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Détail d'un sarong, ikat chaîne
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Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
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Aulnay
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Okinawa, Japon
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Poème (Rémy Prin)
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St-Hilaire la Palud
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Kobayr (Arménie)
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Tissu de flammé, ikat trame
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Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Saintongeoise
Détail de la coiffe

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Comment se construisent les visions du monde au sein des cultures, souvent tellement ancrées qu’elles n’autorisent parfois aucune discussion pendant des siècles ?

Pour les gens de ma génération, les souvenirs de ce qu’on m’a appris à l’école, comme on dit, concernant les Mongols, ont tissé une image de guerriers intrépides, de brutes sanguinaires, de conquêtes fulgurantes mais qui n’ont pas duré dans le temps. Tout cela dans l’Asie profonde, bien loin de notre Europe occidentale.

L’image est fausse, et c’est une autre vision bien plus riche et nuancée qui émerge de la magnifique exposition présentée à Nantes, basée sur les recherches récentes, et de son catalogue élaboré sous la houlette de Marie Favereau. Certes, les Mongols furent violents, mais à peu de siècles d’intervalle, ce fut tout autant le cas des Croisés, ou des conquistadors, pour ne citer que deux exemples d’Occident. Les peuples projettent leurs peurs des autres, sans se rendre compte de ce que leurs actions induisent chez ceux qu’ils dominent, toujours pour la bonne cause.

“ Pour la première fois dans l’histoire, la Chine, les terres centrales de l’Islam et le monde slave furent unis sous une même tutelle politique. ” [→ Catalogue p. 34] Et du XIIIe au XVe siècles, ce vaste espace fut au sein de ce qu’on nomme maintenant “ le grand échange mongol ”. Car leur domination tient d’abord aux modalités des échanges commerciaux et humains qu’ils mettent en place. Par exemple, ces soi-disant barbares, instaurent une tolérance religieuse exemplaire : “ ce fut, enfin, une période florissante non seulement pour les chrétiens d’Asie (nestoriens et orthodoxes), mais aussi pour les représentants des clergés taoïstes, bouddhistes et les communautés d’islam qui obtinrent des Mongols le statut de darkhan, un statut privilégié qui exemptait les religieux d’impôts et du service militaire. ” [→ catalogue p. 37]. Et les Mongols n’ont pas cherché à asservir les peuples vaincus, mais à développer les échanges des produits de tous. “ Pour la première fois, voyageurs et caravanes marchandes pouvaient, sans prendre de risque inconsidéré, aller d’Italie jusqu’en Chine1 ”, on se souvient de Marco Polo. Ce n’est pas le lieu ici de détailler les aspects complexes de ce nouveau contexte, mais pensons simplement aux interactions entre le monde nomade originel des Mongols et le réseau de villes impériales qu’ils créèrent ou développèrent.

L’exposition part de la mosaïque des peuples comme les Xiongnu, les Xiangbei, puis les Ouïghours, et de l’émiettement des clans et des tribus. Temüjin, qui deviendra en 1206 Gengis Khan (le souverain universel), gagne des batailles sur ses voisins et réussit à fédérer avec lui ceux dont il est vainqueur. En vingt ans, l’empire mongol s’étend de la Chine du Nord à l’Asie centrale et au nord-est de l’Iran. Ses quatre fils et sa "lignée d'or" continueront son œuvre.

Plus de 400 objets sont présentés qui illustrent ce monde mongol et ses échanges, en provenance d’abord de Mongolie (l’exposition va après Nantes être présentée à Oulan-Bator et dans d’autres pays), mais aussi de grands musées et de collections privées. La scénographie est efficace : les paysages des steppes sont montrés en grand format et photos lumineuses, entre les espaces de présentation des objets, créant comme un appel vers l’ampleur et la respiration de ce monde. Le catalogue, largement illustré, regroupe les contributions de plusieurs experts.

On sort de ce parcours dense avec l’émerveillement de la découverte, mais aussi le sentiment de reconnaissance pour ces chercheurs qui ont bravé bien des pesanteurs et des conflits culturels pour arriver à leurs fins et tenter d’infléchir la mémoire.

1 Marie Faverau, La Horde, comment les Mongols ont changé le monde, Perrin, 2023, p. 17.

 

Visite exposition 26/10/23 Écriture 13/11/2023

 

Gengis Khan, Comment les Mongols ont changé le monde
• Château des Ducs de Bretagne, Musée d’histoire de Nantes
• exposition du 14 octobre 2023 au 5 mai 2024, commissariat scientifique de Jean-Paul Desroches, Marie Favereau et Bertrand Guillet
Catalogue sous la direction de Marie Favereau, 324 pages, 38,50 €, diffusion P.U.R.
En savoir plus…

C’est un pansement, une petite bande aux bords arrondis, avec une légère enflure au centre, là où la gaze absorbe le sang de la plaie. Ce n’est pas un pansement mais son image. Ou plutôt l’image de deux pansements croisés, croisés à l’endroit crucial, là où le sang coule de la plaie.

Mais en fait, il y a non pas un croisement, mais une multitude d’images de pansements. Comme il y a beaucoup de plaies. On les devine sous les pansements qui couvrent tout l’espace, croisements qui se prolongent de l’un à l’autre, qui se relient. Ils passent sous les yeux comme en traînées d’étoiles, les uns sur les autres, soumis aux vents et aux couleurs de l’univers. On ne voit qu’eux, sauf parfois comme en filigrane quelques marques du réel comme des signes imprécis. Et les traînées de pansements se tordent et peuplent l’univers, elles ne s’arrêtent pas.

Elles n’obsèdent pas pourtant ces images côte à côte, et dans chacune la multitude des pansements. Ils font des réseaux dans l’espace, ils se tissent à eux-mêmes. Les images ne disent rien comme toujours, mais on voit les pansements partout, dans l’espace du monde. François Cosson a intitulé cet ensemble d’images “ Art Panser ”, forme de clin d’œil bien sûr, mais multiplicité évidente aussi des rafistolages, des plaies dont il faut vite étancher le sang. Partout. Et cela fait un univers empli. L’humanité passe son temps à empêcher que cela déborde trop, la violence, on la contient avec des sparadraps, on ne l’éradique pas, on la cache. Et cela fait un monde bariolé de croisements, comme une seconde peau sur notre peau. Et l’on ne voit plus qu’elle, c’est le propre même de l’image.

 

Le Mur François Cosson

 

Comment le créateur en est-il venu à cette profusion numérique d’images pensées, de pansements répandus, manipulés, au point qu’ils constituent la texture du visible, comme s’ils nous tenaient ensemble ? Il raconte. “ J’exposais dans un jardin public à Paris des figurines en polystyrène, des silhouettes d’enfants, debout, près des bancs publics. Et l’on a brisé en morceaux ces figurines, des enfants peut-être… Au lieu de tout recommencer, j’ai réassemblé les morceaux avec des pansements. Et plus personne n’a touché à ces silhouettes le temps de l’exposition... ”

Le pansement met en évidence la victime, il dit : “ Voyez bien, elle est blessée, ce n’est pas elle la coupable ”. C’est comme un talisman qui protège de la violence accumulée. Les pansements couvrent le monde, ils assèchent le sang, ils nous empêchent aussi de le voir.

François Cosson a exposé cet ensemble “ Art Panser ” à l’Office de Tourisme de Saint-Jean d’Angély tout le mois de mai 2023.

Écriture le 29/05/23

C’est le titre d’un dernier livre de Christian Bobin, paru deux mois à peine avant sa mort en novembre 2022.

Très petit livre (60 pages en petit format), et très grand et fort texte, cinglant parfois, et nourri de cette écriture si particulière, puissante et frêle à la fois, qui a fait reconnaître Christian Bobin comme poète, à une époque où l’on fait bien peu de cas de la poésie, et comme écrivain à part entière, depuis sa vie à l’abri dans sa terre du Creusot.

Je n’ai pas cœur ici à évoquer son œuvre qui m’accompagne depuis plusieurs décennies – d’autres bien plus autorisés l’ont fait, ni le personnage, dont le rapport au monde et sa confiance dans l’humain m’ont pourtant souvent ébloui. Alors comme hommage, simplement ce parcours modeste dans ce texte qui sonne comme un dernier appel.

Appel crépusculaire. Voici la dernière phrase du livre :

“ Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à traverser la nuit qui vient. ” → p. 58

Il faut peu de mots au poète pour dire d’abord l’état du monde et sa terreur :

“ Si nous sommes “ modernes ” c’est pour rien d’autre que notre rage à détruire l’amour, cette alliance lumineuse de naïveté et de grâce qui empêche la roue de l’Argent-Roi de tourner. ” → p. 8

Et encore :

“ Les machines portent notre mort, elles en sont grosses et quand elles atteindront la perfection, hypnotiques et silencieuses, elles accoucheront de notre effacement. Nous n’aurons jamais existé. Qui se souviendra des hommes ? Il faut du cœur pour qu’il y ait une mémoire. ” → p. 9

Et Bobin évoque à la suite l’inhumanité des machines, créées de main d’homme, semblable à celle du “ militaire bureaucrate ” qui surveillait les chambres à gaz. Du même mouvement, il nous annonce, dit-il, une bonne nouvelle :

“ Nous sommes morts. Nous avons atteint la cible cartésienne : tout chiffrer, tout découper, puis tout vendre. Cela a mis du temps à mûrir, plusieurs siècles. L’amour, la simplicité, le poème tenaient bon. Maintenant nous y sommes : nous sommes morts, prétentieux et tristes, en deuil de nous-mêmes. ” → p. 13

Bonne nouvelle ? Peut-être faut-il aller au bout de la mort du monde, pour qu’il renaisse autrement, ouvert enfin à la douceur des fleurs et des sourires, au respect de nous-mêmes, à l’infini tremblement des paysages et des regards sur eux partagés.

Est-ce pour empêcher toute échappatoire ? L’auteur rappelle par touches légères et terriblement précises à la fois le souvenir d’Anna Akhmatova, poétesse sous le régime soviétique (elle est morte en 1966) qui appelle la nuit son amie-servante pour qu’elle recopie sur des cahiers cachés ses nouveaux poèmes, car :

“ L’Ours Staline n’aime pas la poésie. L’ancien séminariste qu’il est flaire le dieu vivant, sait qu’il peut faire son terrier dans un poème d’amour... ” → p. 18

Ce qui brise la parole en ces temps dans un versant du monde fait un triste écho totalitaire à ce qui surgit là-bas aujourd’hui, tandis que les machines, sur l’autre versant, dressées par les humains, fomentent la violence :

“ Dans les rues échevelées des grandes villes, sur les trottoirs, l’asphalte, glissent des ombres raides, légèrement obliques, statues d’elles-mêmes. Elles foncent droit comme une balle de fusil sur l’obstacle que chacun est devenu pour chacun. ” → p.40

Bonne nouvelle, parce que, à la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, mais le poème. Tant qu’il peut circuler, être dit, être lu. Tant qu’il témoigne qu’il n’y a pas que la raison et les chiffres, tant qu’il célèbre “ les noces de la douleur et de l’amour ”. Lisez ce livre.

Les poètes sont des monstres, Christian Bobin, Lettres Vives, 2022

Écriture le 24/02/23

Dans ce titre du livre de Pierre-Yves Gomez, il y a le mot malin, à comprendre à la fois comme indice du diable qui divise et dissout, et comme ruse et intelligence pour s’imposer.

L’auteur est économiste, mais ce livre dont la lecture est éclairante concerne notre avenir commun bien plus que l’économie seule. Ou plutôt il décrit en quoi l’économie a pris tous les pouvoirs sur nos vies et, ce faisant, créé les conditions d’un désastre collectif. Aidé de citations, je vais tenter de suivre le livre chapitre après chapitre. Pour inciter à le lire.

Le prologue cite une conversation entre amis au sujet de l’avenir de la planète, où tous s’accordent à dire que c’en est l’homme le prédateur, depuis toujours. Tous, sauf l’auteur, qui pointe que “ on préfère expliquer par le destin de l’homme incorrigible les désastres que le système économique produit, plutôt que de remettre en question le confort qu’il nous offre ” (→ p. 8-9). Les hommes ne pillent pas la planète depuis toujours, mais depuis peu de temps, et parce que le système, que l’auteur nomme le capitalisme spéculatif, les y encourage.

L’entreprise-tableur

Dans un chapitre intitulé Métamorphose de l’entreprise en tableur, Pierre-Yves Gomez expose un double mouvement :

“ 1) une concentration de la puissance économique qui se réduit à quelques places financières (une dizaine sont significatives dans le monde) et quelques entreprises géantes (un millier à peine en 2020) […] 2) une spéculation généralisée qui empêche de fixer les acteurs dans des routines stables ” → p. 33

Ce mouvement de financiarisation inverse l’ancienne logique :

“ Au lieu que la finance soit au service de la production des entreprises, c’est l’inverse qui se produit : l’activité de l’entreprise est tirée par les attentes de la finance. ” → p. 33

Dès lors, il faut tout chiffrer des activités de production, mais aussi de tout le contexte : l’entreprise crée son double, un immense tableur :

“ Les systèmes d’information ne se contentent pas d’extraire des données. Ils deviennent inévitablement des systèmes de paramétrage, des prescriptions d’objectifs et de contrôle des activités. ” → p. 35

Et tout le travail se met au service des chiffres et des objectifs. L’entreprise devient un “ labyrinthe d’informations, transparent, performant, implacable ” → p. 38. L’entreprise, mais aussi bien l’école, l’hôpital, et bien des organisations publiques.

Marchands et technocratie

“ Pendant des siècles, dans l’économie précapitaliste, la production était autoconsommée dans des communautés fermées (villages, cités) ; le juste prix des choses était établi selon les relations entre les personnes, les hiérarchies sociales, les valeurs morales et le sentiment commun de l’ordre juste ” → p. 46

Tout ceci est bien entendu terminé. Depuis longtemps, les marchands, “ qui transforment des objets en marchandises ” (→ p. 47), ont rationalisé la valeur des choses, puis, plus récemment, ont transformé le capital en marchandise : “ ils ont établi que la valeur d’une entreprise dépend de l’évaluation qu’ils en feraient ” → p. 49. Et cette évaluation est mise en œuvre par une pléiade d’acteurs technocratiques qui en ont le monopole.

“ Leur pouvoir consiste à décider quelle information sur l’entreprise, le travail ou la production doit être utilisée et laquelle doit être négligée. ” → p. 62

Spéculation

“ La spéculation se généralise comme moyen de conduire l’économie lorsque : 1) les choix économiques sont orientés par les promesses de résultats futurs ; 2) ces promesses affirment qu’on fabrique un avenir révolutionnaire qui rompt avec le passé […], la richesse future souscrira à des lois résolument nouvelles qu’on ne connaît pas encore aujourd’hui ; 3) une telle métamorphose économique conduira à une prospérité qui absorbera les dettes consenties pour la réaliser. ” → p. 68

C’est parce que l’avenir va être radieux qu’on pourra liquider les dettes actuelles. Tout repose sur cette croyance qui doit être partagée :

“ Chaque spéculateur pense que les autres pensent que les promesses de valorisation seront tenues (même si lui-même est dubitatif). ” → p. 70

On est ainsi passé d’un capitalisme d’accumulation du capital qui permettait de financer des projets d’aujourd’hui pour accroître les profits de demain, au capitalisme spéculatif basé sur des promesses d’un monde différent et meilleur, sur la mise en compétition de ces promesses, et sur le fait que rembourser la dette n’est pas une priorité, car la valorisation boursière de l’entreprise suffit à rassurer. Et comme le risque de ruine type château de cartes augmente, chacun s’ingénie à croire à un avenir radieux de croissance, comme à une sorte de bouée de sauvetage.

Narcisse

Ces profonds bouleversements ne touchent pas que le monde des affaires. À partir des années 1980, on s’est mis à parler de capital technique, de capital humain, de capital de santé…

“ C’est pourquoi, dans tous les domaines de la vie sociale, les ratios, les notations et les classements se sont mis à proliférer à leur tour : sont désormais notés et classés, les hôpitaux et les écoles, les performances amoureuses et les restaurants, les émissions de divertissement et le personnel politique, etc. ” → p. 103

Comme si le seul modèle d’appréhension du réel n’était désormais que celui du tableur. Et du coup chacun n’existe qu’à travers son propre capital qui “ est, plus que jamais la clé de l’autonomie et du pouvoir d’agir ” → p. 107. Et ceci, au plan financier, mais aussi culturel et social. D’où l’individualisme radical en miroir chiffré de soi-même, mais à l’aune des autres. Le désir mimétique revendiqué inverse l’ancienne règle religieuse :

“ Tu convoiteras le profit de ton prochain, tu désireras ses investissements, ses innovations, ses performances, ses réussites, ses jouissances, ses talents, tu voudras être à sa place, dans le futur, tu saisiras plus vite que lui les opportunités qui t’attendent. Tu tâcheras de faire mieux que lui, qui tâchera de faire mieux que toi, et que tous les autres. Tu consommeras davantage que lui, qui consommera davantage que toi. Une telle société peut-elle durer ? ” → p. 110-111

Bien sûr, le système peut tomber en panne. L’auteur analyse en détail les crises, et comment “ l’élite rejoue et gagne ” dans une fuite en avant toujours accentuée, notamment vers le mirage du numérique.

Numérique

“ Grâce à l’accumulation d’énormes quantités d’information sur les clients, sur les fournisseurs ou sur les salariés, on pourra anticiper leurs attentes en projetant les données du passé sur l’avenir. ” → p. 150

Et ceci à échelle individuelle : l’usager “ a l’illusion que l’algorithme de traitement de données sait mieux que lui-même ce qui est bon pour lui ” → p. 151. Cette évolution confine à l’enfermement, tant la faussement nommée intelligence artificielle ne sait s’appuyer que sur le passé et ne connaît pas la créativité. Mais dans ce gigantesque aspirateur à données personnelles, chacun produit des informations en naviguant et en achetant : le capitalisme en miettes (au sens où chacun peut s’en approprier des bribes) fait florès de réseaux sociaux et d’influenceurs.

 

Changement radical du vivre ensemble, le capitalisme spéculatif bouleverse l’appréhension du monde : “ vouloir maîtriser le sens de ce que nous réalisons aujourd’hui, c’est garder nos pieds collés au monde ancien, accumulatif et lent ” → p. 215. Bien plus, l’esprit nouveau sape cet ancien monde, il déteste les communautés traditionnelles, incompatibles pour lui avec l’émancipation individuelle :

“ familles, syndicats, cercles patronaux, artisans compagnons, religieux de tous bords, tout ce qui traduit l’attachement à un groupe suffisamment stable pour définir des “ valeurs ” communes et déterminer, en se fiant à elles, les comportements des individus qui en sont membres. ” → p.216

Les seules communautés qu’il accepte sont celles, souvent virtuelles, liées aux pratiques, aux goûts ou aux techniques comme les forums de discussion. Version spectaculaire de ces communautés, celle où l’émotion rassemble spontanément :

“ elle bouleverse les foules : mort d’un chanteur célèbre ; attentat contre des journalistes ; incendie d’un édifice prestigieux ; exploit sportif d’une équipe nationale, etc. L’événement fusionne une multitude d’individus dans une émotion partagée, amplifiée par les médias ; ils “ communient ” soudainement... ” → p. 226

Mais une telle communauté, pour énorme qu’elle soit, “ enfle comme une bulle ” et se dissout vite, dès l’émotion en allée. Et l’on comprend pourquoi tout processus révolutionnaire ou profondément réformateur semble voué à l’échec, des printemps arabes aux gilets jaunes : l’émotion soulève mais n’organise pas ni ne se prolonge.

Quelques autres aspects de ce livre seraient à mettre en évidence, qui n’allégeraient en rien ce bilan terrifiant. Il faut lire le livre, pour éclaircir notre regard et cheminer, peut-être plus lucide.

L’esprit malin du capitalisme, Pierre-Yves Gomez, Desclée de Brouwer, 2019

Écriture le 03/01/23

La mosquée du Shâh donne sur l’immense place d’Isfahan. Elle fut construite par le shâh safavide Abbas Ier au début du XVIIe siècle, après qu’il eut fait de la ville sa capitale.

C’est une période de plein épanouissement de l’art iranien et de renouveau complet de cette ville. La mosquée, immense, est un ensemble architectural complexe où règne la profusion du décor. C’est celui du pishtaq d’entrée qui est le plus fouillé, en mosaïque de céramique.

Cette technique consiste à découper des formes dans des carreaux de céramique de couleurs différentes et les assembler ensuite entre elles. Contrairement à la mosaïque byzantine par exemple, les formes découpées ne sont pas des petits carrés relativement uniformes, mais des éléments souvent courbes et fins, qui s’insèrent dans un système visuel d’entrelacs d’une haute complexité. On imagine mal la patience créative et la grande anticipation nécessaires à la réalisation d’un tel décor : tous les fragments découpés doivent s’insérer justement comme en un gigantesque puzzle, pour faire naître ces réseaux d’abstraction visuelle d’une prodigieuse intensité, qui défient souvent notre propre vision.

isfahan mosquee shah 1

La mosaïque de céramique se retrouve ailleurs, notamment à Samarcande, à la nécropole timouride du Shâh-e-Zende, mais c’est sans doute ici, dans l’Iran safavide, qu’elle atteint une acuité visuelle qui tient de la grâce et de l’exception. Rarement les yeux acquiescent à une telle conjonction de fluidité, d’élégance et de complexité enchevêtrée. Comme si la multitude des liaisons entre les courbes qu’on donne à voir venait par vagues dans le regard, que celui-ci sautait d’un chant des entrelacs à l’autre, suivant la ligne des bleus clairs, puis des bleus foncés, des ocres, sans épuisement ni rupture.

isfahan mosquee shah 2
Sans doute est-ce inutile de décrire ces mélanges, ce qui tient du trait et ce qui tient du végétal, les surfaces des couleurs, les proportions des formes… Sans doute est-ce inutile, car ce décor immuable est un exceptionnel mystère de mise en mouvement, de mobilité de l’œil, sur la surface qu’on voit tout autant que dans la profondeur de l’être en soi-même.

Cet art de l’Islam, on le sait, dépouille le regard, un peu comme la méditation dépouille l’esprit. Il fait de la vision un instant essentiel, désencombré des oripeaux du réel, une quête en soi d’un espace sans fond, sans clôture, une perception de la permanence toujours en découverte.

En 2015

Écriture le 03/07/22

Nous sommes passés par Natanz un peu par hasard, la petite ville est sur la route d’Isfahan. Reza nous avait dit : “ On s’y arrêtera, vous verrez... ”

Il y a ici un ensemble architectural du XIVe siècle, avec une mosquée du Vendredi et le mausolée du Sheikh Abd al-Samad, rare exemple en Iran de célébration d’un saint soufi. À côté, un khanaqâh (lieu de vie des mystiques soufis) abritait les disciples de la confrérie dont les derviches. Il date de 1316-1317 et fut construit sous la dynastie des Ilkhanides, fondée par Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, après les tourmentes de la conquête mongole de l’Iran.

Voilà pour le rapide contexte. De cette “ hôtellerie ” soufie, il ne reste que le portail près duquel on s’arrête, fatigués de chaleur et de la route depuis Téhéran. Sans doute l’a-t-on conservé pour son décor de céramique émaillée. Sa voûte en muqarnas1 transfigure en quelque sorte le regard, elle nous extrait de la torpeur du voyage. Longtemps, je vais parcourir cette voûte des yeux, dans un sens et l’autre, de loin et de plus près, je vais scruter dans l’objectif les détails du décor. Le regard cherche à comprendre, à maîtriser ce qu’il voit – l’ordre de la forme architecturale et de ses symétries, vite bousculé par la polyphonie échevelée du décor, ces motifs dans chaque muqarna presque les mêmes, oui, parfois les mêmes, et souvent différents, qui brouillent le regard, qui disent “ Voyez, nous sommes là et ailleurs, nous traçons la vie qu’on ne peut capturer, qui reste à jamais indiscernable, nous sommes la multitude du vivant, irrésolu, qui prend appui sur nous et qui sans fin s’envole... ” Quelques minutes, et c’est l’énigme du regard infini dans l’enclos de la voûte, qui tournoie, se déplace, sans cesse appelé par les similitudes, les différences, la quête d’un ordre qui nous délivrerait de l’errance.

natanz muqarnas

On finit toujours par sortir du cercle magique où le visuel nous enveloppe, sans savoir vraiment comment, ni pourquoi soudain le charme cesse. Je regarde alors vers le décor d’une niche à droite du portail, qui me semble plus simple, plus maîtrisable. Mais bientôt, le regard là aussi tourbillonne. Il passe des petits hexagones bleu turquoise à ce qui semble un fond, bleu cobalt. Mais les petits reliefs de pierre nue rompent la voie, tous semblables ou presque là encore. Et les yeux se perdent à nouveau dans la multiplicité des cercles qui émergent l’un sur l’autre, dans le foisonnement des arcs qui s’arrêtent et reprennent. La surface est limitée pourtant, mais le mouvement semble infini dans cet équilibre indécidable des formes.

natanz niche

Sans doute pourrait-on lister les effets sur soi-même des décors de l’Islam, relever les parentés, tenter de discerner mieux la part de l’intelligible et du sensible en eux. Mais sans doute l’effort serait vain, du moins pour résoudre l’expérience de ce regard infiniment mobile, pris dans sa surface de vision et appelé sans cesse ailleurs, sans que cet ailleurs ne puisse se nommer autrement qu’en soi-même. Comme à chaque fois, on s’arrête sur ce qu’on ne sait pas, comme dans l’image, mais à l’opposé d’elle. Comment naît l’émotion, uniquement des rouages de ces assemblages ? Nous partons vers Isfahan...

1 Les muqarnas sont des éléments d’architecture en forme de stalactites ou de nids d’abeille, chargés de répartir les poussées des voûtes.

En 2015

Écriture le 29/06/22

Nous avions commencé notre périple en Iran par cette région du nord-ouest proche de l’Arménie et de la Turquie, comme pour partir de terres moins lointaines, plus proches, croyait-on, de nous-mêmes. Et Reza, qui nous guidait, avait voulu nous emmener à la Mosquée Bleue, manière de pierre fondatrice de l’itinéraire.

C’est un édifice malmené par les siècles et les tremblements de terre, dont il ne reste que des bribes, mais fulgurantes. Quand le regard se pose sur ces décors de céramique émaillée, il plonge si profond en lui-même que leur aspect fragmentaire fait comme une souffrance physique quand on découvre leur finitude, alors que l’instant d’avant on était immergé dans le chant inépuisable des entrelacs. On s’en extrait alors difficilement, pour passer d’un détail qui tient du génie à un autre. Et le manège de l’absolu vertige du regard recommence, et sa rupture bientôt à nouveau.

Cette mosquée est achevée en 1465 par Djahân Shâh, un des chefs des Qara Qoyunlu (les Moutons Noirs), une tribu d’ascendance turque qui s’est sédentarisée dans la région au XIVe siècle. Tamerlan, mort en 1405, avait conquis ce territoire, et le décor sublime qu’on trouve ici est d’influence timouride.
Devant le pishtaq (le portail), en grande partie conservé, comme à chaque fois avec les décors de l’Islam, les yeux se perdent, ils voyagent à travers la nuée sans fin des glaçures bleues et noires où tout se mêle, des courbes abstraites, des aspects végétaux et des motifs calligraphiés. Mais cette mêlée garde son souffle d’ordre, sa présence du vivant. Car tout se tient dans cet ensemble qui utilise aussi le modelé doux du relief de la brique, et rien jamais ne se vide, ne se dissout.

Pishtaq de la mosquée bleue

 Appréhender ces décors, est-ce la même expérience du regard que l’image d’Occident ? Ici, pas de réalité représentée au sein d’un cadre, pas de fragment du réel, pas de mimétisme fascinant. Et pourtant, de loin, la profusion et la densité de ce décor attire, on s’en approche avec la sensation que derrière ces surfaces comme à l’infini, il y a quelque chose de caché, que l’approche croit-on va nous révéler. Mais l’œil au plus près ne cerne rien de plus, c’est l’intensité des bleus qui se révèle, l’équilibre entre les volutes et le vide, et la sensation plus aiguë encore que rien ne s’arrête jamais. Et qu’il faudrait aller plus près encore, s’immerger dans la matière même pour avoir une chance de déceler son chant profond, un arrangement qui semble tenir des étoiles, ou de l’infime musique du monde.

Mosquée bleue, détail des motifs

 Avec l’image, la représentation fait diversion, son contenu mobilise, nous fait respirer, échapper au mystère des couleurs et des formes. Ici, le regard ne se mesure qu’à son expérience propre – des liens, de la rumeur précaire de l’univers, des vides, de ce qui fait le peuplement, de ce qui fait le ruissellement du vivant. Ce décor ne révèle rien que notre errance, que nos incertitudes. Voir, c’est apprendre l’humilité, la quête nomade, le discernement dans ce qui se ressemble tant, comme dans les grandes étendues du désert. Savons-nous vraiment comment regarder ces mosaïques, si parentes de l’immensité, et si proches des détails intimes de ce qui s’assemble en nous ?

En 2015

Écriture le 24/06/22

Les livres qu’on lit se répondent, lancent parfois les uns vers les autres des passerelles. Heureuse coïncidence des lectures.

Nous allons picorer dans deux ouvrages : (1) S’acheter une vie de Zygmunt Bauman et (2) La fin des choses de Byung-Chul Han.
Zygmunt Bauman (1925-2017) naît et vit en Pologne la première partie de sa vie, avant de rejoindre l’Angleterre après 1968. Sociologue et philosophe, il invente le concept de “ société liquide ”, période récente de liquéfaction selon lui des états et institutions chargés d’organiser les sociétés.
Byung-Chul Han (né en 1959) en Corée du Sud travaille d’abord en métallurgie, avant d’émigrer en Allemagne pour y étudier la philosophie, la littérature et la théologie. Il est professeur à l’université des arts de Berlin et s’est intéressé notamment aux effets sociaux de la numérisation.

S’acheter une vie (le titre original est Consuming Life) cela veut dire que la vie s’achète :

“ Dans la société des consommateurs, personne ne peut devenir sujet sans s’être changé au préalable en marchandise. Et aucun sujet ne peut rester sujet sans perpétuellement réanimer, ressusciter et acquérir les capacités requises d’une marchandise commercialisable. […] Le trait le plus saillant de la société des consommateurs – malgré tous les soins qu’on met à le dissimuler – est la transformation des consommateurs en marchandises ; ou plutôt leur dissolution dans l’océan des marchandises. ” (1 → p. 22-23)

Bauman revient plusieurs fois à cette idée, qui vaut bien sûr pour les activités professionnelles, mais bien au-delà, puisque la société cherche à vendre la totalité du monde, matériaux, produits fabriqués, mais aussi paysages et les êtres eux-mêmes, leurs activités, leurs images, leurs paroles… :

“ Le but crucial – voire décisif – de la consommation dans la société des consommateurs […] n’est pas dans la satisfaction des besoins, des désirs et des manques, mais la marchandisation ou la re-marchandisation du consommateur. ” (1 → p. 77)

Parmi les nombreuses conséquences, il y a l’impact sur la conscience du temps. La mode, depuis le XIXe siècle, nous a habitués à cette dégradation de “ la durée pour exalter l’éphémère ” (1 → p. 113). Désormais, le système sociétal :

“ raccourcit en outre radicalement l’espérance de vie du désir, ainsi que la distance temporelle séparant le désir de sa satisfaction, et la satisfaction de la mise au rebut. ” (1 → p. 113-114)

Autre conséquence, l’insatisfaction organisée, sous des dehors de vouloir satisfaire tous les désirs :

“ Pour un type de société qui proclame la satisfaction du consommateur comme son unique motivation et son but suprême, un consommateur satisfait n’est ni une motivation ni un but, mais la plus terrifiante des menaces. ” (1 → p. 128)

Après bien d’autres, Zygmunt Bauman pointe ainsi la perversité de la mode :

“ Le maquillage beige, signe d’audace la saison dernière, n’est plus aujourd’hui non seulement qu’un coloris en train de passer de mode mais encore un coloris terne et disgracieux, et en outre un stigmate honteux et une marque d’ignorance, d’indolence, d’incompétence ou d’infériorité complète. ” (1 → p. 130)

Au total, l’auteur donne à voir la douceur terrifiante d’un monde où le moteur économique s’est instillé partout, dépouillant l’humain de ce qu’on croyait naguère être constitutif de son humanité : la relation à autrui, la conscience, la mémoire et le temps…

Dans le petit livre de Byung-Chul Han, on retrouve la même analyse implacable, colorée différemment :

“ Le capitalisme de l’information représente une forme encore plus aiguisée de capitalisme. Contrairement au capitalisme industriel, il transforme aussi l’immatériel en marchandise. La vie elle-même devient une marchandise. […] Les affections humaines sont remplacées par des évaluations ou des likes et l’on ne fait plus, pour l’essentiel, que compter ses amis. […] La différence entre culture et commerce disparaît à vue d’œil. Les lieux culturels s’établissent en tant que marques lucratives. ” (2 → p. 31)

Le numérique distend les relations, les réduit au niveau des outils, des procédures, les perturbe terriblement :

“ Nous sommes aujourd’hui connectés partout sans être pourtant reliés les uns aux autres. […] La communication numérique abolit le vis-à-vis personnel, le visage, le regard, la présence physique. Elle accélère ainsi la disparition de l’autre. ” (2 → p. 83)

Dans un chapitre consacré à “ l’oubli de la chose dans l’art ”, il affirme que “ le poète est dépourvu d’idées ” (2 → p. 95), qu’il tisse des mots pour composer un corps, sans signification préalable, et que le poème déborde de significations multiples. Il est une présence, une magie secrète liée au bonheur des mots, plus qu’une réponse à des questions. Et l’auteur de fustiger l’art contemporain :

“ Ce qu’il y a de problématique dans l’art actuel, c’est qu’il tend à véhiculer une opinion préconçue, une conviction morale ou politique, c’est-à-dire à transmettre des informations. La conception précède l’exécution. L’art se dégrade ainsi au rang d’illustration. ” (2 → p. 98)

On n’est pas si éloigné de Bauman, car ce faisant, l’art évacue ce qui naît du dialogue avec le monde autrement que par le concept ou la pensée déjà formulée, qui déjà cherchent à se vendre.
À propos des “ choses du cœur ” , Byung-Chul Han pointe lui aussi la disparition de la relation à l’autre, en citant le renard du Petit Prince de Saint-Exupéry :

“ Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. ” (2 → p. 112)

Et il ajoute :

“ Aujourd’hui, Saint-Exupéry pourrait affirmer qu’il existe aussi des boutiques où l’on achète des amis, des boutiques qui porteraient des noms comme Facebook ou Tinder. ” (ibid.)

Mais les amis numériques, on l’a vu, on ne fait le plus souvent que les compter. Et c’est justement leur nombre seul qui importe, qui vous valorise comme agent de l’univers marchand.
On pourrait picorer encore, et continuer de s’indigner. Et aussi s’inquiéter du faible poids de ces penseurs qui éclairent et dénoncent, face aux puissances médiatiques et économiques. Peut-être finalement que l’espoir se terre dans le silence, dans les visages qui s’échangent encore à l’abri, à l’écart, dans cette certitude aussi que la planète, bientôt, cessera de pourvoir à l’insatiable soif des marchands.

(1) Zygmunt Bauman, S’acheter une vie, Éditions Jacqueline Chambon, 2008

(2) Byung-Chul Han, La fin des choses, Actes Sud, 2022

Écriture le 17/09/22