels démarqués. Si l’un d’entre eux portait habit, robe, fard, onction, marque du sceau ou parure, il courrait le risque de prendre à son tour la place et le rôle du mort. Rien ne change comme un insigne. Les voici donc quasi nus, sans robe ni tunique, dépareillés ou démarqués pour rester dans l’anonymat. Nus : ni vus ni connus. Le groupe des tueurs entre en fusion, brûlant de colère et de haine, creuset social unanime où chacun laisse l’identité. L’assemblée a tué en disculpant chacun de ses membres, nu. L’habit désigne, sépare, nomme, distingue, donc accuse, la nudité confond et gomme le nom : double innocence.

La violence se joue toujours dans l’indifférenciation, dans l’anonymat le plus nu. Le vêtement distingue, et plus il distingue, plus il soumet celui qui le porte au risque d’être à son tour identifié comme un coupable potentiel, un bouc émissaire qu’on doit expulser de la communauté. La haine, elle, se fond dans le semblable, l’anonyme.

Dans Le Contrat naturel2, qui traite principalement de la beauté fragile de la Terre et des effets de la globalisation, on trouve cette association du textile et du religieux, religieux sur lequel Serres reviendra dans son dernier livre posthume Relire le relié :

Pénélope, jour et nuit, ne quittait le métier de tapisserie. Ainsi la religion repasse, file, noue, assemble, recueille, lie, relie, relève, lit ou chante les éléments du temps. Le terme religion dit exactement ce parcours, cette revue ou ce prolongement dont l’inverse a pour nom négligence, celle qui ne cesse de perdre le souvenir de ces conduites et paroles étranges. → CN p. 80

L’ouvrage suivant, Le Tiers-Instruit3, où Arlequin apparaît dans son costume sur la couverture, signe le fait que “ tout apprentissage consiste en un métissage ”. Se pose la question de la manière d’assembler :

Quelle bande passe dessus, quelle dessous ? Cette question élémentaire se pose quand on tient dans les mains deux brins et qu’on s’apprête à faire un nœud, ancienne pratique, marine ou tissandière, ou théorie des graphes, assez nouvelle. Dessous, dessus. On dirait que nous jouons à la main chaude. Pénélope la tisseuse entrelace les mailles ainsi. À l’endroit, à l’envers. Tout nœud complexe se résout en autant de plis locaux où la même question se repose. → TI p. 45

Comment l’entrelacs appréhende la complexité ? C’est-à-dire, comment de l’élément on arrive au système, ou du geste répété mille fois mais avec variations, à l’œuvre ?

Plus avant dans le livre, constat à nouveau de la différence irréductible entre le continu et le discontinu, soit ici entre la peinture et la mosaïque :

Soit une mosaïque : elle juxtapose des milliers d’éléments de formes diverses et de couleurs variées, dont les limites dessinent une sorte de réseau. Voici le multiple : mappemonde, manteau d’Arlequin, centon de textes divers.
Qu’un tableau peint à l’huile sur une toile représente la même scène que la mosaïque : le réseau disparaît, les voisinages fondent, les éléments, gommés, laissent place à un glacis continu de formes et de couleurs mêlées.

C’est le multiple qui induit le réseau et son élaboration, qu’on ne peut traiter qu’avec des outils liés à la multiplicité – dénombrement, mise en ordre, codification… Mais l’image peinte efface tout de sa construction, elle se veut unie, identité.

1 Statues [ST], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1987.

2 Le Contrat naturel [CN], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1990.

3 Le Tiers-Instruit [TI], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1991.

Écriture le 23/10/23

C’est un rituel éteint très loin dans la mémoire. C’est le printemps, quand il y a profusion de fleurs sur la terre.

Comme les autres enfants, je vais dans la procession, avec mon panier empli de pétales de roses, nous sommes en rang, nous en prenons à chaque pas une petite poignée qu’on jette dans l’air. Cela fait des couleurs sous le soleil, il y a des chants, le prêtre, on s’en va vers le reposoir tout décoré sur la place, l’air est doux et j’ai un peu peur du monde tout autour.
Est-ce que je comprends ou j’approuve quelque chose de ce cortège ? Est-ce que le religieux nous relie quelque peu alors, les enfants, les parents, et les plus âgés qui se traînent ? C’est la petite foule du village ensemble, fascinée par son propre mouvement, par les décors qu’elle crée, par tout un attirail de gestes et de paroles que personne ne vit vraiment.

Près de soixante-dix ans plus tard, tout l’ostentatoire du religieux s’est dissous, du moins dans le quotidien des saisons et des villages. Je ne sais pas bien ce qu’on y a perdu, ni ce qu’on y a gagné. Le collectif qui sonnait un peu faux s’est délité, on se sentait faussement seul, on l’est devenu tout à fait. Rituel, ce qu’on commémore, ce qu’on célébrait encore vivant entre nous et qui s’est enfui…
Il n’y a pas que le religieux bien sûr. D’autres rituels perdurent, le feu d’artifice du 14 juillet, son défilé, bien d’autres grandes cérémonies républicaines, où les paroles qu’on brandit résonnent comme des étendards minés par le doute. Les gens s’amusent. Partagent-ils quelques valeurs communes ? Le rituel républicain aussi s’étiole, la culture et les valeurs s’éloignent, loin derrière les affaires et la marchandisation du monde. La culture s’atomise, se réduit à quelques signes festifs, elle forgeait la cohérence des vies, elle va, chaotique, en errance d’elle-même, images multipliées qui chacune tente d’attirer à soi le désir de ceux qui s’agglutinent autour d’elle. Pour un temps, pour le temps du profit.
Combien de temps encore va-t-on les tolérer, ces rituels qui font décorum, qui voilent le réel et sa violence ?

Écriture le 17/07/23