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Poème (Rémy Prin)
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Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Dans cette ville tout est lisse, sédimenté en images puissantes, depuis qu'au XVe siècle on a "fait de la ville un palais".

Urbino, sur les collines des Marches, non loin de l'Adriatique, est gouvernée depuis le début du XIIIe siècle par la famille Montefeltro. Federico da Montefeltro en fait construire le palais ducal vers 1445. Fin politique, il est aussi homme de lettres, amoureux des arts et des sciences, qui fait d'Urbino un centre renommé de la Renaissance.

Tout semble conservé de ce moment de grâce de l'histoire, l'architecture, les ruelles et leurs dialogues d'ombre et de lumière, cette sorte d'arrangement des maisons – façades et toitures d'ocre et de rose – qui décline la plénitude ou si l’on veut l’acquiescement d’être au monde. Si bien que, dans les grandes salles du palais, les œuvres d’art sont comme chez elles : on est passé du couvent et du religieux au palais et à l’humanité presque insensiblement.

senigallia 1


C’est une image parmi bien d’autres qu’on aurait pu choisir pour approcher le génie de Piero della Francesca qui s’épanouit ici, à Urbino, dans cette cour raffinée ouverte à la peinture flamande de Jan Van Eyck. C’est une madone à l’enfant avec, de chaque côté un ange, l’un en bleu, l’autre en rose.

Mais peut-être faut-il commencer par le lieu de cette peinture, cet intérieur d’une maison que le tableau découpe : à gauche une porte vers peut-être un cabinet éclairé par une fenêtre aux volets ajourés, à droite une étagère au sein d’un placard avec une corbeille en osier remplie de mouchoirs. Ce lieu dit la simplicité des choses quotidiennes, dans les variations de gris-bleu, et à travers une maîtrise de la perspectives hors du commun – Piero a écrit sur les mathématiques, sur les rapports entre la géométrie et le réel, il prépare longuement ses peintures à l’avance, et son sens de la perspective s’accomplit à la fois dans les formes et les couleurs. Yves Bonnefoy dit de lui : “ Aussi empirique soit-il à tous les confins de sa science, aussi conscient de ce que le nombre peut organiser mais non retenir, il reste qu’il a pensé ce qu’il représente, et ce moment d’esprit, c’est comme un excès d’apparence qui se marque, aux dépens de la vraie présence, qui a l’invisible pour fond. ”

senigallia 2


Devant cette maîtrise de la composition du monde figuré, où le réel se fait rigueur, les personnages, s’ils gardent une solennité naturelle dans leurs postures, s’approchent d’une simple humanité. Le religieux s’invite dans l’intérieur de la demeure. Il perd de sa grandiloquence au profit d’une remarquable intériorité. Le visage de la Vierge est l’un des rendus les plus expressifs qu’a peints Piero : la douceur des variations de couleurs, le jeu subtil des transparences, les formes qui naissent de l’ombre, tout dit ici l’humble sérénité de cette femme à l’habillement presque familier. L’enfant, qui bénit de sa main droite, apparaît solide, lui aussi pétri d’humanité. Des anges, tous deux bras croisés sur la poitrine, dont émane une lumière diaphane, on reçoit les visages de douceur intense qui nous portent au-delà du genre, comme si leur beauté dépassait masculin et féminin.

senigallia 3


Le souci des détails est extrême. L’évanescence des chevelures, les bijoux et leurs jeux de lumière, le tombé des tissus et leurs drapés, les regards comme suspendus dans l’éternité, tout concourt à l’émotion retenue quand l’œil cherche à voir au plus profond.

Piero della Francesca est né vers 1415, il peint ce tableau, qui sera conservé longtemps dans l’église Santa Maria delle Grazie, à Senigallia sur les bords de l’Adriatique, vers 1478-1480, suite sans doute à une commande du gendre du duc Federico, Giovanni. Il a derrière lui alors une longue carrière de peintre, dont un extraordinaire ensemble de fresques à la basilique Saint-François d’Arezzo, l’Histoire de la Vraie Croix. Passer de la galerie des Offices à Florence où certaines de ses œuvres sont exposées, à Arezzo, puis à SanSepolcro où il est né, à Monterchi, à Pérouse et à Urbino, c’est suivre un prodigieux itinéraire de la quête de la présence dans la peinture, au fur et à mesure qu’elle cherche le réel et le cœur de l’humain.


En septembre 2014

Écriture 18 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Yves Bonnefoy, L’arrière-pays, Skira, 1972, p. 68
• Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 126-127
• Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 256-262

Dans la cour du cloître, des carrés de pelouse bordés de fleurs roses. Au centre, un arbre haut qui dépasse les murs à l’enduit presque rose aussi des bâtiments.

San Marco a gardé sa sobriété et son calme de couvent, lieu à l’écart, pour la réflexion, pour questionner ces rapports intimes de soi-même et du monde. Fra Angelico a tant peint ici qu’on en a fait un musée, où l’on a rassemblé une part de ses œuvres venues d’ailleurs. Et c’est par elles qu’on commence le parcours, presque un trop plein d’images, même si les unes et les autres sont bouleversantes de tension religieuse – on dit de ce peintre qu’il faisait sa prière avant de se mettre à peindre, chaque fois.

C’est quand on arrive à l’étage que tout se transforme. En haut de l’escalier, une Annonciation surgit de la nudité des murs. Et ce qui frappe, dans ce dialogue entre l’ange et la Vierge à l’abri sous les arcades, c’est la réalité intense, évidente, de la scène, mais une réalité comme transposée dans une essence spirituelle qui échapperait à elle-même. L’image ici force en quelque sorte le regard vers l’intérieur, vers la question en nous de ce qui nous dépasse.

Dès lors, le corps est préparé à la suite, qui est le parcours une à une des cellules des moines, avec une scène peinte à fresque dans chacune, autant d’épisodes de l’histoire du Christ. C’est en 1438 que la construction commence de ce couvent des Dominicains, et ces images dans les cellules sont faites pour les moines qui dorment, prient et méditent dans ce maigre espace. Ils y voient par une petite fenêtre l’extérieur du monde, et, à côté, cette fenêtre peinte, écho de l’ancien récit qui fonde leur croyance, dont la courbure suit la voûte réelle. Ici se joue la foi de ces gens, chacun devant une image, toujours présente devant eux des années durant, toujours inépuisable dans le mouvement du regard à quêter en elle bien plus que ce que les mots du récit peuvent apporter, toujours obsédante dans ce qu’elle ne révèle pas.

ne me touche pas 1


Nous voici donc dans la première cellule, à l’entrée de l’étage. À gauche de la lucarne sur le monde, cette image – tapis végétal, quelques arbres, une palissade, à gauche une porte dans ce qui tient peut-être d’un abri rocheux, signes qui créent comme un réel d’ailleurs, distant des personnages. C’est d’abord la femme inondée de lumière qui émeut, qui nous porte – l’élégance et le mouvement des plis, le rouge de la robe, et la stupeur incertaine de son visage. Et puis l’homme en blanc, dont on dirait qu’il danse avec elle, les pieds croisés. Leurs vêtements font sur le tapis d’herbe une corolle, un mouvement dont on cherche l’origine.

ne me touche pas 2


Lisons le récit qui décrit ce qui est peint. “ Marie-Madeleine se tenait au plus près du tombeau. Tout en pleurs, elle se penche dans le tombeau. Et elle voit deux anges en blanc, assis, l’un à la tête et l’autre aux pieds, où avait été le corps de Jésus. Ils lui disent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur dit : Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis. Sur ces mots, elle se retourne. Et elle voit Jésus qui était là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle pense que c’est le jardinier et elle lui dit : Seigneur, si tu l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. Jésus lui dit : Marie ! Elle se retourne et lui dit en hébreu : Rabbouni ! (c’est-à-dire maître). Jésus lui dit : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père1... ”

ne me touche pas 3


Voilà, c’est un homme vivant après sa mort que la femme finit par reconnaître, et c’est pourtant un jardinier, la houe sur l’épaule. La femme tend les mains, elle voudrait toucher, perdue entre le doute et l’évidence de son regard. Les mains s’approchent, mais il reste le vide dans la continuité du monde, l’homme n’est que le signe tangible de l’invisible – est-ce la foi ou le regard qui le rend si réel, si lui-même ? – les chairs ne se rencontrent pas, seule la lumière inonde la robe rouge, ce rouge qui est aussi celui des fleurs au sol et des marques des clous aux pieds de l’homme. Qu’est-ce qui se joue, dans la peinture, entre ces deux visages, ces deux regards, comme un amour éperdu de cette exigence surhumaine de voir l’invisible, de reconnaître l’absolue primauté du vivant, malgré les traces du sang répandues ?

L’image suit à la lettre le réel des mots, mais rien n’est réel en elle, la femme et l’homme et leur décor sont des chemins de réflexion. L’image cherche autrement que les mots la précarité du mystère, ou si l’on veut la béance de la foi. L’image rend perceptible la dimension cachée du visible.

Cette scène a été peinte vers 1440. Fra Angelico, le frère Ange qui s’appelait à l’origine Guido di Piero, est né vers 1400 et s’est formé très tôt à la peinture dans un atelier de Florence, avant d’entrer chez les Dominicains, passé l’âge de vingt ans. Maîtrise très singulière des couleurs, de la mise en scène de l’espace, d’une sorte de réel de l’illusion… Mais, bien plus que ces qualités et d’autres réunies, son art creuse, à travers des images éthérées, limpides, au plus profond des interrogations humaines.

1 Évangile de Jean, VIII, 11-17.


En septembre 2014

Écriture 8 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Magnolia Scudieri, Les fresques de Fra Angelico à San Marco, Giunti, 2010, p. 46-49
• Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Champs Flammarion, 1995, p. 28-32 et 280-281

Dans la Galerie des Offices, c'est le cœur de la foule, le fourmillement des grands musées du monde.

Au-delà de la transparence des vitres, l'image du Ponte Vecchio, les rives de l'Arno, les maisons douces et les clochers qui les dépassent. La ville réelle reste proche mais c'est ailleurs. Nous sommes entrés dans le temple de la culture, des richesses de la mémoire humaine à foison mais bien rangées, déplacées de leur cadre de vie, isolées pour elles-mêmes. Je revois les fresques aux murs des églises, à ceux des palais comme à Sienne, ou encore les chapiteaux romans à Sant'Antimo dans le silence de l'abbaye, partout où les images sont de plein pied avec leur contexte d'émergence, avec leur déclinaison du vivant. Et c'est comme une douleur que cette coupure culturelle, cet enclavement de l'art à l'abri, réservé, parqué.

badia giotto 1


Il faut se défaire de l'ambiance, isoler l’œuvre, ou la relier dans le cheminement à d'autres, vues juste avant ou qu'on va découvrir juste après, dans ce modèle de lecture qu'on appelle l'histoire de l'art, cette invention de l'Occident quand il a compris que l'art pouvait être au service de l'économie. Nous allons d'une salle à l'autre, nous tentons de prendre le temps, de garder le regard vierge. Comment s'ouvrir à tout, comment toujours recommencer dans la nudité, quand les siècles de peinture s'amoncellent en peu de minutes ? On ne tient pas le temps au cœur de soi.

badia giotto 2


Après et avant bien d'autres regards, il y a ces cinq panneaux assemblés, dont la forme même semble protéger les personnages en buste qui sont peints au-dessous. Chacun son abri comme un toit, une sorte de rythme, de solennité, tous de face au devant d'un fond d'or. Et de loin, les couleurs douces des vêtements et des visages qui se lèvent. On ne peut voir l'image que dans le temps de l'approche, le corps se penche vers les personnages. Au centre, la Vierge à l'enfant, on reconnaît à sa gauche saint Pierre avec ses clés et de l'autre côté saint Jean dont on déchiffre le nom sur la paroi peinte. On saura, en lisant le cartel, que celui à la crosse est saint Nicolas, et celui en robe de bure saint Benoît. On voit aussi, au-dessus, des petits médaillons avec des anges. On approche de l'image, on sait qu'on n'a fait que planter le décor, qu'aller vers elle, l'image, sans la voir encore.

badia giotto 3


Alors, on regarde l'une après l'autre les figures, et singulièrement leurs visages car d'eux naît, du moins le pressent-on, le mystère de cette peinture. Extraordinaire légèreté tissée de l'ombre et de la lumière, chacun si singulier dans son modelé inventé, mais tellement pétri de la réalité. À voir Jean le jeune homme, ou la jeune femme à ses côtés, on a l'impression qu'ils nous convient l'un après l'autre dans une sorte d'espace intime que leur douceur aurait capté. Et que c'est cela la peinture, comme un surplus de présence offert au partage. Même l'austère visage du moine Benoît montre l'inexprimable de la bienveillance. Mais tous disent aussi l'exigence du regard devant eux, qu'il faut se défaire de soi pour entrer dans cette intimité de l'image qui seule met en chemin vers l'ailleurs.

badia giotto 4


Giotto peint ce polyptyque pour l'église de la Badia à Florence vers 1300, il a trente-trois ans. Vingt ans plus tôt, la légende dit que Cimabue remarqua ses dons et le prit comme élève. En 1300, porté par l'élan franciscain, il a déjà œuvré à la basilique d'Assise, et bientôt il créera son chef-d’œuvre, à la chapelle des Scrovegni à Padoue, toute couverte de fresques. L'élève aura largement dépassé le maître, il sera devenu le "meilleur peintre du monde", écrit Boccace l'écrivain vers 1350. Il aura révolutionné l'image, inventé ce regard de l'âme en quête éperdue de la réalité du monde.


En septembre 2014

Écriture 6 mai 2022


Source bibliographique : Francesca Flores d'Arçais, Giotto, Citadelles et Mazenod, 1996, notamment p. 114-119

C'est le matin, et comme si souvent en Toscane, la ville est calme, nous allons d'un site à l'autre dans la profusion des édifices, et des images en eux.

C'est comme le bonheur, des nourritures pour cheminer en soi ou des couleurs ou des lumières mêlées. On marche dans l'enchantement des rues, la ville est légère, accordée au soleil fraîchement levé. Bientôt une petite place, quelques arbres, des gravillons, et l'église à la façade romane de San Domenico. Campanile asymétrique, tout petit porche, on entre.

La clarté dans la nef, une impression de nudité malgré les fresques, et dans l'instant, au fond, devant l'autel, l'imposante croix suspendue dans l'espace comme souvent dans la région, qui naît à peine de l'ombre, dans le contre-jour du chevet. On ne sait jamais ce qui émerge de l'image quand les yeux qui s’accommodent à la lumière la perçoivent d'abord, on ne sait jamais comment se fait l'approche du regard.

L'image est là, soudain, présence qui vous emplit. Sans qu'on décèle ce qui vraiment vous prend, vous emmène, sans qu'on suppose même un chemin. L'image est là, ce grand corps élégant, ondulant dans la mort, cloué sur la croix, qui vous happe. On a vu, ces jours, des dizaines de crucifixions, rien n'est nouveau dans la scène et parfois l'on passe, attentifs, dans une sorte de courtoisie polie, et rien n'arrête dans l'image le mouvement des corps. Mais là, la présence, inexpliquée, devant laquelle tout soi-même se rive.

Croix arezzo 1

C'est un corps d'homme que l'on voit d'abord, aux muscles encore si gonflés du vivant. Et l’œil remonte au visage reposant sur l'épaule, regard éteint, courbes des traits fermés dans l'indécision, repos ou mort. De ces traits, la douleur qui sourd, qui court du visage vers le tronc, vers les membres. Et tout auprès les boucles paisibles des cheveux comme la mémoire de la vie en allée. On s'approche, on scrute au plus près dans l'agrandi de l'image la masse des chairs, on voit les striures si fines des coups de pinceaux qui créent les reliefs et les ombres, qui font gonfler les formes leur donnant une précarité fluide, comme une affirmation de l'essentiel qu'un simple souffle pourrait éteindre.

Croix arezzo 2

La puissance de l'image vous traverse, et c'est comme une éternité qui vous laisse vite au bord de vous-même. L’œil se raccroche alors à ce qui reste dans l'image à découvrir encore : cet arrière-plan aux motifs comme une étoffe ouvragée dans la rigueur d'une répétition inépuisable, et ces tableautins qui terminent la croix, la Vierge en douleur à gauche, l'Éternel qui bénit en haut et saint Jean à droite - la douleur de l'humanité dans la mort aux prises avec l'éternité. Là aussi, nous cherchons le détail, le contraste entre la douceur infinie des regards et des peaux offerts au continu de la lumière, et les structures affirmées des vêtements, fragmentés, hachurés presque. L’œil s'accroche à des parcours multiples dans l'image, il voudrait la résoudre, la circonscrire, empêcher qu'elle submerge, soi et monde.

Croix arezzo 3

Cette œuvre est la plus ancienne qui nous soit parvenue de Cimabue, vers 1265. Cimabue, dont Fillipo Villani, un chroniqueur florentin écrit à la fin du XIVe siècle qu'il a, le premier, "rappelé l'art de la peinture à la ressemblance de la nature", est pétri de la manière grecque de peindre comme on dit alors, c'est-à-dire byzantine, manière étroitement centrée sur l'art de l'icône. Il va mettre en question ce modèle, libérer l'image d'une sorte de sécheresse, y introduire l'expression d'une humanité sensible. L'image est là, désormais, offrant le mystère et le tragique de ce qu'elle révèle, offrant ce qu'on ne peut nommer vraiment.

En septembre 2014

Écriture 5 mai 2022

Source bibliographique : Luciano Bellosi, Cimabue, Actes Sud / Motta, 1998, notamment p. 39-45

Nous étions arrivés ici d'une traite depuis la Saintonge, dans l'épuisement de la route de fin d'été.

C'étaient quelques maisons sur les hauteurs, et dans la ruelle du hameau on devinait déjà le fin délié de l'élégance, une sorte de lumière qui brillait de l'intérieur du paysage. C'était à l'écart, quelque part entre Florence et Sienne. D'où nous étions, les collines striées des vignes, les rangs de cyprès bordant les allées, les verts multipliés, de l'affirmation proche de la couleur jusqu'au presque gris des oliviers.

On peut décrire la Toscane, les petits villages au loin dans la brume des collines, les tuiles douces qui semblent dire l'éternité du monde, et derrière les lignes d'horizons d'autres lignes encore, plus incertaines, presque voilées. On peut décrire mais on n'épuise rien, on touche à peine du regard l'essentiel, ou du moins ce qu'on croit tel, qui passe derrière les courbes, les couleurs.

Sait-on jamais ce qui fait le sens d'un pays ? Non pas une voie intérieure où aller que le chemin qu'on emprunte nous indiquerait, mais ce qui tient d'un accord parfait comme l'amour, que la terre et les hommes auraient façonné si longtemps. Et cet accord qu'on ne sait pas fait l'évidence. On ne s'étonne pas de la lumière qui envahit le cœur, ni que ces terres furent un berceau pour l'image, tant il suffit d'un regard sur telle alignée des vignes, sur tel pan de mur touché de biais par le soleil, ou sur tel visage de femme sur la place sortant de l'ombre, pour comprendre que ce qu'on voit est comme une mise au monde qui dépasse d'emblée l'expérience de voir.

On comprend ces générations de peintres qui ont traqué derrière cette vision sa cohérence, c'est-à-dire peut-être cette totalité fluide qui tient du bonheur régulier des jours et de l'exception. Comme si l'au-delà de l'image restait simple, à portée de regard mais hors de portée des corps. Nous irons voir dans ces jours ces images des peintres, dans les musées, les églises, les bâtiments des villes. Toutes nous sembleront écloses de cette cohérence-là, de cette certitude immense des paysages, que les génies des peintres auront su lire, extraire d'eux-mêmes, et qu'ils auront offertes au monde, fascinés, presque innocents de cette sublime découverte que leurs images, qu'ils voulaient proches de la réalité, la débordaient de partout, nous indiquant comme à suivre l'inépuisable.

Écriture 3 mai 2022

C’est mon grand-père, penché dans l’atelier de peinture au bout de la cour. Il a déjà peint à plusieurs couches le grand panneau de bois.

Il est penché vers lui, sur la table encombrée. Il prend ses pinceaux, fins comme de petites mèches de cheveux, il mélange les couleurs. En silence. Comme une cérémonie très lente.

Je m’approche, je n’ose rien dire. Sa main gauche cale la main droite, avec laquelle il fait des traits, par petites passes. Le temps s’écoule, il reprend sans fin le même geste – de la couleur sur le pinceau, on dirait un crayon, et le trait bien droit sur le panneau blanc. Il semble comme ailleurs, concentré sur ces marques de couleurs qu’il met au monde. Bientôt je devine la première lettre, le A majuscule. Il s’arrête, sort de son cercle enchanté, semble découvrir que je suis là à l’observer. “ Il va falloir faire l’ombre maintenant, dit-il, tu vois, comme sur le modèle ”.

Il me montre la feuille de papier, bien couverte de taches de couleurs. Il y a là toutes les lettres de l’alphabet, dessinées dans l’exactitude, avec leur ombre portée. Les lettres qu’il peint – le A, puis le L – sont bien plus grandes. “ C’est juste le modèle ”. Je reste avec lui longtemps, des heures, avant que le mot ALIMENTATION ait rempli le panneau blanc. “ C’est pour Monsieur Figuères, au milieu du bourg ”. Il a lavé ses pinceaux si fins à la térébenthine, soigneusement. “ On va laisser sécher ”. Le panneau est un peu de biais, sur la table. Il range le modèle, dans une sorte de cahier.

J’ai retrouvé ce cahier il y a quelques années en vidant la maison de mes parents. En fait, un petit livre à la reliure défaite, à la couverture délabrée sur laquelle on devine encore le titre “ Matériaux & Documents d’Art Décoratif ”. Monsieur L. Labbé, l’auteur de cette trentaine de planches de lettres – Lettres Égyptiennes à biseaux, Lettres fuyantes, Lettres antiques… – écrit dans sa présentation qu’il “ a composé cet ouvrage pour donner aux Peintres de Lettres et aux Entrepreneurs de Peinture éloignés des grandes villes les modèles nécessaires à leurs travaux journaliers ”.

Toutes les planches ont été découpées du livre. Au verso de certaines, des esquisses au crayon comme “ 1949 ”, “ Bois Charbon Transport ”, “ Basket-ball ”, ou encore le chiffre 4 plusieurs fois, avec ses courbes, ses inflexions, ses pleins et ses déliés. Le modèle est usé, chargé d’éraflures, de traces de réflexion, semé de couleurs tombées là du pinceau sans doute.

Je regarde ce témoignage de pratiques qui ne sont plus. Comme nous tous, je suis constitué de ce que j’ai reçu dans l’enfance, ces gestes d’artisanat, ce rythme hors du temps, ces couleurs lentes à venir au monde, ces relations avec les voisins pour qui l’on travaille… On croit, l’âge venu, s’en affranchir, épouser son siècle comme on dit, les signes dématérialisés, les couleurs sur les écrans qui vont vite. Mais on ne sait rien du cadre fondateur qui nous fait percevoir ce qu’est un modèle à travers l’incarnation de ces lettres sur la feuille, dont on s’inspire, qu’on interprète, qu’on s’approprie…

J’ai vécu le numérique et sa myriade de logiciels comme des outils, semblables à mon insu à l’approche des lettres sur le modèle de papier. Les enfants d’aujourd’hui, immergés dans le virtuel et l’interaction, subissent d’autres gestes, d’autres paysages qui les fondent. Nous ne nous comprenons jamais qu’à demi-mot, qu’à travers des images différentes pour chacun, qu’au sein de représentations sans cesse fluctuantes et que l’on apprivoise à sa manière. Nous sommes soumis au temps, et bien plus à tout ce qu’il orchestre dans l’environnement chargé du monde.

Écriture 21 janvier 2022

 planche lettres enseigne