Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Voussure du portail
Foussais
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Le textile, c’est aussi le vêtement.

En quatrième de couverture du livre Statues1, cette phrase : “ Pas de philosophie ni d’œuvre sans descente aux enfers, sans face à face avec la mort ”. Dans un chapitre intitulé “ Costumes ”, Michel Serres s’interroge et parcourt ce qui nous couvre, ces tissus dont on se vêt qui nous isolent et nous lient aux autres, des momies enveloppées au nombre de kimonos dont le Japon traditionnel affuble la femme.

Qu’y a-t-il dans le vêtement dont nous ayons perdu la mémoire ? → ST p. 189

À propos de la lapidation de saint Étienne, peinte par Vittore Carpaccio en 1520, le philosophe tire du meurtre représenté des enseignements :

Ils se déshabillent pour assassiner, regardent ou donnent la mort, presque nus. On habille la victime de la dalmatique : au jour de sa mort pompeusement parée. Les chiens dévorants, eux, courent, poils dehors. Ces vains ornements, ces voiles pèsent sur celui ou celle qui va mourir et gênent pour lancer les pierres ceux qui vont les faire mourir. Victime vêtue, lyncheurs à peu près nus, comme des bêtes sauvages. Victime parée, meurtriers déparés. L’une appareillée, en grand apparat, les autres dépareillés. L’unique marquée, peinte, fardée, ointe, les criminels démarqués. Si l’un d’entre eux portait habit, robe, fard, onction, marque du sceau ou parure, il courrait le risque de prendre à son tour la place et le rôle du mort. Rien ne change comme un insigne. Les voici donc quasi nus, sans robe ni tunique, dépareillés ou démarqués pour rester dans l’anonymat. Nus : ni vus ni connus. Le groupe des tueurs entre en fusion, brûlant de colère et de haine, creuset social unanime où chacun laisse l’identité. L’assemblée a tué en disculpant chacun de ses membres, nu. L’habit désigne, sépare, nomme, distingue, donc accuse, la nudité confond et gomme le nom : double innocence.

La violence se joue toujours dans l’indifférenciation, dans l’anonymat le plus nu. Le vêtement distingue, et plus il distingue, plus il soumet celui qui le porte au risque d’être à son tour identifié comme un coupable potentiel, un bouc émissaire qu’on doit expulser de la communauté. La haine, elle, se fond dans le semblable, l’anonyme.

Dans Le Contrat naturel2, qui traite principalement de la beauté fragile de la Terre et des effets de la globalisation, on trouve cette association du textile et du religieux, religieux sur lequel Serres reviendra dans son dernier livre posthume Relire le relié :

Pénélope, jour et nuit, ne quittait le métier de tapisserie. Ainsi la religion repasse, file, noue, assemble, recueille, lie, relie, relève, lit ou chante les éléments du temps. Le terme religion dit exactement ce parcours, cette revue ou ce prolongement dont l’inverse a pour nom négligence, celle qui ne cesse de perdre le souvenir de ces conduites et paroles étranges. → CN p. 80

L’ouvrage suivant, Le Tiers-Instruit3, où Arlequin apparaît dans son costume sur la couverture, signe le fait que “ tout apprentissage consiste en un métissage ”. Se pose la question de la manière d’assembler :

Quelle bande passe dessus, quelle dessous ? Cette question élémentaire se pose quand on tient dans les mains deux brins et qu’on s’apprête à faire un nœud, ancienne pratique, marine ou tissandière, ou théorie des graphes, assez nouvelle. Dessous, dessus. On dirait que nous jouons à la main chaude. Pénélope la tisseuse entrelace les mailles ainsi. À l’endroit, à l’envers. Tout nœud complexe se résout en autant de plis locaux où la même question se repose. → TI p. 45

Comment l’entrelacs appréhende la complexité ? C’est-à-dire, comment de l’élément on arrive au système, ou du geste répété mille fois mais avec variations, à l’œuvre ?

Plus avant dans le livre, constat à nouveau de la différence irréductible entre le continu et le discontinu, soit ici entre la peinture et la mosaïque :

Soit une mosaïque : elle juxtapose des milliers d’éléments de formes diverses et de couleurs variées, dont les limites dessinent une sorte de réseau. Voici le multiple : mappemonde, manteau d’Arlequin, centon de textes divers.
Qu’un tableau peint à l’huile sur une toile représente la même scène que la mosaïque : le réseau disparaît, les voisinages fondent, les éléments, gommés, laissent place à un glacis continu de formes et de couleurs mêlées.

C’est le multiple qui induit le réseau et son élaboration, qu’on ne peut traiter qu’avec des outils liés à la multiplicité – dénombrement, mise en ordre, codification… Mais l’image peinte efface tout de sa construction, elle se veut unie, identité.

1 Statues [ST], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1987.

2 Le Contrat naturel [CN], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1990.

3 Le Tiers-Instruit [TI], Michel Serres, Éd. François Bourin, 1991.

Écriture le 23/10/23

Après une pause, reprenons l’approche du textile dans l’œuvre de Michel Serres. En 1985, Les cinq sens1 explore les corps “ si vite changés en moins d’un demi-siècle ”.

Mais comme souvent avec Michel Serres, le parcours convoque des relations parfois inattendues. Le tissu le questionne d’abord en lien avec la peinture, et la représentation sur la toile :

Pierre Bonnard a peint un peignoir ; il a peint une toile qui fait voir un peignoir, et une femme au milieu de feuilles. […] Le peignoir voile la femme, le tissu voile la toile. Constellée de lunes ou demi-lunes, granitée de croissants plus foncés qu’elle, l’étoffe vibre de lumières et de parties sombres, parsemées les unes sur les autres. Les demi-lunes, posées en tous sens, mais disposées à distances régulières, font un effet monotone. L’ensemencement a été recherché plus que la vibration, l’impression du tissu imprimé l’emporte sur l’effet optique : l’œil est volé. […] Du feuillage règne au fond, envahit un peu l’étoffe, si peu qu’à la limite le tableau se réduit au tissu. Pourquoi Bonnard n’a-t-il pas peint directement sur le peignoir, pourquoi n’a-t-il pas exposé la toile du peignoir, son étoffe en place de la toile ? → CS p. 27

Que cherche donc l’œil dans la peinture, et comment se signe ou se code l’œuvre d’art ? La représentation est toujours soumise aux voiles accumulés, qui se voilent les uns les autres.
Plus avant dans le livre, une réflexion plus approfondie questionne la tapisserie et le rapport du textile à l’image :

Sur le métier de tapissier les fils de trame passent sous les fils de chaîne quand voyage la navette. Ainsi le sens s’enlacera au tissu, comme la mélodie, parfois, à la chair sonore et la profondeur des pensées aux voyelles. L’éblouissement que donnent enfin les figures et couleurs sur la toile ouvragée correspond à mille liens et nœuds derrière elle, événements sous la toile qui obscurcit en les cachant les racines de l’adjectif subtil. Les secrets de la tapisserie se nouent là-dessous. → CS p. 59

Parce que le textile met en jeu le numérique, le discontinu ou dit autrement le codage, il donne à voir ce qui se trame en lui. D’où les deux versants du visuel textile, de la tapisserie : une image, et ses propres soubassements, on pourrait presque dire la manière dont elle vient au monde :

La subtilité passe sous la toile. Telle figure paraît, devant, une forêt de nœuds la conditionne, derrière. On dirait, déjà, quelque élément d’ordinateur. → CS p. 78

Et c’est parce que notre regard n’est pas assez subtil, qu’il est trop encombré de la représentation, que nous ne voyons que partiellement :

Le manque de subtilité nous empêche de voir la forêt des nœuds sous la toile ou derrière la tapisserie, éblouis par la représentation d’intelligence. → CS p. 80

La troisième approche du textile dans ce livre questionne l’analyse et donc la manière de circonscrire tel ou tel aspect du réel, à l’ère du numérique et des réseaux :

Chacun sait que le terme analyse reproduit un verbe grec qui signifie justement délier. Analyser demande qu’on défasse un nœud. Or nous croyons qu’analyser n’exige qu’une découpe… → CS p. 81

Découper est le geste de celui qui en reste à la surface visible du monde et qui s’en veut le “ maître et possesseur ”. Or dénouer exige de prendre en compte les interactions entre les éléments, d’intégrer les soubassements, tout le subtil. Et le philosophe reconnaît l’importance du textile et le réhabilite dans l’histoire :

Le tisserand, la fileuse, Pénélope ou autre, m’étaient jadis apparus comme les premiers géomètres, parce que leur art ou leur artisanat explore ou exploite l’espace par nœuds, voisinages et continuités, sans nulle intervention de la mesure, parce que leurs manipulations tactiles anticipent la topologie. Le maçon ou l’arpenteur devancent les géomètres au sens étroit de la métrique, mais celle ou celui qui tisse ou file les précède dans l’art, dans l’idée, sans doute dans l’histoire. On a dû s’habiller avant de bâtir, se vêtir flou avant de construire en dur. → CS p. 84-85

Comprenons bien : “ sans nulle intervention de la mesure ”, c’est-à-dire avant l’idée ou toute théorie. Il s’agit bien plutôt d’un savoir-faire, d’un dialogue très concret avec la complexité, d’une prise en compte à la source de ce qui fait assemblage, de tout le système vécu et reconnu comme tel, qui produit aussi du visuel.

1 Les Cinq sens [CS], Michel Serres, Grasset, 1985.

Écriture le 23/10/23

En 1983, Michel Serres publie Rome, le livre des fondations, un parcours époustouflant de l’histoire de Rome

parcours qui s’appuie sur, et illustre la théorie mimétique de René Girard, à qui le livre1 est dédié :

Je remercie René Girard qui […] m’accueillit, quasi réfugié, dans l’hospitalière Amérique, et qui, alors, m’y enseigna les idées vraies ici développées. → RO p. 7

Les deux hommes se sont rencontrés en 19722, aux États-Unis, lors d’une conférence donnée par Michel Serres. Leur amitié va vivre quarante ans, et leurs œuvres tresser des échos de l’une à l’autre.
Dans ce livre, la première occurrence du textile met en rapport le processus de connaissance, notamment de l’analyse qui détisse, avec celui de l’assemblage :

Je suppose aujourd’hui qu’il existe une connaissance, mais peut-être faudrait-il la nommer autrement, qui demande l’implication, et l’enveloppement et le voile et le nœud. Cela s’enseigne aussi et s’apprend, de construire. Qui demande le pli, qui exige le code, qui entasse chiffre sur chiffre, et qui tricote nœud sur nœud. Hermès et Hestia sont ici, ensemble. Je ne vois plus pourquoi la connaissance ne serait que celle de la Pénélope de nuit, celle qui, dans le noir, détisse. Pourquoi la connaissance ne serait-elle pas aussi de la tissandière diurne, qui noue les fils sous le dessin de la tapisserie, qui croise et enveloppe ? → RO p. 85

Dans les pages qui suivent, le philosophe décrit un nouveau mode de connaissance qu’il appelle de ses vœux :

Je souhaite l’avènement d’une desmologie, discours des liens, des ligaments, des ligatures. Les brins qui se chevauchent font de l’ombre les uns sur les autres, et c’est en acceptant cette ombre et ce chevauchement que le savoir s’accroît – et se résume. → RO p. 86

La nouvelle [connaissance] est, dès lors, une théorie, un travail d’inclusion. Le nœud, le pli sont inclusifs, l’automorphisme et l’absence de négation le sont également. Je crois qu’il est possible de penser sans exclure. […] Pliage, maille, nœud, tissage, implications invaginées, femmes, vous rangez tout. Je crains fort que la théorie usuelle et classique ne se conjugue au masculin, violence, exclusion, destruction. → RO p. 87

"Penser sans exclure" : tel pourrait être ce que dit le textile, image d’un autre travail du réel que celui de la théorie classique. Découverte de ce que portent les femmes dans leur mémoire longue, face à la violence du pôle masculin. Et, dès lors, Serres conclut ce passage :

Et c’est pourquoi, simples aveugles, simplistes ou de trop courte vue, nous n’avons pas pensé l’implication, l’inclus, le pli, nous n’avons jamais su ce qu’était un tissu, nous n’avons jamais vu ni écouté les femmes, nous n’avons jamais su ce qu’était un mélange et nous n’avons jamais compris, même pensé, le temps. → RO p. 87

Bien des thèmes sont abordés dans la fulgurance du propos. On peut utilement comparer cette prise en compte nouvelle du multiple, de ce pressentiment du territoire du savoir-faire comme fondement du savoir, avec celle de l’anthropologue Tim Ingold3 dans son affirmation de la textilité.
Plus avant dans le livre, Michel Serres explore cette opposition entre la rigueur construite de la théorie classique, et ce modèle en émergence, à travers le jeu des sacs et des caisses :

Un sac de toile se plie aisément dans un sac de toile, et il peut, inversement, le contenir aussi bien, alors que si une caisse de bois contient une caisse de bois, celle-ci ne peut pas, inversement, contenir celle-là. Il existe donc des conditions à l’inclusion, dépendantes de la matière de ce qui est inclus et de ce qui inclut, acier, bois, marbre, étoffe, jute, dépendantes surtout de l’espace où tout cela se fait. […] L’espace est déformable, par exemple, ou ne l’est pas. La logique usuelle suppose un espace qui n’est pas déformable, elle est du côté des caisses de bois, des cuves d’acier, des boîtes de marbre. Or on ne peut pas ne pas envisager le cas où l’espace est déformable. Voici des étoffes, du tissu, du pliable, de l’élastique, il y a plutôt plus de mou que de dur sous nos mains, plutôt plus de flexible que de rigide, plus de feuilles que de lingots, plus de chairs que de squelettes, plus de fluides que de roches invincibles. J’ai l’intuition que l’expérience humaine ou ce qu’on nomme les sciences humaines renvoient plus souvent à l’espace textile des sacs, des invaginations variables, et que les sciences dites dures renvoient tout simplement à l’espace des boîtes dures. → RO p. 180-181

Et plus loin :

Je crois qu’il y a des pensées à boîtes, dites rigoureuses, boîtes dures et rigides, je crois qu’il y a des pensées à sacs, des systèmes à tissus. Il nous manque, en philosophie, un bon organon des étoffes, j’en rêve souvent. Si nous l’avions, bien des tricheries ne seraient plus possibles, mais aussi bien des raideurs seraient évitées à la raison. → RO p. 238

Michel Serres ne travaillera pas sur cet organon, cette méthode nouvelle du savoir où le textile prend part. Peut-être parce que son champ de recherche ne croisera pas la diversité des mythes fondateurs des cultures premières où le textile joue un rôle important. Peut-être aussi parce que la logique des caisses domine encore tant la pensée qu’il lui aurait fallu accorder au textile, plus que le simple rôle d’image, même enrichie de bien des facettes. Mais il va continuer de quêter dans le textile, ce que nous explorerons d’ici quelques semaines.

1 Rome, le livre des fondations [RO], Michel Serres, Grasset, 1983.

2 René Girard, Biographie, Benoît Chantre, Grasset, 2023, p. 582-584.

3 Voir sur ce blog : https://parole-et-patrimoine.org/portail/le-blog-chemins-du-vivant/69-sacs-de-corde-et-nids-tisses.

Écriture le 09/10/23

À compter des années 1970, Michel Serres délaisse progressivement ses Cahiers de formation, et commence de publier des livres, dont la série des Hermès, où notamment l’approche des systèmes se confronte à la problématique de l’ordre et du désordre.

Dans Hermès IV, La Distribution1, on trouve deux passages où le textile prend part, d’abord comme image en écho à ce qu’est une culture :

C’est qu’une culture, en général, construit, dans son histoire et par elle, une intersection originale entre de telles variétés, un nœud de connexions bien précis, et particulier. Cette construction, je crois bien, est son histoire même. Ce qui différencie les cultures, c’est la forme de l’ensemble des raccordements, son allure, sa place, et aussi bien, ses changements d’états, ses fluctuations. Mais ce qu’elles ont en commun et qui les institue comme telles, c’est l’opération même de raccorder, de connecter. Voici que se lève l’image du tisserand. De lier, de nouer, de pratiquer des ponts, des chemins, des puits ou des relais, parmi des espaces radicalement différents. → DI p. 202

Quelques pages plus loin, le propos se complète, de la culture comme mode de nouage et de connexion, au tissage comme objet de la langue, elle qui en quelque sorte tisse la culture. Et on notera le rapport au genre, Pénélope dans le récit mythique, et le Royal Tisserand dans le récit philosophique :

Comme si le discours n’avait pour objet ou pour cible que de connecter. […] D’où Pénélope au poste théorique. D’où la reine qui tisse et détisse, le féminin premier de qui, passé mâle, sera le Royal Tisserand de Platon. […] Pénélope est l’auteur, la signataire du discours, elle en trace le graphe, elle en dessine le parcours. Fait puis défait ce tissu qui mime l’avance et le recul du navigateur. D’Ulysse à bord de son navire, navette qui lace et entrelace des fibres séparées de vide, des variétés bordées de crevasses. Brodeuse, dentellière, par puits et ponts, de ce flux continu coupé de catastrophes qui se nomme lui-même discours. → DI p. 206-207

Dans le livre qui suit, Hermès V, Le passage du Nord-Ouest2, le philosophe pressent clairement que l’approche textile n’est pas du même ordre que celle de l’espace géométrique dans lequel nous baignons continuellement. Celui-ci est un modèle résultant d’une théorie, c’est-à-dire d’une vision du monde où l’idée précède le réel, tandis que le tisserand ou la tricoteuse affrontent le réel tout autrement, sans que l’auteur pour l’instant n’explicite cette différence :

Ce qui demeure sûr est désormais la prolifération multiple des espaces. […] Les espaces qualitatifs, parfaitement nommés,sont à la fois a priori et sensoriels. Nous découvrons alors que nous vivons dans une multiplicité d’espaces de ce genre, et que nous travaillons, parfois, tels le tisserand ou la tricoteuse qui fait marcher ses doigts sans les voir, en eux et par eux, et non dans ce cube euclidien, celui qui fait seulement ma protection, dans ma chambre. Notre corps, et le groupe, en ses réseaux de communication, font aveuglément leur affaire de cette multiplicité qu’ils associent dans l’ordinaire de leur vie et de leurs actions. Cette esthétique-là est non écrite. Et pourtant, elle se voit et se vit, dans les arts et dans les métiers, tout aussi bien que dans le quotidien et le formel de haute pureté. D’où l’artefact résiduel du problème classique de la représentation, qui ne suppose qu’un espace, aujourd’hui relativisé. → PNO p. 68-70

D’où, plus avant dans le livre, cette conclusion :

Le tisserand, je le savais, est un artisan pré-géométrique. → PNO p. 184

Pré-géométrique, soit avant la géométrie dans le temps, mais surtout d’un autre ordre. Euclide et son espace ont à voir avec la science qui émerge en Grèce et qui va fonder l’Occident. L’approche textile tient de la pratique ancestrale de quasiment toutes les cultures du monde, elle a donc à voir avec un savoir-faire qui se construit et s’affine dans un dialogue continuel entre le faire et le savoir. Autrement dit, l’invention n’y est pas d’abord conceptuelle, d’abord l’élaboration d’un modèle comme avec la géométrie. Celle-ci n’est qu’un îlot dans la multiplicité des espaces qui nous baignent.

1 Hermès IV, La Distribution, [DI], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1977.

2 Hermès V, Le Passage du Nord-Ouest, [PNO], Michel Serres, Éditions de Minuit, 1980.

Écriture le 09/10/23

La première mention liée au textile apparaît en 1962, dans les Cahiers de formation1 :

Il y a eu, au siècle de Périclès, paraît-il, un perfectionnement décisif dans l’art du tissage. On imagina deux bâtons qui écartaient ensemble, l’un les fils de chaîne pairs, l’autre les fils de chaîne impairs : ainsi le fil de trame passait d’un seul coup. Vérifier la source en détail. → CF p. 516, 1962 (souligné dans le texte).

C’est l’aspect binaire du tissage, au plan très concret, qui intéresse le philosophe. Nous ne disposons pas de la source à vérifier, mais on sait aujourd’hui que la séparation des nappes de fils de chaîne est bien antérieure, puisque les premières représentations égyptiennes du métier à tisser horizontal remontent à 5000 ans avant notre ère2.
Trois ans plus tard, une note témoigne d’une interrogation sur l’aspect fondateur de la chaîne dans le tissu, suivant la manière de le créer :

Le tissu : avec deux fils, une surface : la chaîne, et la trame / Le tricot : avec 1 seul fil, une surface : la chaîne seule. → CF p. 851, 1965.

L’attention au textile a donc commencé par l’observation du tissu et de sa fabrication. Mais bientôt le mythe et ses résonances interviennent :

La tapisserie de Pénélope est le double schématique du voyage d’Ulysse. Pénélope tisse et détisse comme Ulysse réussit puis échoue, se rapproche puis est rejeté. Elle est achevée au retour d’Ulysse, comme l’Odyssée. La tapisserie représente, comme le Poème, l’univers entier. → CF p. 884, 1965.

Michel Serres est évidemment marqué par la Grèce et sa culture. Il n’est pas non plus anthropologue et sa curiosité n’ira pas jusqu’à chercher dans les mythes fondateurs issus des cultures lointaines, notamment de l’Asie, des modèles quelque peu différents qui auraient pu enrichir sa pensée. Mais il relève avec pertinence les articulations entre tissage et texte. Il va formuler bientôt autrement ces articulations :

Parmi le texte que l’auteur tisse, capricieux, arbitraire et soucieux de nécessité, subsistent les ruines d’un texte déjà tissé, comme si les nouvelles paroles volantes ne pouvaient naître que d’un rebond sur une langue déjà là, sur une paroi déjà nécessaire. La navette court sur une trame fine qui, de ses arabesques, recouvre le fil. La vieille métaphore de nos instituteurs de rhétorique n’était peut-être pas si sotte : le canevas. → CF p. 1377, 1969.

Autrement dit, le canevas tissé est l’image du fondement de la langue, sorte de structure de base qui permet "les nouvelles paroles volantes" et l’invention du texte. Terminons ce parcours des Cahiers de formation par une citation qui prolonge la précédente à la thématique de l’ordre et du désordre :

Il n’existe vraiment que deux choses : ce que j’appelle l’ENTRELACS → le réseau, la tapisserie, la cohérence, la symétrie / ce que j’appelle le NUAGE → la distribution stochastique, le bruit de fond, l’équilibre ; Il y a le monde de Boltzmann et celui de Bravais, celui des complexions et celui de l’ordre-désordre, la mer odysséenne et le tissu de Pénélope. → CF p. 1475, 1971.

Boltzmann, physicien et philosophe du XIXe siècle, dépasse la mécanique froide de Newton, pour plonger vers la dégradation liée au second principe de la thermodynamique, tandis que Bravais, à la même période, met en évidence les réseaux réguliers qui font la rigueur des cristaux. On pourrait aussi se référer à l’ouvrage de Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée (Seuil, 1979), grande réflexion aussi entre l’ordre et le désordre, et la place du vivant.
Nous allons voir, à partir de l’article suivant, comment la référence au textile va s’enrichir d’échos multiples dans les livres publiés à partir des années 1970.

1 Cahiers de formation [CF], Tome 1 des Œuvres complètes, Michel Serres, Le Pommier, 2022

2 Voir Essai sur le tissage en Mésopotamie, Camille Breniquet, De Boccard, 2008, p. 133 sq.

Écriture le 03/10/23

Michel Serres, qui nous a quittés en 2019, fut un grand penseur, auteur d’une œuvre immense (80 livres publiés environ) qui a fait rupture dans la philosophie et parfois polémique, en ce que son approche ébranlait les cénacles intellectuels et cherchait à s’adresser au plus grand nombre.

C’est que Michel Serres possède une double formation initiale, en mathématiques et en philosophie. Après l’université de Clermont-Ferrand, où il souffre du contexte institutionnel, il est nommé à Paris-VIII Vincennes, avant d’enseigner à la Sorbonne, puis à Standford aux États-Unis et d’être invité dans de nombreuses universités étrangères.
J’ai commencé à le lire en 1978, après qu’il eut rédigé un article dans Le Nouvel Observateur qui présentait un livre de René Girard. J’avais repéré dans les premiers livres lus une attention particulière au textile, et, en 1980 ou 1981, alors membre du comité de rédaction de Textile / Art,  je m’en étais ouvert à Michel Thomas, qui dirigeait la revue. Nous avions alors sollicité un entretien auprès de lui, pour que les créateurs textiles puissent bénéficier de son éclairage. Il nous avait répondu que, malgré l’intérêt du sujet, il était trop occupé par ailleurs. J’ai continué bien entendu de me nourrir de cette pensée singulière et puissante…

La parution récente de ses Cahiers de formation1 m’a permis de me replonger dans la genèse de son œuvre, puisque ces cahiers, qui vont de 1960 (Michel Serres a alors trente ans et est au seuil de son travail d’écriture) à 1974, se donnent à lire comme un chaudron bouillonnant de notes, d’écrits fragmentaires, de brouillons d’idées, de poèmes, qui tient parfois du journal. Ce livre m’a suggéré de rassembler les échos du textile dans ses écrits. Ces échos n’y tiennent pas une place centrale, mais reviennent toutefois de manière régulière.
Cette présentation qui va s’étaler sur quelques articles n’a aucune prétention scientifique. Il est préférable de la considérer comme un parcours de butinage dans une partie de l’œuvre, puisque je n’ai lu (et revu pour cette occasion) qu’environ 40 livres, soit la moitié des publications de l’auteur. Je n’ai d’autre part pas jugé bon de grouper ces échos par thème ni d’en réaliser une sorte d’exégèse approfondie : je ne suis pas philosophe et, comme modeste lecteur, j’ai préféré les suivre dans leur chronologie de publication2, assortis de commentaires plus ou moins étoffés. Et comme ce blog s’adresse à tous, et pas seulement évidemment aux spécialistes du textile ni, encore moins, aux philosophes, ces commentaires resteront simples, je l’espère.

Dans un livre d’entretiens3 avec Bruno Latour, qui le questionne sur son “ esprit de synthèse ”, Michel Serres affirme :

Je pars, de façon dispersée, des relations, et de chacune, bien différenciée […] et de toutes, si possible, pour finir par les grouper. → EC p. 151.

Il revendique une certaine errance, le fait de suivre les relations, plutôt que de fonder sa démarche sur une base stable. Et que cette manière de capter le réel

est une avancée dans la notion même de compréhension. Les relations engendrent des objets, des êtres et des actes, non l’inverse. → EC p. 159.

On aura compris que cette façon d’être attentif à ce qui relie, à l’aide d’un regard renouvelé, débarrassé des constructions intellectuelles figées dans leur certitude, ne pouvait qu’entrer en dissonance avec le savoir existant. Mais aussi que cela convoquait le réel autrement, et que les gestes d’humanité qui reliaient, dont le textile, devaient être au cœur de nos regards. Ce que nous commencerons de parcourir dans le prochain article.

1 Cahiers de formation [CF], Tome 1 des Œuvres complètes, Michel Serres, Le Pommier, 2022.

2 Sauf pour les citations des CF, où est mentionnée l’année d’écriture.

3 Éclaircissements [EC], François Bourin, 1992.

Écriture le 25/09/23

D’abord, il y avait eu ces costumes du temps lointain, sauvés de la destruction, collectionnés comme on dit, des décennies durant, par des regards experts et des mains qui les rangeaient dans des chambres profondes.

Et puis l’idée, et ces heures passées ensemble à trouver une approche sensée, à choisir, parcourir le temps du monde, la vie supposée des costumes, l’univers des villes et celui des villages, et comment on pouvait dérouler ainsi la mémoire des formes et des hommes. Comment on pouvait écrire leur aventure à travers ces pans de tissus, ces dentelles, ces volumes si près des corps, mais qui semblaient si loin de nous.
Et puis ce fut le temps des photos, de la mise en images, les costumes et leurs reflets dans la lumière, les mannequins qu’on habille et déshabille, qui le temps d’un instant reprennent vie ou presque dans les redingotes ou les crinolines. Des heures et des heures encore, à révéler les détails sous la lumière, à choisir, à mettre en regard. À tenter de tresser un fil qui pourrait nous conduire quelque part, nous montrer comment c’était vraiment, du temps des robes à la française ou des lévites, ou du moins comment on peut construire un regard sur ces temps-là.

Il avait fallu ensuite imaginer un parcours dans ce temps long, incarner dans l’espace muséal une distribution qui donne un sens physique, temporel, intellectuel, avec les explications nécessaires, du rythme visuel, comment montrer les périodes qui passent et les formes qui changent, et la mode qui vient, qui étend son empire. Il avait fallu préparer les perruques, essayer les habits, ajuster…
Ensuite le montage lui-même, quelques jours à quelques-uns, mannequins sur les estrades, mouchoirs de cou et jupes aux murs, panneaux d’interprétation… Comment faire pour que tout cela respire, que les anciennes gravures fassent écho aux costumes eux-mêmes. Sait-on combien toute œuvre culturelle naît dans la fragilité, quelle longue patience elle draine, ici de la collecte à la mise en images, des lectures innombrables à l’écriture ?

Près de neuf mille personnes sont venues, parcourant ces espaces recréés, rêvant peut-être au temps passé, comprenant un peu mieux comment on façonne la mémoire, comment le monde change, à l’aune de ce qu’on porte sur soi, admirant peut-être telle harmonie de couleurs sur des tissus de soie dont on a perdu maintenant le savoir-faire… On ne sait pas vraiment à quoi tout cela sert, ce que ça peut changer dans le regard. On espère que notre éblouissement a fait cortège, que des lucioles ont brillé dans les yeux de beaucoup.
On démonte aujourd’hui l’exposition, on décroche, on enroule, on plie, on range dans les boîtes numérotées. Moins d’une journée pour que l’espace redevienne vide, que tout se désagrège, qui témoignait du mouvement du monde.

Des costumes pour lire le monde au Musée des Cordeliers, Saint-Jean d’Angély, octobre 2022 à septembre 2023

Écriture le 24/09/23

C’est un homme qui revit les pans de sa vie, des premiers émois amoureux au collège quand il découvre le théâtre, à l’employé de banque qu’il est devenu, sans le vouloir vraiment, et dont les gestes tout le jour longent l’absurdité.

C’est un homme qui révèle l’absurdité du monde, mais avec tant de tendresse qu’on rêverait de lui pardonner, à ce monde au bord de la catastrophe.
C’est au théâtre1. Et l’on sait bien qu’on y raconte des histoires, qu’on y tisse des images, que tout cela devient sur la scène sans doute plus vrai que le réel, plus aigu que dans le fil du temps des vies. Jérôme Berthelot, qui a écrit le spectacle qu’il joue devant nous, fut-il dans sa prime jeunesse ce personnage du Bourgeois Gentilhomme, qui tombe en fascination amoureuse de cette frêle jeune fille qui joue Dorimène, la marquise, et qui le regarde faire le valet Covielle depuis les coulisses, au lieu de s’en aller, comme les autres élèves acteurs, manger des Pépito dehors ? Fut-il, plus tard, ce personnage qui tente de vendre des crêpes bretonnes, sur la plage de Malo-les-bains, dans ce pays des frites près de la frontière belge, et qui fait exploser l’œuf posé par mégarde dans son four à micro-ondes ? Fut-il enfin – mais l’on pourrait citer bien d’autres scènes – celui recruté presque par mégarde aussi, par une grande banque comme agent d’accueil, témoin privilégié de la financiarisation du monde, de l’assèchement des relations entre collègues, voire du mépris du public qu’on accueille ?
Jérôme est seul sur scène, mais tous les personnages qu’il incarne deviennent tellement vivants, il les aime tous tellement, y compris l’horrible directeur de la banque, que cette vie récréée devant nous, plus vraie que la vraie, nous l’acceptons avec bonheur. Magie du talent et de l’humour, où la lucidité coupante d’un parcours de vie au sein des inventions des hommes, laisse place à une sorte de transfiguration, où pointe une humanité fragile et tendre, frémissante et presque heureuse malgré tout, et où les sourires tentent de neutraliser la détresse.

“ Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes ” écrivait naguère le grand poète Nazim Hikmet. On pourrait dire aussi plus lumineux, plus affinés. La vie va dans la longueur des jours, ce qu’on écrit et ce qu’on joue sur la scène combine des multiplicités d’instants plus denses et brillants que les autres, formant comme un noyau compact, fulgurant, qui révèle ce qu’il y a derrière les mots et les paroles. Le théâtre ainsi, comme le poème, cristallise, rend perceptibles, touchables, non seulement les émotions qui nous étreignent, mais tout le vivant montré comme épuré. Jérôme se met en scène, peu importe ce qu’il fut vraiment au travers des longues arcanes de la vie. Vraiment ? Rien n’est plus vivant, et donc empreint de réalité, que cette quête de moments plus absolus. Révéler, dévoiler, ce dont nous avons tant besoin aujourd’hui.

1 À propos du spectacle “ La pureté vénéneuse d’une cigarette menthol ”, de et par Jérôme Berthelot, vu pour la troisième fois le 30 mars 2024 à Saint-Jean d’Angély. Voir le site https://www.jeromeberthelot.fr/.

Écriture le 31/03/24

C’est un livre1 cri d’alarme sur notre devenir, qui pourtant n’explore que les choix de gouvernance face à l’hypervitesse et au déferlement des technologies d’information.

Mais c’est un champ crucial dans quoi l’on baigne sans le savoir souvent, où selon l’autrice se joue l’avenir bien frêle des démocraties.
Asma Mhalla est une chercheuse à l’EHESS2, jeune femme brillante, dont l’essai met en quelque sorte “ les pieds dans le plat ” face à l’endormissement et l’apathie de nos sociétés occidentales. Son écriture est foisonnante d’analyses fines, de constats lucides, parfois trop truffée de termes anglais pas toujours expliqués. Si l’on admet bien d’emblée les liens entre politique et technologies, le sous-titre provoque, qui affirme que tous nous devenons des soldats, à notre insu bien évidemment. Mais c’est que dans les guerres cognitives et informationnelles qui s’annoncent, une bonne part de la pratique numérique transforme chacun de nous en fournisseur stratégique des géants de la technologie.

Ces firmes, que le livre nomme les BigTech, font “ prévaloir arbitrairement leur propre vision du monde parfois extrême ” → p.23. Par leur usage, nous industrialisons le faux, mais bien plus, “ nous accélérons la fin du système, l’implosion de démocraties par et depuis elles-mêmes ” → p. 24.
Tentons de parcourir quelques pans essentiels du livre, pour comprendre. D’abord à travers ce que l’autrice appelle la Technologie Totale. Quand vous utilisez Google ou un réseau social par exemple, vous lui confiez non seulement toutes les informations que vous publiez, mais aussi vos gestes numériques, vos hésitations, vos parcours etc. La technologie “ avale et se nourrit de tout et du contraire de tout. [… Elle] nivelle : tout se vaut, le vrai, le faux, le virtuel, le réel, l’important, l’anecdotique. ” → p.37. Le BigTech qui capte tout, traite et exploite tout ce qu’il capte, le fait hors de toute transparence, dans la mise en place d’un infrasystème universel : les algorithmes qu’il met en place échappent à tout le monde, la masse d’informations captées devient instrument de pouvoir et aliment des intelligences artificielles, produisant une vision du monde totalisante et en dehors de tout contrôle démocratique. Les Bigtech, aujourd’hui peut-être une dizaine de firmes sur la planète. Et le processus est tel qu’il s’adresse à chacun, dans une relation strictement verticale qui rend obsolète les parts autrefois communes d’un sens partagé. Asma Mhalla cite les prémonitions d’Hannah Arendt : “ une société de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous ” → p. 48. Les premiers temps d’Internet promettaient “ la participation libre au débat, la prise de parole sans contrainte ni permission ” → p. 51, mais désormais, au cœur d’une “ déflagration virale ”, “ sans ancrage ni limites, comment la conscience peut-elle forger son propre discours, libre et critique, quand elle n’a plus d’autres repères qu’elle-même ? ” → ibid.

Le livre développe ensuite, en plusieurs chapitres, comment les BigTech sont des hydres géopolitiques et comment leur dimension planétaire, leur puissance technologique orientent ou transforment les réalités produites, compte tenu notamment des concurrences acharnées qui règnent entre ces monstres tentaculaires. L’intelligence artificielle ”n’est pas neutre. Elle est politique ” → p. 91. Mais c’est aussi vrai des réseaux sociaux, un seul exemple : “ Le massacre des Rohingya, minorité birmane persécutée, a ainsi été favorisé par la montée virale des appels à la violence et à la haine, Facebook ayant joué un rôle indirect mais certain dans les exactions en tant que principale plateforme politique ” → p. 144.

Les nouveaux horizons technologiques devraient concerner plus encore le politique : “ le contrôle de la cognition sera l’un des grands enjeux des luttes à venir ” → p. 121. Nos cerveaux deviennent des champs de bataille. L’intelligence artificielle va bientôt permettre de générer des textes, des voix, des vidéos, des émotions… et ainsi de “ fabriquer de bout en bout, en quelques clics, des univers subversifs, des univers de “ faux ” → p. 130. On voit les impacts gigantesques sur la démocratie, car n’oublions pas que les BigTech sont des acteurs privés. “ La privatisation idéologisée de la fabrique des savoirs, ultime émanation du projet de Technologie Totale, pose un enjeu démocratique de premier ordre ” → ibid.

Face aux BigTech, quels autres acteurs ? Les états bien sûr, mais de rôle et de puissance bien différents les uns des autres. Au sommet, ceux que le livre nomme les BigState. Le BigState entretient avec le BigTech des relations complexes, ambivalentes, en partie de soumission obligée face à plus global que lui. “ Au prix d’une déconnexion croissante avec sa base, sa source de légitimité, son peuple. Cette déconnexion rampante devient une bombe à retardement politique ” → p. 151. La souveraineté éclate, la puissance devient hybride, le BigState cherchant à réguler sans toujours y parvenir, loin s’en faut. Et dans la militarisation du monde qui se fait galopante, le BigTech prend souvent le pas sur l’État, témoins le rôle d’Elon Musk et de Starlink en Ukraine, ou encore la position du PDG de TSMC, le fabricant de semi-conducteurs à Taïwan affirmant “ que en cas d’agression de l’île, TSMC rendrait ses usines immédiatement inopérantes, ce qui mettrait en panne le reste du monde ” → p. 167.

Le livre dresse un constat sans concession d’aujourd’hui et de ce qui nous attend. “ À quelques exceptions près, où elle a pu sincèrement éclairer le droit, l’éthique et ses infinies déclinaisons […] ont eu pour glorieuse mission de servir de cache-misère. À ce compte-là, quelle différence y aura-t-il demain entre le modèle chinois, russe ou occidental ? ” → p. 228. Regardant vers le futur, Asma Mhalla propose que la citoyenneté grandisse en un BigCitizen : “ Que défendons-nous comme projet ? De quelles valeurs parlons-nous ? ” → p.230. Il importe, non pas de se laisser emporter par l’hypervitesse, mais de décélérer, d’investir à fond dans une éducation approfondie pour comprendre à froid ce qui se passe. Face à l’intelligence artificielle, la créativité intellectuelle est la seule voie, certes très difficile, et dont on voit mal aujourd’hui la puissance. “ Se pourrait-il alors que cet usage de soi se traduise par un retour au réel, au lien, aux livres, aux temps longs, aux rapports d’humain à humain sur des échelles qui ne se mesurent plus uniquement à l’aune du gigantisme technologique mais du “ proche immédiat ” ? ” → p. 258. Ceux qui parmi nous mettent en œuvre cet usage-là, un peu à distance de la folie désirante, apprécieront, tout en se demandant comment faire pour que l’extrême minorité grandisse et puisse infléchir l’actuelle course vers l’abîme.

1 Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Asma Mhalla, Seuil, 2024.

2 École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Écriture le 17/03/24

C’est une longue histoire, longue comme le fil du destin, tous ces fils fragments de vies qu’on tente de rassembler en soi, l’un avec l’autre et entre nous.

On les assemble ces fils depuis la jeunesse, on les isole, on en fait des rêves. Tu les enserres, tu écris sur eux la couleur et son absence. Et cela fait des rythmes, un premier mouvement du monde, de ce qui surgit entre nous. Sans qu’on sache ce qu’est notre monde.
Quand on commence dans la jeunesse, on s’imagine que c’est anodin d’écrire ainsi des couleurs sur les fils, on croit déplier le monde dans l’allégresse. Les couleurs s’assemblent dans le tissu comme une innocence. On assiste émerveillés à ce qui vibre aux frontières des réserves de l’ikat.

L’ikat, c’est l’exploration des langues, la couleur en plages binaires sur les fils, ici teints, et là laissés nus. Et puis, de cet embryon du signe, l’assemblage de ces fils, leur enlacement, pour que le rythme compact se déploie dans l’espace, pour que cela fasse surface qui comble l’œil.
On est partis sur les routes de la terre, il y a bien longtemps, pour tenter de comprendre celles et ceux passant leur vie à faire ces mêmes gestes, à mettre au monde ces mêmes tissus, tant différents pourtant d’une région à l’autre de la planète. Toutes et tous, dans la merveille fugace de la rencontre, avaient en eux cette même modestie patiente devant ce qu’ils dévoilaient de leur âme dans ces tissus improbables. Témoins de l’incertitude et de la précarité des chants humains. La terre, ses femmes, ses hommes et ses routes nous ont comblés, sans trop savoir comment nous avons bu à leurs multiples sèves.

J’écris cela que tu incarnes dans la patience immense. J’écris, juste un peu pour la mémoire, celle des mots à côté de ce qu’on voit, qui rayonne et vibre dans les corps. Des gens viennent et disent : “ c’est prodigieusement vivant ”. On n’approche le vivant que de loin, par petits instants scintillants. Mais parfois, de regarder ces tissus que nous avons mis au monde, la sensation que peut-être ils deviennent parents des paysages, des femmes et des hommes qui les peuplent.

Il faudrait voir ainsi partout sur la terre ce qui fait signe, ce qui fournit l’apaisement, l’énergie à rassembler, à préserver. Aux bords des traces du vivant, l’indécision, l’écriture un peu tremblée, c’est l’âme du monde si fragile qui se dévoile, dont nous ne savons rien, sauf qu’elle est l’arrière-pays de nos partages, de nos amours, de ce qui nous prolonge.

Cristal fumée 2

On a mis ces tissus de nos vies au mur, pour ceux qui passent, pour fournir un peu de rêve, un peu des vibrations de nos âmes jointes depuis des décennies. On ose à peine ce chant du temps, ce qui est né de nous, il faut garder la modestie toujours au cœur de soi. Celle des couleurs au mur, celle des mots sur la page. Tout ce qui se trace, tellement intense et léger à la fois, tout au sein de l’aventure humaine.

À propos de l’exposition “ Ikats, cultures du monde et créations contemporaines ”, au Centre d’Art de Crest, du 10 février au 28 avril 2024.

Écriture le 13/02/24

Reprenons l’évocation du livre d’Olivier Roy, après une illustration de l’inflation des normes.

Les imaginaires

L’auteur consacre un long chapitre à la crise des imaginaires. La culture s’appuie sur l’imaginaire, système de croyances qui fait sens partagé au sein d’une société. Mais aujourd’hui, l’imaginaire est morcelé en éléments des subcultures (des cultures de petits groupes), et ces thèmes culturels flottent dans l’espace numérique, sans se confronter ou se réinsérer dans une autre culture.

“ Dès lors, les références à la culture se font non plus à partir d’une vision englobante fondée sur un implicite partagé, mais sur des répertoires de traits culturels, de marqueurs autonomes, d’objets coupés de leurs conditions de production…  ” → p. 116

L’organisation de ces thèmes culturels est vouée à la marchandisation, comme

“ la norme du copyright, qui va définir une culture comme marque déposée, et non plus comme âme d’un peuple ou d’un groupe. ” → p. 121

L’économie libérale d’ailleurs cherche à évacuer la culture, comme la religion, de tout fondement sociétal :

“ le libéralisme prétend contrôler la culture en la privatisant et en l’individualisant, tout comme il privatise et individualise la religion. ” → p. 130, citant Wendy Brown

Ainsi, on “ met à l’écart l’évidence partagée, le sens implicite que l’on donne aux gestes et aux mots. ” → p. 133. Et pour ce faire, on met en place une communication où le codage s’amplifie à outrance, en tentant de rendre tout homogène. Pour lui, “ toute polysémie, tout second degré, toute nuance sont source d’erreur ”. → p. 142 Même les émotions sont codées, qu’on songe aux émoticônes. Dès lors, l’histoire, la mémoire, la vie intérieure… tout cela est lessivé par le marché qui transforme tout en marchandise. L’individu mis en code “ s’inscrit [seulement] dans une nomenclature des comportements ” → p.153.

Il cite Marc Zuckerberg, le fondateur de Facebook :

“ Les gens sont vraiment devenus à l’aise non seulement avec l’idée de partager plus d’informations de toutes sortes, mais aussi de le faire plus ouvertement et avec plus de monde. ” → p. 206

Mais le chantre du réseau social se garde bien de dire que sa société s’enrichit de ces partages fournis gratuitement, qu’elle les revend à tout va, et que ces partages n’ont d’effectif que quelques lignes ou images virtualisées.

L’économie en quelque sorte redouble la culture occidentale qui se targue d’universalité, mais “ alors elle doit non seulement déculturer les autres, mais se déculturer elle-même ” → p. 204. Comment tisser à nouveau du lien collectif, au sein de ces fragments, dans un univers d’individus ? Olivier Roy, on s’en doute, n’apporte pas la réponse.

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 04/03/23

On a commencé, dans l’article précédent, de parcourir l’aplatissement du monde selon Olivier Roy. Avant d’y revenir, faisons un pas de côté en manière d’illustration de l’inflation des normes et de l’effacement de l’implicite.

Nous demeurons au sein d’un petit village de Saintonge, dans une maison que nous avons acquise en 1970. Les anciens propriétaires nous ont donné les actes notariés liés à la maison, si bien que nous disposons d’un ensemble de vieux papiers, les plus anciens du début du XIXe siècle, relatifs aux transactions qui se sont effectuées dans ce village et qui étaient liées aux ascendants des propriétaires de 1970.

Examinons d’abord une vente passée devant le notaire royal (nous sommes sous Charles X) François Bourcy, le 14 octobre 1825. Le document, évidemment écrit à la main, fait un peu plus de deux pages. Il mentionne le vendeur “ Michel Ragenard père cultivateur ” et l’acheteur “ Joseph Sirat aussi cultivateur ”, tous deux demeurant au même village où nous sommes aujourd’hui. Joseph Sirat est né en 1778, il a donc 47 ans, mais ceci n’est pas mentionné sur l’acte. Deux autres personnes par contre le sont, deux “ témoins connus et requis ”, l’un “ Jean Neau, ancien lieutenant d’infanterie ” et l’autre “ Jean Broussard, ancien sergent grenadier ”.

Il s’agit de la vente de deux fois “ neuf sillons de terre labourable ”. Les premiers sont décrits comme suit : “ situés au mas des Champs aux Dames commune de Néré confrontant d’un côté du levant à la terre de Jean Bellin aîné, d’autre côté à celle de Jean Papilleaud de la Fontaine, d’un bout du nord à la terre en traverse de Batteron, et d’autre bout à la Route du Chiron. ” Les autres neuf sillons sont décrits de la même manière. Sont mentionnés ensuite la date d’entrée en jouissance (“ à compter de ce jour ”), le prix (“ cent trente six francs et cinquante centimes ”), les conditions de paiement et les engagements affirmés du vendeur et de l’acheteur. Commentons un peu : il n’y a pas de cadastre à Néré en 1825, il sera établi en 1835, mais jusque vers 1895, aucun des actes dont nous disposons ne mentionne les parcelles cadastrales, les situations des biens vendus sont décrites comme ci-dessus, autrement dit en faisant référence à des gens qu’on connaît et à une aire (“ les Champs aux Dames ”) également connue (aires dont les dénominations sont reprises dans le premier cadastre de 1835). La superficie vendue n’est pas mentionnée. Donc ce qu’on vend est situé d’abord dans un système de relations, tout n’est pas dit, et peu en est codé (“ neuf sillons ”). Le degré d’implicite est donc grand et cela fonctionne à travers une communauté concrète.

Vente Sirat

Examinons maintenant l’acte notarié de l’achat de notre maison, en 1970. Le document fait 5 pages, il est tapé à la machine à écrire. Vendeurs et acheteurs sont mentionnés, mais avec leur état-civil et leur statut marital. La description de la maison vendue est ainsi faite : “ une maison d’habitation, comprenant deux-pièces au rez-de chaussée, garage à la suite, grenier sur l’ensemble. Terrain au midi de la dite maison y attenant, bande de terrain derrière la dite maison, le tout d’un seul tenant, cadastré section C numéro 531 pour trente ares cinquante centiares ”.

On voit bien la montée de la codification, mais il reste beaucoup d’implicite (ou de manques si l’on regarde avec notre attirail d’aujourd’hui) : pas de mention de l’écurie, de la grange, du chai par exemple, pourtant dans le même bâtiment. Pas de surfaces des pièces habitables ou non… etc. Notons également qu’il n’y a pas eu de compromis de vente : nous signons cet acte chez le notaire un vendredi, nous étions venus voir la maison quatre jours avant, le lundi, et donné ce jour-là notre accord au notaire. Pas bien sûr non plus de délai de rétractation et autres procédures du même genre. Par contre, l’acte mentionne l’origine de propriété : nos vendeurs avaient acheté cette maison en 1942 auprès de Marcel Verdon et Marie Duret, avec la charge d’une rente annuelle et viagère, reprise dans l’acte de 1970 et ainsi libellée :

Vente Grivaud

Ce type de charge existe dans bien des actes de vente dans nos vieux papiers, libellée de manière similaire. Manière qui renvoie à une vision du monde qui se méfie de la finance et qui s’appuie sur un ensemble concret de ce qui aide à vivre, avec là encore un renvoi à la communauté et à son vécu. On quantifie et on code, mais avec parcimonie et en référence aux produits élaborés sur place.

Terminons par une analyse rapide d’une vente de maison aujourd’hui, en 2023. Sans entrer dans le détail mentionnons qu’il existe un compromis de vente qui contient 215 pages d’information, dont 190 pages d’annexes. Sommairement résumées, ces informations contiennent : l’identité certifiée des acheteurs et vendeurs, le plan cadastral avec les écoulements des eaux pluviales, les diagnostics effectués par un expert et concernant l’amiante, l’état parasitaire, l’état des risques et des pollutions, l’exposition au plomb, le circuit électrique, les performances énergétiques – ces diagnostics étant tous détaillés avec moult tableaux, plans et photos. On y trouve des informations remarquables, par exemple pour les risques sismiques, le fait qu’un séisme “ est une fracturation brutale en profondeur le long de failles en profondeur dans la croûte terrestre (rarement en surface) ”, ou bien que “ d’une manière générale, les séismes peuvent avoir des conséquences sur la vie humaine, l’économie et l’environnement ”… Une bonne part de ces informations provient de la préfecture ou des ministères ou encore de la commune où est située la maison. Figurent également un rapport sur l’assainissement, les déclarations de travaux effectués depuis le précédent achat, un certificat de ramonage, une copie des précédents impôts fonciers… Il est peu probable que tout soit lu dans le détail par vendeurs et acheteurs, ni même lu en entier lors de la signature de l’acte chez le notaire, mais l’essentiel est que tout soit signé, au moins numériquement.

Tout ici se veut codé, mentionné, verrouillé, même une crise sanitaire du type Covid qui pourrait survenir - “ Les Parties reconnaissent avoir été informées des conséquences que pourrait avoir une crise sanitaire du type Covid-19 sur les délais d’exécution des présentes. ” On ne mentionne pas encore la survenue possible d’une guerre, mais ça va venir… Bien entendu, tout peut se justifier dans l’intention de préserver acheteurs et vendeurs, mais que révèle au fond cette volonté de tout normer du réel, de tout rendre transparent ce qui ne peut l’être complètement ? S’agirait-il d’évacuer les humains et leurs relations, ou de combler simplement le vide de sens d’une culture en faillite ?

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 04/03/23

Olivier Roy est un intellectuel qui a beaucoup travaillé sur l’Islam, le religieux, dans leurs relations au présent de nos sociétés. En octobre 2022, il a publié “ L’aplatissement du monde ”, un monde passé en quelque sorte à l’extrême réduction d’un laminoir, dont le sous-titre éclaire un peu plus le propos : “ La crise de la culture et l’empire des normes ”.

Je n’avais pas saisi, avant de le lire, l’importance de ces normes dans leur rapport à la crise culturelle et aux mutations que nous traversons. Dans cet article, et les deux suivants, je vais tenter de fournir quelque éclairage sur ce livre, sans en faire une critique exhaustive tant il est foisonnant, et surtout de l’illustrer d’un exemple très concret.

Mutations

Olivier Roy en cite quatre à l’orée de son ouvrage, qui ont, dit-il, changé le monde :

“ 1) la mutation des valeurs avec la révolution individualiste et hédoniste des années 1960, 2) la révolution Internet, 3) la mondialisation financière néo-libérale, 4) la globalisation de l’espace et de la circulation des êtres humains, c’est-à-dire la déterritorialisation. ” → p. 17

Ces changements n’ont pas pour effet une évolution ou une rupture culturelle, mais une atteinte à la culture elle-même. Fin des visions positives pour l’avenir, on tente “ de freiner l’apocalypse à venir ”,

“ Et la seule chose qui remplit peu à peu ce vide d’espérance, c’est un système de règlements, d’interdits et de procédures bureaucratiques... ” → p. 19

Le codage en forme explicite et univoque des relations humaines cherche à tout étalonner, mais ne fait plus référence aux valeurs ou à un idéal de vie. Olivier Roy étoffe ensuite ces affirmations. Les années 1960 mettent en avant un individu qui revendique d’abord la satisfaction de ses désirs :

“ par rapport aux Lumières, le désir remplace la raison comme fondement de l’autonomie et de la liberté ” → p. 24

Internet offre à cet individu désirant “ un espace de déploiement sans précédent ”, où le “ réel ne disparaît pas, [mais] devient secondaire ”. La conséquence essentielle d’Internet, c’est sa “ dimension autoréférentielle ” :

“ Un algorithme n’invente pas : il anticipe à partir du connu, il fouille à l’horizontal dans l’ensemble des datas déjà présentes pour définir des profils. Le terme “ profils ” est intéressant parce que le profil est par définition un dessin sans profondeur ” → p. 41

Le profil code, il ne laisse place à aucune épaisseur humaine, à aucune interprétation. Il aplatit. Troisième mutation, le néo-libéralisme : tout devient finance et marchandise, même ce qui ne l’était pas jusque là (l’éducation, la santé…). Et ce n’est plus le travail qui fait valeur, mais la réussite, donc la capacité à la mettre en scène au mieux, la réussite se mesurant essentiellement à la polarisation mimétique qu’on attire sur soi. Quant à la globalisation et à l’effacement des territoires, cela pose la question des valeurs venues de l’Occident (droits humains, démocratie, sécularisation…) : sont-elles vraiment universelles, ou l’expression (déguisée) une fois de plus d’une dominance face au reste du monde ?

Culture et crise

Puis l’auteur interroge la culture comme représentation et sens communs à une société. Cette culture-là était basée sur des “ règles du jeu implicites ”, prolongées par des normes, des codes explicités, mais qui sont loin de tout dire. Or ceci ne tient plus :

“ L’État moderne […] faisait correspondre un souverain, un territoire, un peuple et une religion (sécularisée en culture politique) : aujourd’hui, il vacille dans ses institutions comme dans sa base territoriale. ” → p. 60

Désormais, au sein de l’ancienne unité culturelle défaite d’elle-même, prolifèrent ce que l’auteur nomme des subcultures, des cultures au sein de petits groupes locaux (les Basques…) ou de circulation mondiale (les fans des Beatles…). Quant à la culture-corpus, c’est-à-dire le panel de la production culturelle, son appréciation et sa transmission sont profondément bouleversées : parce que tout devient mondial, on ne peut plus s’appuyer sur des critères propres à une aire culturelle et, dès lors, on “ classe ” les artistes en fonction du nombre et des lieux de leurs expositions (p. 73). Idem pour les universités :

“ L’évaluation comparative des universités suppose, pour que la comparaison soit possible, la disparition des références culturelles en général, et donc, la fin des humanités, de l’ancrage dans l’histoire et de l’imaginaire de l’éthos, c’est-à-dire d’une finalité morale de l’éducation. ” → p. 87

Là aussi, il faut rétrécir, aplatir, enlever le contexte et le subtil, couper la mémoire… La valeur n’est que ce qui se compte ou se code facilement, et la multiplicité des codes instaure une sorte de paravent du réel, fallacieux :

“ Si tel auteur est fréquemment cité, alors il est forcément “ bon ” ou plus exactement sa valeur ne repose que sur la fréquence statistique de son apparition. ” → p. 93

Laissons un moment l’analyse du livre, que nous continuerons dans un troisième article, après avoir (deuxième article) illustré à travers un exemple la bulle inflationniste des normes.

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 03/03/23

Comment se construisent les visions du monde au sein des cultures, souvent tellement ancrées qu’elles n’autorisent parfois aucune discussion pendant des siècles ?

Pour les gens de ma génération, les souvenirs de ce qu’on m’a appris à l’école, comme on dit, concernant les Mongols, ont tissé une image de guerriers intrépides, de brutes sanguinaires, de conquêtes fulgurantes mais qui n’ont pas duré dans le temps. Tout cela dans l’Asie profonde, bien loin de notre Europe occidentale.

L’image est fausse, et c’est une autre vision bien plus riche et nuancée qui émerge de la magnifique exposition présentée à Nantes, basée sur les recherches récentes, et de son catalogue élaboré sous la houlette de Marie Favereau. Certes, les Mongols furent violents, mais à peu de siècles d’intervalle, ce fut tout autant le cas des Croisés, ou des conquistadors, pour ne citer que deux exemples d’Occident. Les peuples projettent leurs peurs des autres, sans se rendre compte de ce que leurs actions induisent chez ceux qu’ils dominent, toujours pour la bonne cause.

“ Pour la première fois dans l’histoire, la Chine, les terres centrales de l’Islam et le monde slave furent unis sous une même tutelle politique. ” [→ Catalogue p. 34] Et du XIIIe au XVe siècles, ce vaste espace fut au sein de ce qu’on nomme maintenant “ le grand échange mongol ”. Car leur domination tient d’abord aux modalités des échanges commerciaux et humains qu’ils mettent en place. Par exemple, ces soi-disant barbares, instaurent une tolérance religieuse exemplaire : “ ce fut, enfin, une période florissante non seulement pour les chrétiens d’Asie (nestoriens et orthodoxes), mais aussi pour les représentants des clergés taoïstes, bouddhistes et les communautés d’islam qui obtinrent des Mongols le statut de darkhan, un statut privilégié qui exemptait les religieux d’impôts et du service militaire. ” [→ catalogue p. 37]. Et les Mongols n’ont pas cherché à asservir les peuples vaincus, mais à développer les échanges des produits de tous. “ Pour la première fois, voyageurs et caravanes marchandes pouvaient, sans prendre de risque inconsidéré, aller d’Italie jusqu’en Chine1 ”, on se souvient de Marco Polo. Ce n’est pas le lieu ici de détailler les aspects complexes de ce nouveau contexte, mais pensons simplement aux interactions entre le monde nomade originel des Mongols et le réseau de villes impériales qu’ils créèrent ou développèrent.

L’exposition part de la mosaïque des peuples comme les Xiongnu, les Xiangbei, puis les Ouïghours, et de l’émiettement des clans et des tribus. Temüjin, qui deviendra en 1206 Gengis Khan (le souverain universel), gagne des batailles sur ses voisins et réussit à fédérer avec lui ceux dont il est vainqueur. En vingt ans, l’empire mongol s’étend de la Chine du Nord à l’Asie centrale et au nord-est de l’Iran. Ses quatre fils et sa "lignée d'or" continueront son œuvre.

Plus de 400 objets sont présentés qui illustrent ce monde mongol et ses échanges, en provenance d’abord de Mongolie (l’exposition va après Nantes être présentée à Oulan-Bator et dans d’autres pays), mais aussi de grands musées et de collections privées. La scénographie est efficace : les paysages des steppes sont montrés en grand format et photos lumineuses, entre les espaces de présentation des objets, créant comme un appel vers l’ampleur et la respiration de ce monde. Le catalogue, largement illustré, regroupe les contributions de plusieurs experts.

On sort de ce parcours dense avec l’émerveillement de la découverte, mais aussi le sentiment de reconnaissance pour ces chercheurs qui ont bravé bien des pesanteurs et des conflits culturels pour arriver à leurs fins et tenter d’infléchir la mémoire.

1 Marie Faverau, La Horde, comment les Mongols ont changé le monde, Perrin, 2023, p. 17.

 

Visite exposition 26/10/23 Écriture 13/11/2023

 

Gengis Khan, Comment les Mongols ont changé le monde
• Château des Ducs de Bretagne, Musée d’histoire de Nantes
• exposition du 14 octobre 2023 au 5 mai 2024, commissariat scientifique de Jean-Paul Desroches, Marie Favereau et Bertrand Guillet
Catalogue sous la direction de Marie Favereau, 324 pages, 38,50 €, diffusion P.U.R.
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