Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Voussure du portail
Foussais
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

C’est un livre1 cri d’alarme sur notre devenir, qui pourtant n’explore que les choix de gouvernance face à l’hypervitesse et au déferlement des technologies d’information.

Mais c’est un champ crucial dans quoi l’on baigne sans le savoir souvent, où selon l’autrice se joue l’avenir bien frêle des démocraties.
Asma Mhalla est une chercheuse à l’EHESS2, jeune femme brillante, dont l’essai met en quelque sorte “ les pieds dans le plat ” face à l’endormissement et l’apathie de nos sociétés occidentales. Son écriture est foisonnante d’analyses fines, de constats lucides, parfois trop truffée de termes anglais pas toujours expliqués. Si l’on admet bien d’emblée les liens entre politique et technologies, le sous-titre provoque, qui affirme que tous nous devenons des soldats, à notre insu bien évidemment. Mais c’est que dans les guerres cognitives et informationnelles qui s’annoncent, une bonne part de la pratique numérique transforme chacun de nous en fournisseur stratégique des géants de la technologie.

Ces firmes, que le livre nomme les BigTech, font “ prévaloir arbitrairement leur propre vision du monde parfois extrême ” → p.23. Par leur usage, nous industrialisons le faux, mais bien plus, “ nous accélérons la fin du système, l’implosion de démocraties par et depuis elles-mêmes ” → p. 24.
Tentons de parcourir quelques pans essentiels du livre, pour comprendre. D’abord à travers ce que l’autrice appelle la Technologie Totale. Quand vous utilisez Google ou un réseau social par exemple, vous lui confiez non seulement toutes les informations que vous publiez, mais aussi vos gestes numériques, vos hésitations, vos parcours etc. La technologie “ avale et se nourrit de tout et du contraire de tout. [… Elle] nivelle : tout se vaut, le vrai, le faux, le virtuel, le réel, l’important, l’anecdotique. ” → p.37. Le BigTech qui capte tout, traite et exploite tout ce qu’il capte, le fait hors de toute transparence, dans la mise en place d’un infrasystème universel : les algorithmes qu’il met en place échappent à tout le monde, la masse d’informations captées devient instrument de pouvoir et aliment des intelligences artificielles, produisant une vision du monde totalisante et en dehors de tout contrôle démocratique. Les Bigtech, aujourd’hui peut-être une dizaine de firmes sur la planète. Et le processus est tel qu’il s’adresse à chacun, dans une relation strictement verticale qui rend obsolète les parts autrefois communes d’un sens partagé. Asma Mhalla cite les prémonitions d’Hannah Arendt : “ une société de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous ” → p. 48. Les premiers temps d’Internet promettaient “ la participation libre au débat, la prise de parole sans contrainte ni permission ” → p. 51, mais désormais, au cœur d’une “ déflagration virale ”, “ sans ancrage ni limites, comment la conscience peut-elle forger son propre discours, libre et critique, quand elle n’a plus d’autres repères qu’elle-même ? ” → ibid.

Le livre développe ensuite, en plusieurs chapitres, comment les BigTech sont des hydres géopolitiques et comment leur dimension planétaire, leur puissance technologique orientent ou transforment les réalités produites, compte tenu notamment des concurrences acharnées qui règnent entre ces monstres tentaculaires. L’intelligence artificielle ”n’est pas neutre. Elle est politique ” → p. 91. Mais c’est aussi vrai des réseaux sociaux, un seul exemple : “ Le massacre des Rohingya, minorité birmane persécutée, a ainsi été favorisé par la montée virale des appels à la violence et à la haine, Facebook ayant joué un rôle indirect mais certain dans les exactions en tant que principale plateforme politique ” → p. 144.

Les nouveaux horizons technologiques devraient concerner plus encore le politique : “ le contrôle de la cognition sera l’un des grands enjeux des luttes à venir ” → p. 121. Nos cerveaux deviennent des champs de bataille. L’intelligence artificielle va bientôt permettre de générer des textes, des voix, des vidéos, des émotions… et ainsi de “ fabriquer de bout en bout, en quelques clics, des univers subversifs, des univers de “ faux ” → p. 130. On voit les impacts gigantesques sur la démocratie, car n’oublions pas que les BigTech sont des acteurs privés. “ La privatisation idéologisée de la fabrique des savoirs, ultime émanation du projet de Technologie Totale, pose un enjeu démocratique de premier ordre ” → ibid.

Face aux BigTech, quels autres acteurs ? Les états bien sûr, mais de rôle et de puissance bien différents les uns des autres. Au sommet, ceux que le livre nomme les BigState. Le BigState entretient avec le BigTech des relations complexes, ambivalentes, en partie de soumission obligée face à plus global que lui. “ Au prix d’une déconnexion croissante avec sa base, sa source de légitimité, son peuple. Cette déconnexion rampante devient une bombe à retardement politique ” → p. 151. La souveraineté éclate, la puissance devient hybride, le BigState cherchant à réguler sans toujours y parvenir, loin s’en faut. Et dans la militarisation du monde qui se fait galopante, le BigTech prend souvent le pas sur l’État, témoins le rôle d’Elon Musk et de Starlink en Ukraine, ou encore la position du PDG de TSMC, le fabricant de semi-conducteurs à Taïwan affirmant “ que en cas d’agression de l’île, TSMC rendrait ses usines immédiatement inopérantes, ce qui mettrait en panne le reste du monde ” → p. 167.

Le livre dresse un constat sans concession d’aujourd’hui et de ce qui nous attend. “ À quelques exceptions près, où elle a pu sincèrement éclairer le droit, l’éthique et ses infinies déclinaisons […] ont eu pour glorieuse mission de servir de cache-misère. À ce compte-là, quelle différence y aura-t-il demain entre le modèle chinois, russe ou occidental ? ” → p. 228. Regardant vers le futur, Asma Mhalla propose que la citoyenneté grandisse en un BigCitizen : “ Que défendons-nous comme projet ? De quelles valeurs parlons-nous ? ” → p.230. Il importe, non pas de se laisser emporter par l’hypervitesse, mais de décélérer, d’investir à fond dans une éducation approfondie pour comprendre à froid ce qui se passe. Face à l’intelligence artificielle, la créativité intellectuelle est la seule voie, certes très difficile, et dont on voit mal aujourd’hui la puissance. “ Se pourrait-il alors que cet usage de soi se traduise par un retour au réel, au lien, aux livres, aux temps longs, aux rapports d’humain à humain sur des échelles qui ne se mesurent plus uniquement à l’aune du gigantisme technologique mais du “ proche immédiat ” ? ” → p. 258. Ceux qui parmi nous mettent en œuvre cet usage-là, un peu à distance de la folie désirante, apprécieront, tout en se demandant comment faire pour que l’extrême minorité grandisse et puisse infléchir l’actuelle course vers l’abîme.

1 Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Asma Mhalla, Seuil, 2024.

2 École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Écriture le 17/03/24

C’est une longue histoire, longue comme le fil du destin, tous ces fils fragments de vies qu’on tente de rassembler en soi, l’un avec l’autre et entre nous.

On les assemble ces fils depuis la jeunesse, on les isole, on en fait des rêves. Tu les enserres, tu écris sur eux la couleur et son absence. Et cela fait des rythmes, un premier mouvement du monde, de ce qui surgit entre nous. Sans qu’on sache ce qu’est notre monde.
Quand on commence dans la jeunesse, on s’imagine que c’est anodin d’écrire ainsi des couleurs sur les fils, on croit déplier le monde dans l’allégresse. Les couleurs s’assemblent dans le tissu comme une innocence. On assiste émerveillés à ce qui vibre aux frontières des réserves de l’ikat.

L’ikat, c’est l’exploration des langues, la couleur en plages binaires sur les fils, ici teints, et là laissés nus. Et puis, de cet embryon du signe, l’assemblage de ces fils, leur enlacement, pour que le rythme compact se déploie dans l’espace, pour que cela fasse surface qui comble l’œil.
On est partis sur les routes de la terre, il y a bien longtemps, pour tenter de comprendre celles et ceux passant leur vie à faire ces mêmes gestes, à mettre au monde ces mêmes tissus, tant différents pourtant d’une région à l’autre de la planète. Toutes et tous, dans la merveille fugace de la rencontre, avaient en eux cette même modestie patiente devant ce qu’ils dévoilaient de leur âme dans ces tissus improbables. Témoins de l’incertitude et de la précarité des chants humains. La terre, ses femmes, ses hommes et ses routes nous ont comblés, sans trop savoir comment nous avons bu à leurs multiples sèves.

J’écris cela que tu incarnes dans la patience immense. J’écris, juste un peu pour la mémoire, celle des mots à côté de ce qu’on voit, qui rayonne et vibre dans les corps. Des gens viennent et disent : “ c’est prodigieusement vivant ”. On n’approche le vivant que de loin, par petits instants scintillants. Mais parfois, de regarder ces tissus que nous avons mis au monde, la sensation que peut-être ils deviennent parents des paysages, des femmes et des hommes qui les peuplent.

Il faudrait voir ainsi partout sur la terre ce qui fait signe, ce qui fournit l’apaisement, l’énergie à rassembler, à préserver. Aux bords des traces du vivant, l’indécision, l’écriture un peu tremblée, c’est l’âme du monde si fragile qui se dévoile, dont nous ne savons rien, sauf qu’elle est l’arrière-pays de nos partages, de nos amours, de ce qui nous prolonge.

Cristal fumée 2

On a mis ces tissus de nos vies au mur, pour ceux qui passent, pour fournir un peu de rêve, un peu des vibrations de nos âmes jointes depuis des décennies. On ose à peine ce chant du temps, ce qui est né de nous, il faut garder la modestie toujours au cœur de soi. Celle des couleurs au mur, celle des mots sur la page. Tout ce qui se trace, tellement intense et léger à la fois, tout au sein de l’aventure humaine.

À propos de l’exposition “ Ikats, cultures du monde et créations contemporaines ”, au Centre d’Art de Crest, du 10 février au 28 avril 2024.

Écriture le 13/02/24

Reprenons l’évocation du livre d’Olivier Roy, après une illustration de l’inflation des normes.

Les imaginaires

L’auteur consacre un long chapitre à la crise des imaginaires. La culture s’appuie sur l’imaginaire, système de croyances qui fait sens partagé au sein d’une société. Mais aujourd’hui, l’imaginaire est morcelé en éléments des subcultures (des cultures de petits groupes), et ces thèmes culturels flottent dans l’espace numérique, sans se confronter ou se réinsérer dans une autre culture.

“ Dès lors, les références à la culture se font non plus à partir d’une vision englobante fondée sur un implicite partagé, mais sur des répertoires de traits culturels, de marqueurs autonomes, d’objets coupés de leurs conditions de production…  ” → p. 116

L’organisation de ces thèmes culturels est vouée à la marchandisation, comme

“ la norme du copyright, qui va définir une culture comme marque déposée, et non plus comme âme d’un peuple ou d’un groupe. ” → p. 121

L’économie libérale d’ailleurs cherche à évacuer la culture, comme la religion, de tout fondement sociétal :

“ le libéralisme prétend contrôler la culture en la privatisant et en l’individualisant, tout comme il privatise et individualise la religion. ” → p. 130, citant Wendy Brown

Ainsi, on “ met à l’écart l’évidence partagée, le sens implicite que l’on donne aux gestes et aux mots. ” → p. 133. Et pour ce faire, on met en place une communication où le codage s’amplifie à outrance, en tentant de rendre tout homogène. Pour lui, “ toute polysémie, tout second degré, toute nuance sont source d’erreur ”. → p. 142 Même les émotions sont codées, qu’on songe aux émoticônes. Dès lors, l’histoire, la mémoire, la vie intérieure… tout cela est lessivé par le marché qui transforme tout en marchandise. L’individu mis en code “ s’inscrit [seulement] dans une nomenclature des comportements ” → p.153.

Il cite Marc Zuckerberg, le fondateur de Facebook :

“ Les gens sont vraiment devenus à l’aise non seulement avec l’idée de partager plus d’informations de toutes sortes, mais aussi de le faire plus ouvertement et avec plus de monde. ” → p. 206

Mais le chantre du réseau social se garde bien de dire que sa société s’enrichit de ces partages fournis gratuitement, qu’elle les revend à tout va, et que ces partages n’ont d’effectif que quelques lignes ou images virtualisées.

L’économie en quelque sorte redouble la culture occidentale qui se targue d’universalité, mais “ alors elle doit non seulement déculturer les autres, mais se déculturer elle-même ” → p. 204. Comment tisser à nouveau du lien collectif, au sein de ces fragments, dans un univers d’individus ? Olivier Roy, on s’en doute, n’apporte pas la réponse.

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 04/03/23

On a commencé, dans l’article précédent, de parcourir l’aplatissement du monde selon Olivier Roy. Avant d’y revenir, faisons un pas de côté en manière d’illustration de l’inflation des normes et de l’effacement de l’implicite.

Nous demeurons au sein d’un petit village de Saintonge, dans une maison que nous avons acquise en 1970. Les anciens propriétaires nous ont donné les actes notariés liés à la maison, si bien que nous disposons d’un ensemble de vieux papiers, les plus anciens du début du XIXe siècle, relatifs aux transactions qui se sont effectuées dans ce village et qui étaient liées aux ascendants des propriétaires de 1970.

Examinons d’abord une vente passée devant le notaire royal (nous sommes sous Charles X) François Bourcy, le 14 octobre 1825. Le document, évidemment écrit à la main, fait un peu plus de deux pages. Il mentionne le vendeur “ Michel Ragenard père cultivateur ” et l’acheteur “ Joseph Sirat aussi cultivateur ”, tous deux demeurant au même village où nous sommes aujourd’hui. Joseph Sirat est né en 1778, il a donc 47 ans, mais ceci n’est pas mentionné sur l’acte. Deux autres personnes par contre le sont, deux “ témoins connus et requis ”, l’un “ Jean Neau, ancien lieutenant d’infanterie ” et l’autre “ Jean Broussard, ancien sergent grenadier ”.

Il s’agit de la vente de deux fois “ neuf sillons de terre labourable ”. Les premiers sont décrits comme suit : “ situés au mas des Champs aux Dames commune de Néré confrontant d’un côté du levant à la terre de Jean Bellin aîné, d’autre côté à celle de Jean Papilleaud de la Fontaine, d’un bout du nord à la terre en traverse de Batteron, et d’autre bout à la Route du Chiron. ” Les autres neuf sillons sont décrits de la même manière. Sont mentionnés ensuite la date d’entrée en jouissance (“ à compter de ce jour ”), le prix (“ cent trente six francs et cinquante centimes ”), les conditions de paiement et les engagements affirmés du vendeur et de l’acheteur. Commentons un peu : il n’y a pas de cadastre à Néré en 1825, il sera établi en 1835, mais jusque vers 1895, aucun des actes dont nous disposons ne mentionne les parcelles cadastrales, les situations des biens vendus sont décrites comme ci-dessus, autrement dit en faisant référence à des gens qu’on connaît et à une aire (“ les Champs aux Dames ”) également connue (aires dont les dénominations sont reprises dans le premier cadastre de 1835). La superficie vendue n’est pas mentionnée. Donc ce qu’on vend est situé d’abord dans un système de relations, tout n’est pas dit, et peu en est codé (“ neuf sillons ”). Le degré d’implicite est donc grand et cela fonctionne à travers une communauté concrète.

Vente Sirat

Examinons maintenant l’acte notarié de l’achat de notre maison, en 1970. Le document fait 5 pages, il est tapé à la machine à écrire. Vendeurs et acheteurs sont mentionnés, mais avec leur état-civil et leur statut marital. La description de la maison vendue est ainsi faite : “ une maison d’habitation, comprenant deux-pièces au rez-de chaussée, garage à la suite, grenier sur l’ensemble. Terrain au midi de la dite maison y attenant, bande de terrain derrière la dite maison, le tout d’un seul tenant, cadastré section C numéro 531 pour trente ares cinquante centiares ”.

On voit bien la montée de la codification, mais il reste beaucoup d’implicite (ou de manques si l’on regarde avec notre attirail d’aujourd’hui) : pas de mention de l’écurie, de la grange, du chai par exemple, pourtant dans le même bâtiment. Pas de surfaces des pièces habitables ou non… etc. Notons également qu’il n’y a pas eu de compromis de vente : nous signons cet acte chez le notaire un vendredi, nous étions venus voir la maison quatre jours avant, le lundi, et donné ce jour-là notre accord au notaire. Pas bien sûr non plus de délai de rétractation et autres procédures du même genre. Par contre, l’acte mentionne l’origine de propriété : nos vendeurs avaient acheté cette maison en 1942 auprès de Marcel Verdon et Marie Duret, avec la charge d’une rente annuelle et viagère, reprise dans l’acte de 1970 et ainsi libellée :

Vente Grivaud

Ce type de charge existe dans bien des actes de vente dans nos vieux papiers, libellée de manière similaire. Manière qui renvoie à une vision du monde qui se méfie de la finance et qui s’appuie sur un ensemble concret de ce qui aide à vivre, avec là encore un renvoi à la communauté et à son vécu. On quantifie et on code, mais avec parcimonie et en référence aux produits élaborés sur place.

Terminons par une analyse rapide d’une vente de maison aujourd’hui, en 2023. Sans entrer dans le détail mentionnons qu’il existe un compromis de vente qui contient 215 pages d’information, dont 190 pages d’annexes. Sommairement résumées, ces informations contiennent : l’identité certifiée des acheteurs et vendeurs, le plan cadastral avec les écoulements des eaux pluviales, les diagnostics effectués par un expert et concernant l’amiante, l’état parasitaire, l’état des risques et des pollutions, l’exposition au plomb, le circuit électrique, les performances énergétiques – ces diagnostics étant tous détaillés avec moult tableaux, plans et photos. On y trouve des informations remarquables, par exemple pour les risques sismiques, le fait qu’un séisme “ est une fracturation brutale en profondeur le long de failles en profondeur dans la croûte terrestre (rarement en surface) ”, ou bien que “ d’une manière générale, les séismes peuvent avoir des conséquences sur la vie humaine, l’économie et l’environnement ”… Une bonne part de ces informations provient de la préfecture ou des ministères ou encore de la commune où est située la maison. Figurent également un rapport sur l’assainissement, les déclarations de travaux effectués depuis le précédent achat, un certificat de ramonage, une copie des précédents impôts fonciers… Il est peu probable que tout soit lu dans le détail par vendeurs et acheteurs, ni même lu en entier lors de la signature de l’acte chez le notaire, mais l’essentiel est que tout soit signé, au moins numériquement.

Tout ici se veut codé, mentionné, verrouillé, même une crise sanitaire du type Covid qui pourrait survenir - “ Les Parties reconnaissent avoir été informées des conséquences que pourrait avoir une crise sanitaire du type Covid-19 sur les délais d’exécution des présentes. ” On ne mentionne pas encore la survenue possible d’une guerre, mais ça va venir… Bien entendu, tout peut se justifier dans l’intention de préserver acheteurs et vendeurs, mais que révèle au fond cette volonté de tout normer du réel, de tout rendre transparent ce qui ne peut l’être complètement ? S’agirait-il d’évacuer les humains et leurs relations, ou de combler simplement le vide de sens d’une culture en faillite ?

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 04/03/23

Olivier Roy est un intellectuel qui a beaucoup travaillé sur l’Islam, le religieux, dans leurs relations au présent de nos sociétés. En octobre 2022, il a publié “ L’aplatissement du monde ”, un monde passé en quelque sorte à l’extrême réduction d’un laminoir, dont le sous-titre éclaire un peu plus le propos : “ La crise de la culture et l’empire des normes ”.

Je n’avais pas saisi, avant de le lire, l’importance de ces normes dans leur rapport à la crise culturelle et aux mutations que nous traversons. Dans cet article, et les deux suivants, je vais tenter de fournir quelque éclairage sur ce livre, sans en faire une critique exhaustive tant il est foisonnant, et surtout de l’illustrer d’un exemple très concret.

Mutations

Olivier Roy en cite quatre à l’orée de son ouvrage, qui ont, dit-il, changé le monde :

“ 1) la mutation des valeurs avec la révolution individualiste et hédoniste des années 1960, 2) la révolution Internet, 3) la mondialisation financière néo-libérale, 4) la globalisation de l’espace et de la circulation des êtres humains, c’est-à-dire la déterritorialisation. ” → p. 17

Ces changements n’ont pas pour effet une évolution ou une rupture culturelle, mais une atteinte à la culture elle-même. Fin des visions positives pour l’avenir, on tente “ de freiner l’apocalypse à venir ”,

“ Et la seule chose qui remplit peu à peu ce vide d’espérance, c’est un système de règlements, d’interdits et de procédures bureaucratiques... ” → p. 19

Le codage en forme explicite et univoque des relations humaines cherche à tout étalonner, mais ne fait plus référence aux valeurs ou à un idéal de vie. Olivier Roy étoffe ensuite ces affirmations. Les années 1960 mettent en avant un individu qui revendique d’abord la satisfaction de ses désirs :

“ par rapport aux Lumières, le désir remplace la raison comme fondement de l’autonomie et de la liberté ” → p. 24

Internet offre à cet individu désirant “ un espace de déploiement sans précédent ”, où le “ réel ne disparaît pas, [mais] devient secondaire ”. La conséquence essentielle d’Internet, c’est sa “ dimension autoréférentielle ” :

“ Un algorithme n’invente pas : il anticipe à partir du connu, il fouille à l’horizontal dans l’ensemble des datas déjà présentes pour définir des profils. Le terme “ profils ” est intéressant parce que le profil est par définition un dessin sans profondeur ” → p. 41

Le profil code, il ne laisse place à aucune épaisseur humaine, à aucune interprétation. Il aplatit. Troisième mutation, le néo-libéralisme : tout devient finance et marchandise, même ce qui ne l’était pas jusque là (l’éducation, la santé…). Et ce n’est plus le travail qui fait valeur, mais la réussite, donc la capacité à la mettre en scène au mieux, la réussite se mesurant essentiellement à la polarisation mimétique qu’on attire sur soi. Quant à la globalisation et à l’effacement des territoires, cela pose la question des valeurs venues de l’Occident (droits humains, démocratie, sécularisation…) : sont-elles vraiment universelles, ou l’expression (déguisée) une fois de plus d’une dominance face au reste du monde ?

Culture et crise

Puis l’auteur interroge la culture comme représentation et sens communs à une société. Cette culture-là était basée sur des “ règles du jeu implicites ”, prolongées par des normes, des codes explicités, mais qui sont loin de tout dire. Or ceci ne tient plus :

“ L’État moderne […] faisait correspondre un souverain, un territoire, un peuple et une religion (sécularisée en culture politique) : aujourd’hui, il vacille dans ses institutions comme dans sa base territoriale. ” → p. 60

Désormais, au sein de l’ancienne unité culturelle défaite d’elle-même, prolifèrent ce que l’auteur nomme des subcultures, des cultures au sein de petits groupes locaux (les Basques…) ou de circulation mondiale (les fans des Beatles…). Quant à la culture-corpus, c’est-à-dire le panel de la production culturelle, son appréciation et sa transmission sont profondément bouleversées : parce que tout devient mondial, on ne peut plus s’appuyer sur des critères propres à une aire culturelle et, dès lors, on “ classe ” les artistes en fonction du nombre et des lieux de leurs expositions (p. 73). Idem pour les universités :

“ L’évaluation comparative des universités suppose, pour que la comparaison soit possible, la disparition des références culturelles en général, et donc, la fin des humanités, de l’ancrage dans l’histoire et de l’imaginaire de l’éthos, c’est-à-dire d’une finalité morale de l’éducation. ” → p. 87

Là aussi, il faut rétrécir, aplatir, enlever le contexte et le subtil, couper la mémoire… La valeur n’est que ce qui se compte ou se code facilement, et la multiplicité des codes instaure une sorte de paravent du réel, fallacieux :

“ Si tel auteur est fréquemment cité, alors il est forcément “ bon ” ou plus exactement sa valeur ne repose que sur la fréquence statistique de son apparition. ” → p. 93

Laissons un moment l’analyse du livre, que nous continuerons dans un troisième article, après avoir (deuxième article) illustré à travers un exemple la bulle inflationniste des normes.

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 03/03/23

Comment se construisent les visions du monde au sein des cultures, souvent tellement ancrées qu’elles n’autorisent parfois aucune discussion pendant des siècles ?

Pour les gens de ma génération, les souvenirs de ce qu’on m’a appris à l’école, comme on dit, concernant les Mongols, ont tissé une image de guerriers intrépides, de brutes sanguinaires, de conquêtes fulgurantes mais qui n’ont pas duré dans le temps. Tout cela dans l’Asie profonde, bien loin de notre Europe occidentale.

L’image est fausse, et c’est une autre vision bien plus riche et nuancée qui émerge de la magnifique exposition présentée à Nantes, basée sur les recherches récentes, et de son catalogue élaboré sous la houlette de Marie Favereau. Certes, les Mongols furent violents, mais à peu de siècles d’intervalle, ce fut tout autant le cas des Croisés, ou des conquistadors, pour ne citer que deux exemples d’Occident. Les peuples projettent leurs peurs des autres, sans se rendre compte de ce que leurs actions induisent chez ceux qu’ils dominent, toujours pour la bonne cause.

“ Pour la première fois dans l’histoire, la Chine, les terres centrales de l’Islam et le monde slave furent unis sous une même tutelle politique. ” [→ Catalogue p. 34] Et du XIIIe au XVe siècles, ce vaste espace fut au sein de ce qu’on nomme maintenant “ le grand échange mongol ”. Car leur domination tient d’abord aux modalités des échanges commerciaux et humains qu’ils mettent en place. Par exemple, ces soi-disant barbares, instaurent une tolérance religieuse exemplaire : “ ce fut, enfin, une période florissante non seulement pour les chrétiens d’Asie (nestoriens et orthodoxes), mais aussi pour les représentants des clergés taoïstes, bouddhistes et les communautés d’islam qui obtinrent des Mongols le statut de darkhan, un statut privilégié qui exemptait les religieux d’impôts et du service militaire. ” [→ catalogue p. 37]. Et les Mongols n’ont pas cherché à asservir les peuples vaincus, mais à développer les échanges des produits de tous. “ Pour la première fois, voyageurs et caravanes marchandes pouvaient, sans prendre de risque inconsidéré, aller d’Italie jusqu’en Chine1 ”, on se souvient de Marco Polo. Ce n’est pas le lieu ici de détailler les aspects complexes de ce nouveau contexte, mais pensons simplement aux interactions entre le monde nomade originel des Mongols et le réseau de villes impériales qu’ils créèrent ou développèrent.

L’exposition part de la mosaïque des peuples comme les Xiongnu, les Xiangbei, puis les Ouïghours, et de l’émiettement des clans et des tribus. Temüjin, qui deviendra en 1206 Gengis Khan (le souverain universel), gagne des batailles sur ses voisins et réussit à fédérer avec lui ceux dont il est vainqueur. En vingt ans, l’empire mongol s’étend de la Chine du Nord à l’Asie centrale et au nord-est de l’Iran. Ses quatre fils et sa "lignée d'or" continueront son œuvre.

Plus de 400 objets sont présentés qui illustrent ce monde mongol et ses échanges, en provenance d’abord de Mongolie (l’exposition va après Nantes être présentée à Oulan-Bator et dans d’autres pays), mais aussi de grands musées et de collections privées. La scénographie est efficace : les paysages des steppes sont montrés en grand format et photos lumineuses, entre les espaces de présentation des objets, créant comme un appel vers l’ampleur et la respiration de ce monde. Le catalogue, largement illustré, regroupe les contributions de plusieurs experts.

On sort de ce parcours dense avec l’émerveillement de la découverte, mais aussi le sentiment de reconnaissance pour ces chercheurs qui ont bravé bien des pesanteurs et des conflits culturels pour arriver à leurs fins et tenter d’infléchir la mémoire.

1 Marie Faverau, La Horde, comment les Mongols ont changé le monde, Perrin, 2023, p. 17.

 

Visite exposition 26/10/23 Écriture 13/11/2023

 

Gengis Khan, Comment les Mongols ont changé le monde
• Château des Ducs de Bretagne, Musée d’histoire de Nantes
• exposition du 14 octobre 2023 au 5 mai 2024, commissariat scientifique de Jean-Paul Desroches, Marie Favereau et Bertrand Guillet
Catalogue sous la direction de Marie Favereau, 324 pages, 38,50 €, diffusion P.U.R.
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C’est un pansement, une petite bande aux bords arrondis, avec une légère enflure au centre, là où la gaze absorbe le sang de la plaie. Ce n’est pas un pansement mais son image. Ou plutôt l’image de deux pansements croisés, croisés à l’endroit crucial, là où le sang coule de la plaie.

Mais en fait, il y a non pas un croisement, mais une multitude d’images de pansements. Comme il y a beaucoup de plaies. On les devine sous les pansements qui couvrent tout l’espace, croisements qui se prolongent de l’un à l’autre, qui se relient. Ils passent sous les yeux comme en traînées d’étoiles, les uns sur les autres, soumis aux vents et aux couleurs de l’univers. On ne voit qu’eux, sauf parfois comme en filigrane quelques marques du réel comme des signes imprécis. Et les traînées de pansements se tordent et peuplent l’univers, elles ne s’arrêtent pas.

Elles n’obsèdent pas pourtant ces images côte à côte, et dans chacune la multitude des pansements. Ils font des réseaux dans l’espace, ils se tissent à eux-mêmes. Les images ne disent rien comme toujours, mais on voit les pansements partout, dans l’espace du monde. François Cosson a intitulé cet ensemble d’images “ Art Panser ”, forme de clin d’œil bien sûr, mais multiplicité évidente aussi des rafistolages, des plaies dont il faut vite étancher le sang. Partout. Et cela fait un univers empli. L’humanité passe son temps à empêcher que cela déborde trop, la violence, on la contient avec des sparadraps, on ne l’éradique pas, on la cache. Et cela fait un monde bariolé de croisements, comme une seconde peau sur notre peau. Et l’on ne voit plus qu’elle, c’est le propre même de l’image.

 

Le Mur François Cosson

 

Comment le créateur en est-il venu à cette profusion numérique d’images pensées, de pansements répandus, manipulés, au point qu’ils constituent la texture du visible, comme s’ils nous tenaient ensemble ? Il raconte. “ J’exposais dans un jardin public à Paris des figurines en polystyrène, des silhouettes d’enfants, debout, près des bancs publics. Et l’on a brisé en morceaux ces figurines, des enfants peut-être… Au lieu de tout recommencer, j’ai réassemblé les morceaux avec des pansements. Et plus personne n’a touché à ces silhouettes le temps de l’exposition... ”

Le pansement met en évidence la victime, il dit : “ Voyez bien, elle est blessée, ce n’est pas elle la coupable ”. C’est comme un talisman qui protège de la violence accumulée. Les pansements couvrent le monde, ils assèchent le sang, ils nous empêchent aussi de le voir.

François Cosson a exposé cet ensemble “ Art Panser ” à l’Office de Tourisme de Saint-Jean d’Angély tout le mois de mai 2023.

Écriture le 29/05/23

C’est le titre d’un dernier livre de Christian Bobin, paru deux mois à peine avant sa mort en novembre 2022.

Très petit livre (60 pages en petit format), et très grand et fort texte, cinglant parfois, et nourri de cette écriture si particulière, puissante et frêle à la fois, qui a fait reconnaître Christian Bobin comme poète, à une époque où l’on fait bien peu de cas de la poésie, et comme écrivain à part entière, depuis sa vie à l’abri dans sa terre du Creusot.

Je n’ai pas cœur ici à évoquer son œuvre qui m’accompagne depuis plusieurs décennies – d’autres bien plus autorisés l’ont fait, ni le personnage, dont le rapport au monde et sa confiance dans l’humain m’ont pourtant souvent ébloui. Alors comme hommage, simplement ce parcours modeste dans ce texte qui sonne comme un dernier appel.

Appel crépusculaire. Voici la dernière phrase du livre :

“ Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à traverser la nuit qui vient. ” → p. 58

Il faut peu de mots au poète pour dire d’abord l’état du monde et sa terreur :

“ Si nous sommes “ modernes ” c’est pour rien d’autre que notre rage à détruire l’amour, cette alliance lumineuse de naïveté et de grâce qui empêche la roue de l’Argent-Roi de tourner. ” → p. 8

Et encore :

“ Les machines portent notre mort, elles en sont grosses et quand elles atteindront la perfection, hypnotiques et silencieuses, elles accoucheront de notre effacement. Nous n’aurons jamais existé. Qui se souviendra des hommes ? Il faut du cœur pour qu’il y ait une mémoire. ” → p. 9

Et Bobin évoque à la suite l’inhumanité des machines, créées de main d’homme, semblable à celle du “ militaire bureaucrate ” qui surveillait les chambres à gaz. Du même mouvement, il nous annonce, dit-il, une bonne nouvelle :

“ Nous sommes morts. Nous avons atteint la cible cartésienne : tout chiffrer, tout découper, puis tout vendre. Cela a mis du temps à mûrir, plusieurs siècles. L’amour, la simplicité, le poème tenaient bon. Maintenant nous y sommes : nous sommes morts, prétentieux et tristes, en deuil de nous-mêmes. ” → p. 13

Bonne nouvelle ? Peut-être faut-il aller au bout de la mort du monde, pour qu’il renaisse autrement, ouvert enfin à la douceur des fleurs et des sourires, au respect de nous-mêmes, à l’infini tremblement des paysages et des regards sur eux partagés.

Est-ce pour empêcher toute échappatoire ? L’auteur rappelle par touches légères et terriblement précises à la fois le souvenir d’Anna Akhmatova, poétesse sous le régime soviétique (elle est morte en 1966) qui appelle la nuit son amie-servante pour qu’elle recopie sur des cahiers cachés ses nouveaux poèmes, car :

“ L’Ours Staline n’aime pas la poésie. L’ancien séminariste qu’il est flaire le dieu vivant, sait qu’il peut faire son terrier dans un poème d’amour... ” → p. 18

Ce qui brise la parole en ces temps dans un versant du monde fait un triste écho totalitaire à ce qui surgit là-bas aujourd’hui, tandis que les machines, sur l’autre versant, dressées par les humains, fomentent la violence :

“ Dans les rues échevelées des grandes villes, sur les trottoirs, l’asphalte, glissent des ombres raides, légèrement obliques, statues d’elles-mêmes. Elles foncent droit comme une balle de fusil sur l’obstacle que chacun est devenu pour chacun. ” → p.40

Bonne nouvelle, parce que, à la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, mais le poème. Tant qu’il peut circuler, être dit, être lu. Tant qu’il témoigne qu’il n’y a pas que la raison et les chiffres, tant qu’il célèbre “ les noces de la douleur et de l’amour ”. Lisez ce livre.

Les poètes sont des monstres, Christian Bobin, Lettres Vives, 2022

Écriture le 24/02/23