Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Voussure du portail
Foussais
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Dans cette ville tout est lisse, sédimenté en images puissantes, depuis qu'au XVe siècle on a "fait de la ville un palais".

Urbino, sur les collines des Marches, non loin de l'Adriatique, est gouvernée depuis le début du XIIIe siècle par la famille Montefeltro. Federico da Montefeltro en fait construire le palais ducal vers 1445. Fin politique, il est aussi homme de lettres, amoureux des arts et des sciences, qui fait d'Urbino un centre renommé de la Renaissance.

Tout semble conservé de ce moment de grâce de l'histoire, l'architecture, les ruelles et leurs dialogues d'ombre et de lumière, cette sorte d'arrangement des maisons – façades et toitures d'ocre et de rose – qui décline la plénitude ou si l’on veut l’acquiescement d’être au monde. Si bien que, dans les grandes salles du palais, les œuvres d’art sont comme chez elles : on est passé du couvent et du religieux au palais et à l’humanité presque insensiblement.

senigallia 1


C’est une image parmi bien d’autres qu’on aurait pu choisir pour approcher le génie de Piero della Francesca qui s’épanouit ici, à Urbino, dans cette cour raffinée ouverte à la peinture flamande de Jan Van Eyck. C’est une madone à l’enfant avec, de chaque côté un ange, l’un en bleu, l’autre en rose.

Mais peut-être faut-il commencer par le lieu de cette peinture, cet intérieur d’une maison que le tableau découpe : à gauche une porte vers peut-être un cabinet éclairé par une fenêtre aux volets ajourés, à droite une étagère au sein d’un placard avec une corbeille en osier remplie de mouchoirs. Ce lieu dit la simplicité des choses quotidiennes, dans les variations de gris-bleu, et à travers une maîtrise de la perspectives hors du commun – Piero a écrit sur les mathématiques, sur les rapports entre la géométrie et le réel, il prépare longuement ses peintures à l’avance, et son sens de la perspective s’accomplit à la fois dans les formes et les couleurs. Yves Bonnefoy dit de lui : “ Aussi empirique soit-il à tous les confins de sa science, aussi conscient de ce que le nombre peut organiser mais non retenir, il reste qu’il a pensé ce qu’il représente, et ce moment d’esprit, c’est comme un excès d’apparence qui se marque, aux dépens de la vraie présence, qui a l’invisible pour fond. ”

senigallia 2


Devant cette maîtrise de la composition du monde figuré, où le réel se fait rigueur, les personnages, s’ils gardent une solennité naturelle dans leurs postures, s’approchent d’une simple humanité. Le religieux s’invite dans l’intérieur de la demeure. Il perd de sa grandiloquence au profit d’une remarquable intériorité. Le visage de la Vierge est l’un des rendus les plus expressifs qu’a peints Piero : la douceur des variations de couleurs, le jeu subtil des transparences, les formes qui naissent de l’ombre, tout dit ici l’humble sérénité de cette femme à l’habillement presque familier. L’enfant, qui bénit de sa main droite, apparaît solide, lui aussi pétri d’humanité. Des anges, tous deux bras croisés sur la poitrine, dont émane une lumière diaphane, on reçoit les visages de douceur intense qui nous portent au-delà du genre, comme si leur beauté dépassait masculin et féminin.

senigallia 3


Le souci des détails est extrême. L’évanescence des chevelures, les bijoux et leurs jeux de lumière, le tombé des tissus et leurs drapés, les regards comme suspendus dans l’éternité, tout concourt à l’émotion retenue quand l’œil cherche à voir au plus profond.

Piero della Francesca est né vers 1415, il peint ce tableau, qui sera conservé longtemps dans l’église Santa Maria delle Grazie, à Senigallia sur les bords de l’Adriatique, vers 1478-1480, suite sans doute à une commande du gendre du duc Federico, Giovanni. Il a derrière lui alors une longue carrière de peintre, dont un extraordinaire ensemble de fresques à la basilique Saint-François d’Arezzo, l’Histoire de la Vraie Croix. Passer de la galerie des Offices à Florence où certaines de ses œuvres sont exposées, à Arezzo, puis à SanSepolcro où il est né, à Monterchi, à Pérouse et à Urbino, c’est suivre un prodigieux itinéraire de la quête de la présence dans la peinture, au fur et à mesure qu’elle cherche le réel et le cœur de l’humain.


En septembre 2014

Écriture 18 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Yves Bonnefoy, L’arrière-pays, Skira, 1972, p. 68
• Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 126-127
• Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 256-262

Dans la cour du cloître, des carrés de pelouse bordés de fleurs roses. Au centre, un arbre haut qui dépasse les murs à l’enduit presque rose aussi des bâtiments.

San Marco a gardé sa sobriété et son calme de couvent, lieu à l’écart, pour la réflexion, pour questionner ces rapports intimes de soi-même et du monde. Fra Angelico a tant peint ici qu’on en a fait un musée, où l’on a rassemblé une part de ses œuvres venues d’ailleurs. Et c’est par elles qu’on commence le parcours, presque un trop plein d’images, même si les unes et les autres sont bouleversantes de tension religieuse – on dit de ce peintre qu’il faisait sa prière avant de se mettre à peindre, chaque fois.

C’est quand on arrive à l’étage que tout se transforme. En haut de l’escalier, une Annonciation surgit de la nudité des murs. Et ce qui frappe, dans ce dialogue entre l’ange et la Vierge à l’abri sous les arcades, c’est la réalité intense, évidente, de la scène, mais une réalité comme transposée dans une essence spirituelle qui échapperait à elle-même. L’image ici force en quelque sorte le regard vers l’intérieur, vers la question en nous de ce qui nous dépasse.

Dès lors, le corps est préparé à la suite, qui est le parcours une à une des cellules des moines, avec une scène peinte à fresque dans chacune, autant d’épisodes de l’histoire du Christ. C’est en 1438 que la construction commence de ce couvent des Dominicains, et ces images dans les cellules sont faites pour les moines qui dorment, prient et méditent dans ce maigre espace. Ils y voient par une petite fenêtre l’extérieur du monde, et, à côté, cette fenêtre peinte, écho de l’ancien récit qui fonde leur croyance, dont la courbure suit la voûte réelle. Ici se joue la foi de ces gens, chacun devant une image, toujours présente devant eux des années durant, toujours inépuisable dans le mouvement du regard à quêter en elle bien plus que ce que les mots du récit peuvent apporter, toujours obsédante dans ce qu’elle ne révèle pas.

ne me touche pas 1


Nous voici donc dans la première cellule, à l’entrée de l’étage. À gauche de la lucarne sur le monde, cette image – tapis végétal, quelques arbres, une palissade, à gauche une porte dans ce qui tient peut-être d’un abri rocheux, signes qui créent comme un réel d’ailleurs, distant des personnages. C’est d’abord la femme inondée de lumière qui émeut, qui nous porte – l’élégance et le mouvement des plis, le rouge de la robe, et la stupeur incertaine de son visage. Et puis l’homme en blanc, dont on dirait qu’il danse avec elle, les pieds croisés. Leurs vêtements font sur le tapis d’herbe une corolle, un mouvement dont on cherche l’origine.

ne me touche pas 2


Lisons le récit qui décrit ce qui est peint. “ Marie-Madeleine se tenait au plus près du tombeau. Tout en pleurs, elle se penche dans le tombeau. Et elle voit deux anges en blanc, assis, l’un à la tête et l’autre aux pieds, où avait été le corps de Jésus. Ils lui disent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur dit : Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis. Sur ces mots, elle se retourne. Et elle voit Jésus qui était là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle pense que c’est le jardinier et elle lui dit : Seigneur, si tu l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. Jésus lui dit : Marie ! Elle se retourne et lui dit en hébreu : Rabbouni ! (c’est-à-dire maître). Jésus lui dit : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père1... ”

ne me touche pas 3


Voilà, c’est un homme vivant après sa mort que la femme finit par reconnaître, et c’est pourtant un jardinier, la houe sur l’épaule. La femme tend les mains, elle voudrait toucher, perdue entre le doute et l’évidence de son regard. Les mains s’approchent, mais il reste le vide dans la continuité du monde, l’homme n’est que le signe tangible de l’invisible – est-ce la foi ou le regard qui le rend si réel, si lui-même ? – les chairs ne se rencontrent pas, seule la lumière inonde la robe rouge, ce rouge qui est aussi celui des fleurs au sol et des marques des clous aux pieds de l’homme. Qu’est-ce qui se joue, dans la peinture, entre ces deux visages, ces deux regards, comme un amour éperdu de cette exigence surhumaine de voir l’invisible, de reconnaître l’absolue primauté du vivant, malgré les traces du sang répandues ?

L’image suit à la lettre le réel des mots, mais rien n’est réel en elle, la femme et l’homme et leur décor sont des chemins de réflexion. L’image cherche autrement que les mots la précarité du mystère, ou si l’on veut la béance de la foi. L’image rend perceptible la dimension cachée du visible.

Cette scène a été peinte vers 1440. Fra Angelico, le frère Ange qui s’appelait à l’origine Guido di Piero, est né vers 1400 et s’est formé très tôt à la peinture dans un atelier de Florence, avant d’entrer chez les Dominicains, passé l’âge de vingt ans. Maîtrise très singulière des couleurs, de la mise en scène de l’espace, d’une sorte de réel de l’illusion… Mais, bien plus que ces qualités et d’autres réunies, son art creuse, à travers des images éthérées, limpides, au plus profond des interrogations humaines.

1 Évangile de Jean, VIII, 11-17.


En septembre 2014

Écriture 8 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Magnolia Scudieri, Les fresques de Fra Angelico à San Marco, Giunti, 2010, p. 46-49
• Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Champs Flammarion, 1995, p. 28-32 et 280-281

Dans la Galerie des Offices, c'est le cœur de la foule, le fourmillement des grands musées du monde.

Au-delà de la transparence des vitres, l'image du Ponte Vecchio, les rives de l'Arno, les maisons douces et les clochers qui les dépassent. La ville réelle reste proche mais c'est ailleurs. Nous sommes entrés dans le temple de la culture, des richesses de la mémoire humaine à foison mais bien rangées, déplacées de leur cadre de vie, isolées pour elles-mêmes. Je revois les fresques aux murs des églises, à ceux des palais comme à Sienne, ou encore les chapiteaux romans à Sant'Antimo dans le silence de l'abbaye, partout où les images sont de plein pied avec leur contexte d'émergence, avec leur déclinaison du vivant. Et c'est comme une douleur que cette coupure culturelle, cet enclavement de l'art à l'abri, réservé, parqué.

badia giotto 1


Il faut se défaire de l'ambiance, isoler l’œuvre, ou la relier dans le cheminement à d'autres, vues juste avant ou qu'on va découvrir juste après, dans ce modèle de lecture qu'on appelle l'histoire de l'art, cette invention de l'Occident quand il a compris que l'art pouvait être au service de l'économie. Nous allons d'une salle à l'autre, nous tentons de prendre le temps, de garder le regard vierge. Comment s'ouvrir à tout, comment toujours recommencer dans la nudité, quand les siècles de peinture s'amoncellent en peu de minutes ? On ne tient pas le temps au cœur de soi.

badia giotto 2


Après et avant bien d'autres regards, il y a ces cinq panneaux assemblés, dont la forme même semble protéger les personnages en buste qui sont peints au-dessous. Chacun son abri comme un toit, une sorte de rythme, de solennité, tous de face au devant d'un fond d'or. Et de loin, les couleurs douces des vêtements et des visages qui se lèvent. On ne peut voir l'image que dans le temps de l'approche, le corps se penche vers les personnages. Au centre, la Vierge à l'enfant, on reconnaît à sa gauche saint Pierre avec ses clés et de l'autre côté saint Jean dont on déchiffre le nom sur la paroi peinte. On saura, en lisant le cartel, que celui à la crosse est saint Nicolas, et celui en robe de bure saint Benoît. On voit aussi, au-dessus, des petits médaillons avec des anges. On approche de l'image, on sait qu'on n'a fait que planter le décor, qu'aller vers elle, l'image, sans la voir encore.

badia giotto 3


Alors, on regarde l'une après l'autre les figures, et singulièrement leurs visages car d'eux naît, du moins le pressent-on, le mystère de cette peinture. Extraordinaire légèreté tissée de l'ombre et de la lumière, chacun si singulier dans son modelé inventé, mais tellement pétri de la réalité. À voir Jean le jeune homme, ou la jeune femme à ses côtés, on a l'impression qu'ils nous convient l'un après l'autre dans une sorte d'espace intime que leur douceur aurait capté. Et que c'est cela la peinture, comme un surplus de présence offert au partage. Même l'austère visage du moine Benoît montre l'inexprimable de la bienveillance. Mais tous disent aussi l'exigence du regard devant eux, qu'il faut se défaire de soi pour entrer dans cette intimité de l'image qui seule met en chemin vers l'ailleurs.

badia giotto 4


Giotto peint ce polyptyque pour l'église de la Badia à Florence vers 1300, il a trente-trois ans. Vingt ans plus tôt, la légende dit que Cimabue remarqua ses dons et le prit comme élève. En 1300, porté par l'élan franciscain, il a déjà œuvré à la basilique d'Assise, et bientôt il créera son chef-d’œuvre, à la chapelle des Scrovegni à Padoue, toute couverte de fresques. L'élève aura largement dépassé le maître, il sera devenu le "meilleur peintre du monde", écrit Boccace l'écrivain vers 1350. Il aura révolutionné l'image, inventé ce regard de l'âme en quête éperdue de la réalité du monde.


En septembre 2014

Écriture 6 mai 2022


Source bibliographique : Francesca Flores d'Arçais, Giotto, Citadelles et Mazenod, 1996, notamment p. 114-119

C'est le matin, et comme si souvent en Toscane, la ville est calme, nous allons d'un site à l'autre dans la profusion des édifices, et des images en eux.

C'est comme le bonheur, des nourritures pour cheminer en soi ou des couleurs ou des lumières mêlées. On marche dans l'enchantement des rues, la ville est légère, accordée au soleil fraîchement levé. Bientôt une petite place, quelques arbres, des gravillons, et l'église à la façade romane de San Domenico. Campanile asymétrique, tout petit porche, on entre.

La clarté dans la nef, une impression de nudité malgré les fresques, et dans l'instant, au fond, devant l'autel, l'imposante croix suspendue dans l'espace comme souvent dans la région, qui naît à peine de l'ombre, dans le contre-jour du chevet. On ne sait jamais ce qui émerge de l'image quand les yeux qui s’accommodent à la lumière la perçoivent d'abord, on ne sait jamais comment se fait l'approche du regard.

L'image est là, soudain, présence qui vous emplit. Sans qu'on décèle ce qui vraiment vous prend, vous emmène, sans qu'on suppose même un chemin. L'image est là, ce grand corps élégant, ondulant dans la mort, cloué sur la croix, qui vous happe. On a vu, ces jours, des dizaines de crucifixions, rien n'est nouveau dans la scène et parfois l'on passe, attentifs, dans une sorte de courtoisie polie, et rien n'arrête dans l'image le mouvement des corps. Mais là, la présence, inexpliquée, devant laquelle tout soi-même se rive.

Croix arezzo 1

C'est un corps d'homme que l'on voit d'abord, aux muscles encore si gonflés du vivant. Et l’œil remonte au visage reposant sur l'épaule, regard éteint, courbes des traits fermés dans l'indécision, repos ou mort. De ces traits, la douleur qui sourd, qui court du visage vers le tronc, vers les membres. Et tout auprès les boucles paisibles des cheveux comme la mémoire de la vie en allée. On s'approche, on scrute au plus près dans l'agrandi de l'image la masse des chairs, on voit les striures si fines des coups de pinceaux qui créent les reliefs et les ombres, qui font gonfler les formes leur donnant une précarité fluide, comme une affirmation de l'essentiel qu'un simple souffle pourrait éteindre.

Croix arezzo 2

La puissance de l'image vous traverse, et c'est comme une éternité qui vous laisse vite au bord de vous-même. L’œil se raccroche alors à ce qui reste dans l'image à découvrir encore : cet arrière-plan aux motifs comme une étoffe ouvragée dans la rigueur d'une répétition inépuisable, et ces tableautins qui terminent la croix, la Vierge en douleur à gauche, l'Éternel qui bénit en haut et saint Jean à droite - la douleur de l'humanité dans la mort aux prises avec l'éternité. Là aussi, nous cherchons le détail, le contraste entre la douceur infinie des regards et des peaux offerts au continu de la lumière, et les structures affirmées des vêtements, fragmentés, hachurés presque. L’œil s'accroche à des parcours multiples dans l'image, il voudrait la résoudre, la circonscrire, empêcher qu'elle submerge, soi et monde.

Croix arezzo 3

Cette œuvre est la plus ancienne qui nous soit parvenue de Cimabue, vers 1265. Cimabue, dont Fillipo Villani, un chroniqueur florentin écrit à la fin du XIVe siècle qu'il a, le premier, "rappelé l'art de la peinture à la ressemblance de la nature", est pétri de la manière grecque de peindre comme on dit alors, c'est-à-dire byzantine, manière étroitement centrée sur l'art de l'icône. Il va mettre en question ce modèle, libérer l'image d'une sorte de sécheresse, y introduire l'expression d'une humanité sensible. L'image est là, désormais, offrant le mystère et le tragique de ce qu'elle révèle, offrant ce qu'on ne peut nommer vraiment.

En septembre 2014

Écriture 5 mai 2022

Source bibliographique : Luciano Bellosi, Cimabue, Actes Sud / Motta, 1998, notamment p. 39-45

Ces chemins du vivant croisent l’écriture, notamment poétique, l’approche des images et du textile, la rencontre des œuvres, et la trame du temps.

Ce n’est pas que tout se mélange mais plutôt que tout se tient, que chaque facette du monde, ou de nos récits sur elle, font écho à bien d’autres. Et que la vie, c’est la traversée de ces champs de relations, traversée qui se fait, de temps à autre, éclairante.

J’ai déjà, ailleurs, mentionné et rendu hommage à l’œuvre de Tim Ingold1, cet anthropologue écossais encore trop peu connu en France, qui relie inlassablement nature et culture, objet et sujet, imaginaire et réel, ou encore humain et non humain comme dans son dernier livre traduit, Machiavel chez les babouins. Le sous-titre en éclaire le propos : pour une anthropologie au-delà de l’humain. Je ne vais pas ici faire une critique de l’ouvrage, mais tenter de commenter et d’éclairer son dernier chapitre, Au-delà de l’art et de la technologie : une anthropologie du savoir-faire.

Tim Ingold débute son chapitre par une réflexion comparée de l’art et de la technologie, que la pensée moderne continue d’opposer, “ comme s’ils correspondaient à des domaines à certains égards antithétiques ” → p.207. Cette opposition, qui ne date que d’un siècle environ, contredit pourtant l’origine des mots : le latin ars et le grec tekhné “ signifiaient plus ou moins la même chose, c’est-à-dire le savoir-faire associé à une activité artisanale ” → p. 208. Mais une lente évolution a rendu les éléments d’intelligence de l’activité artisanale de plus en plus abstraits, les séparant des gestes du corps. Le savoir et le faire se sont peu à peu disjoints.

“ Cette déchéance de l’artisanat, réduit à l’exécution purement technique ou mécanique de séquences opérationnelles prédéterminées, est allée de pair avec la valorisation de l’art comme exercice créatif de l’imagination. Par conséquent, l’artiste a radicalement tourné le dos à l’artisan, et l’œuvre d’art à l’artefact. ” → p. 209

“ L’action technique produit mécaniquement des résultats ; l’art communique des idées. ” → p. 212

Dès lors, la réflexion anthropologique sur l’art a largement dominé celle consacrée à la technologie. La technologie est l’affaire des ingénieurs,

“ L’art, au contraire, s’inscrit dans un contexte social et incarne des significations culturelles. ” → p. 214

C’est ce fossé que Ingold met en question, cette “ idée que l’art flotterait dans le royaume éthéré de la signification symbolique, au-dessus du monde physique ” → p. 215. Et son développement est passionnant.


Il commence par interpréter finement le savoir-faire. L’artisan cordonnier par exemple, ne fait pas qu’utiliser ses outils de découpe, il les met en usage, dans une “ synergie gestuelle entre l’humain, l’outil et le matériau ” → p. 217. Le savoir-faire requiert la présence et l’action de l’artisan, “ inséparablement corps et esprit ” → p. 219, mais dans un système de relations avec le matériau, l’environnement… Dès lors, ce que l’artisan fait “ aux choses se fonde sur un lien attentif et perceptuel avec elles ” → p. 219. Le geste s’adapte en fonction du ressenti de l’action précédente. D’où la problématique de l’apprentissage et de la transmission du savoir-faire. Il ne suffit pas d’acquiescer à des procédures :

“ La clé de l’imitation réside dans la coordination intime du mouvement de l’attention du novice avec le mouvement de son corps dans le monde ” → p. 221.

Et c’est la même chose pour la fabrication même : le produit n’est pas déjà existant dans l’idée, ou le bâtiment dans le plan de l’architecte. C’est l’activité même de fabriquer ou de construire, au sein de toutes ces relations de complexité, qui fait émerger l’objet.


Puis Tim Ingold détaille la fabrication des sacs de corde chez les Telefol, une ethnie de quelques milliers de personnes en Nouvelle Guinée. Ce sac, le bilum, est un accessoire utilisé au quotidien, fabriqué avec une technique de bouclage d’une cordelette végétale. Ce sont les femmes qui filent les cordelettes et ensuite les assemblent, dans un ensemble de gestes du corps que les Telefol comparent au flux d’une rivière.

L’apprentissage des petites filles “ ne procède pas de la transmission intergénérationnelle de règles ou de formules, fussent-elles implicites, mais d’un processus de redécouverte accompagnée, au cours duquel le rôle des artisanes expérimentées consiste à préparer le contexte qui permettra aux novices de développer leurs compétences ” → p. 226

Il faut que la novice apprenne à sentir les mouvements de l’intérieur de soi, en dépassant leur apparence, pour que ses mains se déplacent “ aussi aisément que l’eau vive ” → p. 227. Et ceci se fait par un affinage progressif de ses mouvements et de ce qu’elle en perçoit, et pas par l’acquisition de règles ou de représentations, d’ailleurs bien difficiles à formuler pour ces techniques de nouage. Or, ce mode d’apprentissage “ corporel ” aboutit à une transmission complète du savoir-faire : les novices Telefol apprennent à faire exactement comme leurs mères. Et bien entendu, le talent d’avoir “ des mains qui filent comme l’eau ” n’est pas inné, mais acquis.


Pour faire comparaison à cette fabrication du bilum chez les Telefol, Ingold prend ensuite l’exemple “ du tisserin mâle, dont le nid exige les nœuds et les boucles les plus complexes ” → p.232. Le nid de ces oiseaux est fait de longues bandes de feuilles entrecroisées comme un tissage régulier, mais qui sont maintenues par diverses mailles et attaches qui ont été répertoriées par les chercheurs. Le tisserin “ utilise son bec exactement comme une aiguille à coudre et à repriser ” → p. 233.
Là aussi, la pratique est au cœur de l’acquisition. Dès leur jeune âge, les tisserins passent beaucoup de temps à manipuler “ des objets de toutes sortes avec leur bec ” → p. 233. Et si on les prive de cette pratique, ils ne sauront plus ensuite construire des nids.

“ Remuer des matériaux de nidification potentiels est aussi essentiel à la formation du tisserin que les premières tentatives de cardage et de filage à celle des petites Telefol ” → p. 233.

Un nid réussi nécessite, de la part de l’oiseau, une capacité “ à ajuster ses mouvements avec une délicate précision, en fonction de l’évolution de la forme de sa construction ” → p. 235. Autrement dit, lui aussi acquiert une sorte de jugement, de ressenti dans son processus de confection du nid.


Qu’est-ce qui est inné, qu’est-ce qui est acquis ?

“ Il n’y a pas plus de sens à ramener le comportement du tisserin à un programme génétique que celui de la femme qui fabrique un bilum à un programme culturel. Selon toute vraisemblance, l’artisane a à l’esprit une idée de la forme finale de sa construction ; le tisserin, presque certainement pas. Mais dans un cas comme dans l’autre […] ce n’est pas une conception prédéfinie mais la pratique de mouvements réguliers et répétés qui génère la forme ” → p. 236.

Le savoir-faire de l’oiseau, comme celui de l’humain, se développe au cours de sa jeunesse. Le bouclage chez les Telefol est d’évidence une compétence acquise, “ mais on pourrait dire la même chose des compétences du tisserin – comme de toute compétence humaine ou non humaine ” → p. 237. Quelle est la différence des compétences des femmes Telefol et des tisserins ? Tim Ingold avoue ne pas le savoir. Si différence il y a, elle réside dans le langage et ses capacités de “ connexions métaphoriques ” :

“ Si les oiseaux étaient humains, ils diraient d’un bon tisserand que son bec “ vole ”, tout comme les Telefol disent de l’artisane adroite que ses mains “ filent avec le courant ” → p. 238.

Autrement dit, les humains tissent leurs expériences dans des récits, à travers leur parole, ils brodent des motifs de plus en plus complexes, “ ce que les anthropologues nomment ordinairement culture. ” → p. 238. Les animaux n’ont pas cette capacité-là, mais le langage qui nous est propre garde-t-il cohérence avec le processus d’acquisition du savoir-faire ? Tim Ingold termine ce chapitre par cette phrase tellement pertinente :

“ Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame même du tissage ” → p. 239.

Jamais nous ne devrions oublier cet appel à l’humilité, ce rappel que nous créons au sein même du vivant, avec lui dans un dialogue incessant, et que tisser le monde est absolument antinomique avec le vouloir de lui imposer quelque signification symbolique. Or nous sommes encore bien loin de cette pratique, seule vraiment écologique.

1 Notamment dans le livre Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021.


Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali éd., 2021

Écriture le 20/10/22

Je regarde la cour. Et le jardin qui la prolonge. Et plus loin, les champs où les céréales bientôt vont grandir. Que passe-t-il entre les mots, de la présence, du tissage de la vie, qui dépassent ce qu’ils décrivent ?

Les mots – le jardin notre terre brassée depuis tant d’années, le frêne plusieurs fois centenaire et dont les jours qui s’allongent gonflent les bourgeons, les nuages en dentelle qui font leur danse dans le soleil.
Je regarde cela, les mots nomment la vie qui nous enlace, qu’on ne peut tenir, qui nous traverse et puis s’en va.

Sait-on seulement si les mots nous aident à partager le monde, et même à le décrire dans ce qui serait peu ou prou son identité ? Si la peine d’écrire nous assure de quelque solidité – l’affirmation de la maison comme une éternité, le rituel des saisons et la terre ameublie sous tes efforts ?

Entre les mots, je cherche ce qui coule presque à mon insu pour l’offrir à tout va, comme une profusion contre l’absurdité, je cherche ce qui peut naître d’humanité, le filet fragile qui nous ferait dignes de la vie. Dignes de ce tissage entre nous qui coud la rumeur du monde à ce qui est un peu plus que nous-mêmes. Entre les mots je guette ce qui vient d’eux et ce qui les dépasse, leurs sens et leurs musiques, leur élégance. Et l’aptitude qu’ils ont à se dépasser l’un dans l’autre, à révéler qu’à chanter ensemble, ils chantent plus qu’eux-mêmes, et plus même que leur rapport à la terre.

On ne sait rien des mots vraiment, il faut sans doute longtemps les écouter, apprendre leur patience et l’incertitude de ce qu’ils nomment. Rien n’est jamais vraiment certain dans ce qu’on écrit du monde. On ne sait rien de lui tout à fait, ni de la précarité des mots, ni de ce qu’ils suscitent en nous. Cette soif de l’amour absolu qu’on voudrait tant dévoiler par les mots, même à peine, même en lambeaux. Juste dans le regard d’un enfant, la totalité de la confiance en ses années. Juste pour échapper à l’innommable, à la cruauté des uns sur les autres qui fait la force.

C’est la lumière de mars et tes mains sur la terre, les fleurs sur les étendues d’herbe et dans les branches des futurs fruits. Les mots du vivant régénérés encore, malgré le peu d’attention qu’on lui porte. Entre eux, ce qui n’est pas tout à fait une promesse, ou les bribes d’une parole, entre eux, ce qui se tient, qu’on ne peut pas comprendre autrement qu’en se livrant à leur écoute.

Écriture 15 mars 2022

Deux chercheurs d’exception, deux enquêtes agrégeant l’histoire, l’anthropologie, l’archéologie, une étude fouillée des sources, qui révèlent des faces singulières de la Bible et du Coran.

Un parcours ardu, mais éclairant, perturbant mais rigoureux à travers trois de leurs livres :


(1) Thomas Römer, L’invention de Dieu, Points Histoire, 2017 [2014]
(2) Thomas Römer et Jacqueline Chabbi, Dieu de la Bible, Dieu du Coran, Seuil, 2020
(3) Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Points Essais, 2018 [2016]


Les mythes fondateurs on le sait, sont nombreux que les ethnologues du XXe siècle ont mis au jour, à force d’enquêtes dans les sociétés premières un peu partout sur la planète. Ces mythes ont forgé des cultures, pour la plupart locales et pour la plupart aujourd’hui menacées, voire éteintes déjà. Mais certains récits ont suscité des cultures de bien plus grande emprise : c’est le cas de la Bible pour l’Occident, et du Coran pour une bonne part des terres d’Orient. Ces deux paroles, à la différence des mythes, sont au cœur du temps de l’histoire et comme telles, nourries de la perception changeante des hommes à leur égard, tout en maintenant des fondements qu’une part de l’humanité a reconnus depuis des siècles.

La Bible et l’émergence d’un Dieu unique

Le récit biblique se construit progressivement sur plusieurs siècles. La première mention d’Israël, sur une stèle, date de 1210 avant notre ère.

“ Le groupe Israël est d’abord une sorte de confédération clanique et tribal. […] Le point de vue selon lequel l’Israël d’avant la monarchie aurait été constitué de douze tribus est par ailleurs une invention des auteurs bibliques des époques perse et hellénistique... ” (1) → p. 25-26

Dit autrement :

“ Les douze tribus d’Israël, descendantes des douze fils de Jacob, représentent une construction littéraire. ” (2) → p. 62

Autre exemple de création collective, à partir certainement de traces de mémoire, la figure de Moïse :

“ Pour ma part, je ne crois guère que derrière la figure littéraire de Moïse (le Moïse présenté dans le texte biblique), il soit possible de désigner un personnage historique précis. ” (2) → p. 43

Aucune trace de cet homme ailleurs que dans la Bible. Thomas Römer traque ainsi inscriptions et documents, et cela devient passionnant de comprendre que le récit mêle des bribes de traditions, des inventions au service d’une politique et des faits réels. Et que ce façonnage dans le temps long permet d’asseoir des valeurs auxquelles vont adhérer des générations d’humains. “ La Bible est une reconstruction après coup du passé. ” (2) → p. 55

Prenons deux exemples de ce façonnage, l’éviction du féminin et la voie vers le monothéisme. D’abord donc, la “ reine du ciel ”, Ashérah, sans doute compagne de Yhwh1 au cours des premiers siècles :

“ Bien que les rédacteurs bibliques critiquent les rois qui auraient favorisé la vénération d’Ashérah, il fait peu de doute que, jusqu’à la fin du VIIe siècle avant notre ère, ce culte jouait un rôle important. Ashérah était associée à Yhwh, peut-être dans le Temple de Jérusalem, via une statue placée à côté de la sienne. ” (1) → p. 225

Les femmes dans le Temple tissent des robes pour Ashérah, qui apparaît comme le pilier féminin qu’on va ensuite gommer. À la fin du VIIe siècle, Josias, nouveau roi de Juda, entreprend une profonde réforme, qui inclut l’élimination d’Ashérah :

“ Josias sortit de la maison de Yhwh l’Ashérah, qu’il emporta hors de Jérusalem, vers l’oued Cédron ; il la brûla dans le Cédron et la réduisit en poussière. ” (1) → p. 265

Au-delà, on va affirmer que “ Yhwh est le (seul) dieu d’Israël et il est un. C’est-à-dire qu’il n’y a que le Yhwh de Jérusalem. ” (1) → p. 268. Soit donc, qu’il n’y a plus qu’un seul lieu de culte. Puis les Babyloniens prennent le contrôle, c’est l’exil, puis la destruction du Temple, en 587 avant notre ère. Dès lors, on va passer du Dieu un au Dieu unique. On réécrit les textes, on affirme que Yhwh a choisi Israël parmi toutes les nations, qu’il est le seul vrai Dieu et que c’est pour punir Israël qui vénérait aussi d’autres dieux qu’il a permis l’exil et la chute de Jérusalem. Ainsi s’invente le monothéisme d’Israël, dans le long temps d’un périple dont Thomas Römer dévoile avec précision toutes les étapes.

Le Coran, des tribus d’Arabie aux conquêtes des empires

Si le récit biblique ainsi produit par des siècles de vie d’Israël est lisible comme une histoire, le récit coranique, lui, “ se donne à lire comme un immense puzzle et un texte en morceaux dont chacun est censé correspondre à un moment d’oralité. ” (3) → p. 63. Il faut l’extrême érudition de Jacqueline Chabbi, sa connaissance fine de l’arabe et du terrain de l’Arabie pour nous faire comprendre que, là encore, c’est le contexte sociétal qui produit le récit en cohérence avec ce qu’il est. Contexte qui change ensuite et qui va donc changer le récit. Même si le façonnage en islam ne prendra que deux siècles à peine.

Le territoire d’éclosion n’est pas ici celui d’un royaume qui se structure, mais de l’articulation entre nomades et sédentaires dans ce pays désertique, avec en soubassement les pratiques tribales. À La Mecque, la parole révélée par l’inspiré Mohammed ne “ prend ” pas, elle est même contestée, et lui rejeté, car “ dans cette société, point de conviction sans efficacité dans l’action. ” (3) → p. 58 Il faudra l’Hégire à Médine et un “ tournant politique ” pour que la parole de l’inspiré devienne efficiente.

“ À La Mecque, le discours était sa seule arme, mais il a échoué, vaincu par la tradition patriarcale qui se moquait bien de savoir s’il y avait un lieu de châtiment ou un lieu de délices après la mort. […] Les hommes de tribu sont des pragmatiques. Ils veulent des preuves. ” (2) → p. 206-207

Ces preuves vont leur être fournies par les butins des razzias. Après des années “ de coups de force et de négociation, il aurait réussi à rallier à l’alliance de son Dieu les Mecquois qui l’avaient banni ”. (2) → p. 207
Et au sein même des sourates du Coran, les versets s’emmêlent entre période mecquoise et médinoise, que Jacqueline Chabbi s’ingénie à discerner. Et au-delà de ces deux périodes, quand les conquêtes vont se développer, l’imaginaire tribal s’efface et un autre façonnage de la parole se développe :

“ Face aux enjeux de vie qu’il doit affronter et auxquels il cherche à répondre, le discours coranique ne peut se payer le luxe de faire de la théologie. Celle-ci ne manque évidemment pas de se développer ensuite, de manière multiforme, dans les contextes variés des empires et des royaumes d’obédience musulmane. Mais cela commence à se faire quand on est définitivement sorti de la phase où subsistaient des éléments marquants de l’imaginaire tribal. ” (2) → p. 139

La parole coranique s’instaure de manière bien différente de celle de la Bible : pas de féminin à l’origine à côté d’Allah, pas de mythe d’origine de l’humanité, mais toujours “ la représentation d’une société terrestre en action ”. (2) → p. 156 Pas de “ tables de la Loi ”, les règles coutumières de la tribu sont déjà là. Mais on retrouve des interrogations sur les personnages :

“ Il est donc plus que probable que le nom de Mohammed, si peu présent dans le Coran, est une adjonction tardive que le “ messager ” a reçue au temps des Omeyades. ” (2) → p. 198

Le façonnage concerne aussi des notions cruciales :

“ On ne peut que rester confondu devant l’ampleur prise par la notion de “ charia ” dans certains courants musulmans radicaux contemporains, eu égard à la fois à la faiblesse de son ancrage coranique et à la spécificité de son sens dans le Coran. ” (3) → p. 216

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La lecture de ces trois livres éclaire sur le parcours collectif d’élaboration des textes, à partir des événements historiques et des paroles premières. Les récits sont polis, réécrits, mélangés, au fur et à mesure du temps, en fonction des nécessités politiques notamment, jusqu’à ce qu’ils soient figés comme éléments sacrés. Il reste que ces récits ont été dans l’histoire – et le sont encore – des opérateurs puissants, fondateurs de sociétés, de croyances, de visions du monde. On pourrait s’interroger sur ce qui a constitué leur puissance, au-delà de l’adhésion mimétique initiale. L’Occident de la Bible s’est construit sur le modèle centralisé du royaume, en lien avec un Dieu unique dont on avait détruit la part féminine, mais dont la parole commençait à se dégager de la violence (Caïn tue Abel mais il est lui-même condamné, Yhwh arrête le sacrifice d’Isaac par Abraham). L’Orient du Coran s’est érigé sur le modèle tribal, mais a dû rompre avec lui :

“ Les califes abbassides, bien qu’étant tribalement apparentés à leurs prédécesseurs, ont su rapidement s’aligner sur le schéma classique des empires qui les avaient devancés... ” (3) → p.271

Pour autant, les routes du savoir de l’islam ont inventé le multiculturalisme, qu’on voudrait tant voir renaître aujourd’hui :

L’islam “ a réuni dans un même ensemble l’Orient iranien héritier de civilisations de très haute culture et le monde grec romanisé de l’Égypte et du Proche-Orient, eux aussi à la pointe de savoirs scientifiques et de la haute philosophie aristotélicienne ou néoplatonicienne. […] Cela se poursuit pendant plusieurs siècles, avec des découvertes fécondes en mathématiques, médecine et astronomie, et dans bien d’autres domaines. ” (2) → p. 235-236

Il a en quelque sorte sauvé la science, pendant que l’Occident s’oubliait sous les invasions barbares… Ces livres engagent aussi à un respect pour ces textes si humainement fertiles, chacun dans leur territoire de vécu et de pensée, ainsi qu’à des questions sur les dérives auxquelles on assiste aujourd’hui.

1 Yhwh, le tétragramme, désigne dans la Bible hébraïque le Dieu d’Israël, qu’on a transcrit plus tard en Yahvé.

 

Écriture janvier 2022

“ J’ai préparé les bois de châtaigniers, pour l’armature. On prendra peut-être du jeune frêne aussi, encore souple, et l’osier pour la garniture ”.

Élie me montre. “ Voyez, il faut refendre les bois, les choisir pour la courbure, et faire l’osier comme des lianes, pour le tressage... ” Élie me parle des paniers qu’il va faire naître, durant les soirées longues qui arrivent.

Je ne sais rien de ces gestes, j’écoute, je regarde, l’entrelacs des bois, leur incarnation en une forme exacte d’un lointain passé qui me fascine, me submerge. Élie voudrait m’apprendre, mais je sais que je n’arriverai pas. Il dit doucement : “ Personne bientôt ne fera plus cela, voyez pourtant... ” Et j’évalue l’élégance fragile de l’objet, qui peu à peu devient volume et surfaces mêlées, équilibre, poignée fine qu’il recouvre d’osier tressé. “ Pour le doux de la main... ”

Nous nous servons toujours de ces deux paniers qu’il a créés pour nous voici plus de quarante ans. Pour les légumes ou tes affaires de tricot, pour transporter le temps. Pour suivre les saisons dans la mémoire de cet homme encore près de moi.

Si je regarde aujourd’hui ces paniers, que j’éloigne d’eux la nostalgie, que je les observe comme objets en terrain neutre en quelque sorte, je ne peux m’empêcher d’admirer leur complétude, cet équilibre modeste en eux, et ce qu’ils donnent à voir de l’assemblage du monde, le frêne et l’osier, le geste des mains qui les a faits tenir ensemble pour se lever contre le vide.

Personne désormais ne fait plus cela. De tout ce qui habite nos vies ou presque, l’épaisseur du vivant s’en est allée, et ce qu’elle portait de mémoire longue et de visions du monde. Nos objets sont innombrables, tous semblables comme les machines qui les ont faites. Ils ne disent plus rien du temps, de la présence, ils nous peuplent mais c’est comme le vide, la transparence, ils n’ont plus rien à nous transmettre, on les détruit vite, à mesure que vite ils nous fatiguent.

L’objet d’autrefois forgeait du lien dès sa venue au monde, entre les hommes, entre eux et le monde, il s’inscrivait d’emblée dans les paysages et les saisons, en mesure du respect de ce qui était proche, tout autour de nous-mêmes. Nous n’avons certes pas à revenir au temps de la bougie, comme raillent certains. Mais ces jours qui viennent du pillage généralisé de la terre – et le tocsin devrait sonner sans répit pour alerter les corps et les consciences – sont-ils seulement tolérables, au regard d’un seul de ces paniers qui tissaient en plus d’eux-mêmes les fibres vivantes des communautés ?

Vers 1972

Écriture 13 janvier 2022

 

Panier Elie 

Cela a commencé par la faillite de la Grèce, berceau de notre culture occidentale.

Le pays a été privatisé, racheté par la grande entreprise GoldTex, qui a transféré ses habitants vers MagnaPole, les vidant de toutes racines. D’autres pays ont suivi, qui alimentent cette mégalopole en trois zones, la zone 1 des privilégiés du pouvoir, la zone 2 où travaille une classe qu’on pourrait dire moyenne, et la zone 3 la plus nombreuse, celle des pauvres, des sortes de déchets d’humanité. Yehu Rami, un architecte génial, a inventé le dôme climatique, qui protège les habitants des zones 1 et 2 d’un climat en furie où les cyclones – grêles et pluies acides – font des ravages et des carnages fréquents.

Zem Sparak, le principal personnage du roman de Laurent Gaudé, Chien 51, a connu la Grèce d’avant, qu’il retrouve en images dans son cerveau grâce à l’Okios, dispositif de drogue et de technologie mêlées. Il est policier, a souhaité vivre en zone 3, après les Grandes Émeutes et leur répression sévère, et se retrouve bientôt “ verrouillé ” avec Salia Malberg, une femme plus jeune, mieux gradée que lui, qui vit en zone 2. Ils ont mission d’élucider un meurtre étrange, qui va les faire remonter jusqu’aux sommets du pouvoir…

Sous des dehors de simplicité, l’écriture de Laurent Gaudé est d’une singulière précision, qui a capacité à mettre en orchestre les personnages et leur monde, avec une remarquable cohérence, signe de son grand talent de romancier. Et donc, à la lecture, on est pris d’abord dans les filets de l’intrigue policière et de ses rebondissements. Mais très vite, c’est le cadre, la société fictive mise en scène qui interpelle, que l’auteur révèle par touches récurrentes. Et ce qu’on croyait situer comme une histoire de science-fiction vient cogner au corps du lecteur comme une sorte de réel qui nous attend.

Ce ne sont pas tant les détails que décrit l’auteur qui sont prémonitoires – ils épousent les soubresauts de l’intrigue – que ce qui les fonde. La puissance de l’argent est omniprésente, tout comme la corruption des élites. Les inégalités sont extrêmes. Plus de sacré, ni d’émotion culturelle, le mensonge règne, qui manipule les informations. Même l’amour est réduit à une libération sexuelle le jour du LOve Day instauré par les autorités. Les élections sont toujours présentes, mais comme des simagrées à grande échelle où tous les coups sont permis entre candidats. Tout semble au bord de l’effondrement, à l’image de ce pont que le pouvoir dynamite, au cinquième jour des Grandes Émeutes, quand les insurgés de la zone 3 risquent de pénétrer en zone 2. “ Personne ne viendrait au secours de ceux qui tombaient. Personne même ne compterait le nombre de morts. ” (→ p. 90)

On sort de cette lecture avec un goût âcre dans la bouche. Vers la fin du livre, dans un chapitre intitulé “ Delphes, derniers échos du monde ”, Zem Sparak se souvient des jours en Grèce avant le grand exode. Il rencontre un vieil homme qui part à Delphes, alors que toute la région avait été “ vendue à une firme de sous-traitance ”, et que tout le monde devait quitter cette zone. Que dit le vieil homme ?

“ Un jour, mon grand-père a eu l’idée de me faire garder ses chèvres. Vous ne pouvez pas imaginer… Les heures que j’ai passées entre les temples, à suivre mes bêtes, les appeler, rester immobile parmi elles et sentir le vent monter de la vallée. D’année en année, je ne pouvais plus m’en passer. J’ai fait cela jusqu’à mes dix-huit ans. Et puis mon grand-père est mort. La propriété a été vendue. Les chèvres aussi, j’imagine. Mais aujourd’hui encore, après toutes ces années, si on me demandait ce que je suis, je répondrais sans hésiter : le gamin qui suivait son troupeau dans la montagne sacrée. C’est puissant là-bas. On sent l’invisible qui nous embrasse. Vous croyez qu’ils peuvent acheter ça ? Ou le détruire ? Vous croyez qu’on peut tuer le centre du monde et le cœur des mystères ? Les soirs d’été, lorsque le soleil décline doucement, c’est l’immortalité qui vous glisse sur la peau, là-bas. Aujourd’hui, je le sais, c’étaient les plus beaux moments de ma vie. Alors, c’est là que je vais. Et tant pis s’il n’y a plus rien. Chacun a le droit de finir où il veut. Peut-être restera-t-il quelque chose pour me saluer ? Le vent, au moins, me reconnaîtra. Il ne faut pas oublier Delphes. Ils pensent pouvoir acheter ce qu’ils veulent, tout détruire, tout salir. Mais il faut bien qu’un d’entre nous aille là-bas. Sinon, qui va prévenir Delphes de ce qui arrive au monde ? C’est un honneur de veiller sur la beauté immobile, un honneur de se laisser traverser par le temps. Rien ne nous appartient. C’est cela, au fond, que je suis : le gardien de ce qui ne nous appartient pas. ” (→ p. 265)

Passage admirable, où c’est l’auteur manifestement qui parle, qui nous appelle, du fond désespéré de notre liberté, à cela qui pourrait être simple : veiller d’abord sur notre bien commun d’humanité, garder vraiment, précieusement, ce qui est à tous.

Laurent Gaudé, Chien 51, Actes Sud, 2022

Écriture le 12/09/22

“ Comment nommer le malaise que nous ressentions ? Y avait-il encore quelque chose à dire, à faire ? ”

C’est ainsi qu’Annie Le Brun et Juri Armanda entament la conclusion de leur livre, dont le titre Ceci tuera cela est emprunté à Victor Hugo qui, dans Notre-Dame de Paris, suggère que “ l’imprimerie allait tuer l’architecture ”, en changeant le mode d’expression de la pensée humaine. Mentionnons, comme repère, le sous-titre de l’ouvrage “ Image, regard et capital ”.

Le livre, paru début 2021, était commencé avant l’arrivée de la pandémie de COVID. Mais c’est sur elle qu’il s’ouvre, et la prétendue guerre qu’il fallait entreprendre :

“ Il ne vint alors à l’esprit de personne que parler ainsi d’une guerre à propos de ce qui n’en était pas vraiment une participait du déni généralisé, qui caractérisait l’esprit du temps. ” → p. 9

“ La pandémie avait déclenché un phénomène culturel inédit : voilà qu’à l’invisibilité de l’ennemi répondait une totale visualisation de l’isolement. ” → p. 10

Et encore, à propos du télétravail et des retrouvailles multipliées en vidéo :

“ Prisonnier du confinement, [le corps] pouvait encore circuler librement à la condition de devenir une image. ” → p. 13

La technologie numérique devient donc de plus en plus intrusive, ce que traduit ainsi Éric Schmidt, l’ancien PDG de Google :

“ Ces mois de quarantaine nous ont permis de faire un bond de dix ans. Internet est devenu vital du jour au lendemain. C’est essentiel pour faire des affaires, pour organiser nos vies et pour les vivre. ” → p. 15

On aura remarqué les priorités, les affaires d’abord, puis l’organisation de nos vies, enfin la vie elle-même…

Le premier chapitre s’intitule “ Dictature de la visibilité ”. D’abord, un déluge d’images hallucinant : en quelques mois, on produit désormais autant d’images que toutes celles déjà existantes. Et ce n’est pas l’image elle-même qui importe. On la regarde à peine, seul le nombre de vues compte, ce qu’elle engendre comme suivi mimétique, les followers créent sa valeur, indicateur suprême de l’argent qu’elle peut générer. De cette évolution radicale du visible, on s’est accommodé très vite, “ quitte à oublier que le prix à payer en est une systématique éradication du sens ”. → p. 41

Le numérique fait muter l’image,

“ les algorithmes consignant, archivant, mesurant, étalonnant chacune des milliards d’images qui, pour être les nôtres, ne nous appartiennent plus. Empire tautologique ou monstre totalitaire, sans doute les deux à la fois. Mais ce qui est sûr, c’est que quelque chose s’y substitue dangereusement à la vie. ” → p. 70

On pourrait généraliser : la mainmise des algorithmes s’étend désormais sur le monde, qui n’existe plus qu’au travers de modèles multipliés. Les algorithmes établissent leur description, leur vérité, sans alternatives, sans débats, ils affirment l’absolu du monde quand ils n’en sont qu’une vision relative, rigide, évacuant toute liberté de penser ailleurs ou autrement qu’en leur sein propre. Quiconque a développé un tant soit peu de logiciel sait bien que tout algorithme est un choix, parmi d’autres possibles, qui enferme le contenu traité dans une forme ensuite inamovible.

Et au-delà du cadre de pensée imposé, le numérique capte tout. Les auteurs citent Édouard Snowden :

“ Les données que nous générons rien qu’en existant – rien qu’en nous laissant surveiller au cours de notre existence – allaient dans le même temps enrichir les grandes entreprises privées et dépouiller notre vie. ” → p. 81

Les données, et bientôt le traçage de nos déplacements au mètre près à travers nos smartphones, le suivi de nos expressions via la reconnaissance faciale. Prodigieux instrument d’ouverture vers le monde, et d’un même mouvement enfermement dans son enveloppe douce qui requiert toute transparence. L’intimité bientôt, notre part d’invisible n’auront plus cours.

Bien d’autres tristes pépites pourraient être extraites de cet ouvrage implacable. Terminons sur le but ultime du numérique :

“ Qu’il s’agisse de la réalité augmentée ou de l’intelligence artificielle, il est évident que le corps constitue l’ultime obstacle à la dématérialisation généralisée qui va de pair avec la visée d’une complète numérisation de notre vie. ” → p. 224-225

La pandémie accélère le phénomène :

“ Ainsi le confinement, tel le Saint-Esprit, aura-t-il donné à un curé corse l’idée d’une messe de Pâques par visioconférence. C’est en effet dans une église vide, sur les bancs de laquelle l’abbé Georges Nicoli avait déposé les photos envoyées par ses fidèles, qu’il a célébré la messe de la Passion, diffusée en direct de Notre-Dame-de-Lourdes de Bastia sur Facebook. À la suite de quoi, le prêtre a invité les fidèles à déposer les rameaux sur le rebord de leurs fenêtres et les a bénis du haut du clocher de l’église. Il n’y eut d’ailleurs personne pour en être choqué. La présence-absence de Dieu trouvant pour la première fois son répondant dans l’absence-présence des croyants laissait entrevoir quel dynamique circulaire était désormais la condition de toute existence. ” → p. 226-227

On réitère l’expérience peu après, avec un match de foot, puis un autre où pour avoir sa photo en carton sur le banc du stade, il faut payer… Le monde est devenu un immense jeu vidéo, représentations en cascades de représentations. Le rêve sécuritaire et sanitaire d’événements sans humains, sans chair, sans os, sans présence. Avec en filigrane, “ la Chine, devenue à bien des égards la référence, sinon un modèle “  → p. 241.

Annie Le Brun, qui est poète, appelle à sauver l’imagination. En est-il temps encore, enfermés que nous sommes dans ce corset subtil d’images et d’éléments virtuels que nous idolâtrons, quêtant sans cesse l’accompli du désir qui jamais n’arrive.

Annie Le Brun, Juri Armanda, Ceci tuera cela, Stock, 2021

Écriture décembre 2021