Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Voussure du portail
Foussais
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

On aurait pu titrer Circuit court et circuit long, ou Les méfaits de l’économie toute puissante, ou bien plus simplement L’absurdité.

C’est l’exemple de l’achat d’une auto neuve. Il fut un temps, pas si éloigné, où nous allions voir notre garagiste, au bourg, à 4 kilomètres de notre village : le concessionnaire auto (basé à 25 Kms) venait, nous lui passions commande. Pour le paiement, toujours au bourg, il y avait la banque et le bureau de poste, on remplissait à la main un formulaire de virement. Je ne me souviens plus si, dans ces temps d’avant, la voiture était livrée chez notre garagiste, ou s’il fallait aller prendre livraison chez le concessionnaire, à 25 Kms. À chaque étape du processus, on échangeait avec des personnes, il y avait bien de temps en temps des erreurs, vite rectifiées via les échanges humains. On attendait la nouvelle auto quelques semaines.

Tout, désormais, est optimisé. Il n’y a plus au bourg ni poste, ni banque, et le garagiste survit difficilement. Les concessionnaires se sont raréfiés, nous avons fait 100 Kms aller-retour pour commander l’auto et autant pour en prendre livraison. Le délai de livraison a été de 7 mois 1/2, la faute paraît-il à la pénurie de semi-conducteurs – “ et encore sur certains modèles, les délais dépassent un an... ”

Le concessionnaire reprend notre ancienne auto. Manque de chance, 15 jours avant la livraison, quelqu’un nous double en serrant trop près : son rétroviseur heurte légèrement notre portière arrière, il y a un petit creux. Avis du concessionnaire : il faut faire réparer. Il fut un temps où, pour un petit dégât de cet ordre, le repreneur aurait fait directement la réparation, quitte à défalquer quelque peu le montant de la reprise. Mais aujourd’hui, c’est un vrai sinistre. Nous allons à l’agence d’assurance (à 10 Kms), qui nous remplit un constat (celui qui nous avait doublés avait filé sans crier gare). Nous prenons rendez-vous avec le carrossier (à 25 Kms) : “ Soyez là à 8 H 15, l’expert passe dans la matinée, mais on ne sait pas à quelle heure, ça dépend de ses tournées ”. La veille, un e-mail arrive, pour optimiser l’expertise, on peut se connecter à l’application d’optimisation, ce que nous faisons de bonne grâce : il faut faire une photo montrant les dégâts, voilà, c’est fait, c’est envoyé…

Le lendemain, nous sommes chez le carrossier, nous attendons l’expert, qui vient de la banlieue de La Rochelle (60 Kms), nous attendons l’expert durant 2 heures – “ vous savez, parfois, il ne vient que l’après-midi... ” Je m’étonne qu’on ne puisse disposer d’un créneau horaire, à l’heure du GPS et de l’optimisation. “ Non, ce n’est pas possible ”. Vers 10 H 30, l’expert est là : avec sa tablette, il fait des photos de l’auto de loin, de près, tout autour… Je lui dis que, hier, on a mis une photo sur l’application, il cherche dans ses dossiers, retrouve la photo. “ Ah oui ! Mais il faut faire plusieurs photos. C’est pas au point, la demande... ” L’expert fait son rapport d’expert, ça va vite avec la tablette. “ Voilà, je transmets à l’assureur... ” Le rendez-vous, maintenant, avec le carrossier : il nous propose dans un mois, il nous prêtera un véhicule… “ Mais dans 10 jours, on prend livraison de la nouvelle auto et celle-ci est reprise !... ” Discussion, et finalement, il nous fait une fleur, on va décaler la livraison de trois jours seulement. “ Mardi, à 8 H 1/2 ”. Donc 50 Kms aller-retour et ce 2 fois, il vaut mieux arrêter de compter.

Maintenant, il faut payer le concessionnaire, qui a coché sur le bon de commande la case Virement. Dans les temps d’aujourd’hui, on dispose d’Internet, outil merveilleux s’il en est. Nous nous connectons sur notre compte bancaire, rubrique virement. Première opération : le concessionnaire n’étant pas dans la lise des bénéficiaires possibles de virement, il faut le créer, ce que nous faisons, en remplissant soigneusement les cordonnées. Mais à l’heure numérique, il faut 2 jours ouvrés pour que l’opération soit validée. Deux jours ouvrés plus tard, à nouveau rubrique virement sur le compte en ligne. Nous entrons toutes les infos Iban, le motif du virement… etc. Et, à la fin, on nous informe gentiment que le montant du virement est trop élevé. Vive l’ergonomie du site web !

Qu’à cela ne tienne, nous nous souvenons qu’une fois, déjà, nous avons rencontré le problème et que nous disposons, en numérique, d’une demande de virement. En bricolant d’un logiciel à l’autre, je remplis toutes les cases et appose ma signature en bas à droite. Il ne reste qu’à le transmettre au conseiller bancaire, qui va faire le travail. Vive le numérique, quand même !

Mais le lendemain matin, message téléphonique : “ Je suis la responsable de la banque à S. (25 Kms), j’ai été informée par M. XXX de votre demande de virement. Merci de me rappeler. ” Je rappelle. M. XXX n’est plus conseiller, il a été muté, et la responsable me dit qu’on ne peut plus faire comme avant, et qu’il faut qu’elle nous voie signer le formulaire. “ Venez donc à S... ” – “ Mais ça ne peut pas se faire à A. (10 Kms, où il y a un bureau de la banque) ? ” – “ Si vous voulez, j’y suis ce matin justement, jusqu’à midi. Apportez aussi vos cartes d’identité. ”

Deux fois 10 Kms encore, dans l’urgence. J’imprime tout de même le formulaire de demande de virement, avant de partir. Dans le bureau : “ Mais pourquoi ne peut-on plus le faire à distance, ça fonctionnait bien ? ” – “ Maintenant, on ne peut plus, les règles ont changé... ” Elle me tend un formulaire de virement vierge, je lui montre celui que j’ai imprimé, rempli, avec ma signature. “ Ah ! Vous l’avez ! Eh bien signez-le en bas ” – “ Mais il y a déjà ma signature... ” – “ Oui, mais il faut qu’on vous voie signer ! ” Cela fait maintenant 5 jours qu’on a commencé le processus du virement… “ Vous le faites cet après-midi ? ” – “ Je vais essayer. Vous avez vos cartes d’identité ? Nous lui tendons, l’adjointe au guichet les prend en photo. “ On les avait déjà, mais en Noir et Blanc. Maintenant il les faut en couleur !  C’est pour mettre dans votre dossier numérique...” Je regarde la carte : ma photo y est en Noir et Blanc, mais il y a des dégradés de bleu sur le carton plastifié. La carte n’est plus valable, mais quand on a voulu la faire refaire, on nous a dit qu’il fallait attendre, les délais de l’administration étaient trop longs, la durée de vie de la carte était prolongée… Tout, désormais, est vraiment optimisé, et nos émissions de gaz à effet de serre diminuent, dit-on.

Écriture le 16/10/23

C’est un livre1 cri d’alarme sur notre devenir, qui pourtant n’explore que les choix de gouvernance face à l’hypervitesse et au déferlement des technologies d’information.

Mais c’est un champ crucial dans quoi l’on baigne sans le savoir souvent, où selon l’autrice se joue l’avenir bien frêle des démocraties.
Asma Mhalla est une chercheuse à l’EHESS2, jeune femme brillante, dont l’essai met en quelque sorte “ les pieds dans le plat ” face à l’endormissement et l’apathie de nos sociétés occidentales. Son écriture est foisonnante d’analyses fines, de constats lucides, parfois trop truffée de termes anglais pas toujours expliqués. Si l’on admet bien d’emblée les liens entre politique et technologies, le sous-titre provoque, qui affirme que tous nous devenons des soldats, à notre insu bien évidemment. Mais c’est que dans les guerres cognitives et informationnelles qui s’annoncent, une bonne part de la pratique numérique transforme chacun de nous en fournisseur stratégique des géants de la technologie.

Ces firmes, que le livre nomme les BigTech, font “ prévaloir arbitrairement leur propre vision du monde parfois extrême ” → p.23. Par leur usage, nous industrialisons le faux, mais bien plus, “ nous accélérons la fin du système, l’implosion de démocraties par et depuis elles-mêmes ” → p. 24.
Tentons de parcourir quelques pans essentiels du livre, pour comprendre. D’abord à travers ce que l’autrice appelle la Technologie Totale. Quand vous utilisez Google ou un réseau social par exemple, vous lui confiez non seulement toutes les informations que vous publiez, mais aussi vos gestes numériques, vos hésitations, vos parcours etc. La technologie “ avale et se nourrit de tout et du contraire de tout. [… Elle] nivelle : tout se vaut, le vrai, le faux, le virtuel, le réel, l’important, l’anecdotique. ” → p.37. Le BigTech qui capte tout, traite et exploite tout ce qu’il capte, le fait hors de toute transparence, dans la mise en place d’un infrasystème universel : les algorithmes qu’il met en place échappent à tout le monde, la masse d’informations captées devient instrument de pouvoir et aliment des intelligences artificielles, produisant une vision du monde totalisante et en dehors de tout contrôle démocratique. Les Bigtech, aujourd’hui peut-être une dizaine de firmes sur la planète. Et le processus est tel qu’il s’adresse à chacun, dans une relation strictement verticale qui rend obsolète les parts autrefois communes d’un sens partagé. Asma Mhalla cite les prémonitions d’Hannah Arendt : “ une société de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous ” → p. 48. Les premiers temps d’Internet promettaient “ la participation libre au débat, la prise de parole sans contrainte ni permission ” → p. 51, mais désormais, au cœur d’une “ déflagration virale ”, “ sans ancrage ni limites, comment la conscience peut-elle forger son propre discours, libre et critique, quand elle n’a plus d’autres repères qu’elle-même ? ” → ibid.

Le livre développe ensuite, en plusieurs chapitres, comment les BigTech sont des hydres géopolitiques et comment leur dimension planétaire, leur puissance technologique orientent ou transforment les réalités produites, compte tenu notamment des concurrences acharnées qui règnent entre ces monstres tentaculaires. L’intelligence artificielle ”n’est pas neutre. Elle est politique ” → p. 91. Mais c’est aussi vrai des réseaux sociaux, un seul exemple : “ Le massacre des Rohingya, minorité birmane persécutée, a ainsi été favorisé par la montée virale des appels à la violence et à la haine, Facebook ayant joué un rôle indirect mais certain dans les exactions en tant que principale plateforme politique ” → p. 144.

Les nouveaux horizons technologiques devraient concerner plus encore le politique : “ le contrôle de la cognition sera l’un des grands enjeux des luttes à venir ” → p. 121. Nos cerveaux deviennent des champs de bataille. L’intelligence artificielle va bientôt permettre de générer des textes, des voix, des vidéos, des émotions… et ainsi de “ fabriquer de bout en bout, en quelques clics, des univers subversifs, des univers de “ faux ” → p. 130. On voit les impacts gigantesques sur la démocratie, car n’oublions pas que les BigTech sont des acteurs privés. “ La privatisation idéologisée de la fabrique des savoirs, ultime émanation du projet de Technologie Totale, pose un enjeu démocratique de premier ordre ” → ibid.

Face aux BigTech, quels autres acteurs ? Les états bien sûr, mais de rôle et de puissance bien différents les uns des autres. Au sommet, ceux que le livre nomme les BigState. Le BigState entretient avec le BigTech des relations complexes, ambivalentes, en partie de soumission obligée face à plus global que lui. “ Au prix d’une déconnexion croissante avec sa base, sa source de légitimité, son peuple. Cette déconnexion rampante devient une bombe à retardement politique ” → p. 151. La souveraineté éclate, la puissance devient hybride, le BigState cherchant à réguler sans toujours y parvenir, loin s’en faut. Et dans la militarisation du monde qui se fait galopante, le BigTech prend souvent le pas sur l’État, témoins le rôle d’Elon Musk et de Starlink en Ukraine, ou encore la position du PDG de TSMC, le fabricant de semi-conducteurs à Taïwan affirmant “ que en cas d’agression de l’île, TSMC rendrait ses usines immédiatement inopérantes, ce qui mettrait en panne le reste du monde ” → p. 167.

Le livre dresse un constat sans concession d’aujourd’hui et de ce qui nous attend. “ À quelques exceptions près, où elle a pu sincèrement éclairer le droit, l’éthique et ses infinies déclinaisons […] ont eu pour glorieuse mission de servir de cache-misère. À ce compte-là, quelle différence y aura-t-il demain entre le modèle chinois, russe ou occidental ? ” → p. 228. Regardant vers le futur, Asma Mhalla propose que la citoyenneté grandisse en un BigCitizen : “ Que défendons-nous comme projet ? De quelles valeurs parlons-nous ? ” → p.230. Il importe, non pas de se laisser emporter par l’hypervitesse, mais de décélérer, d’investir à fond dans une éducation approfondie pour comprendre à froid ce qui se passe. Face à l’intelligence artificielle, la créativité intellectuelle est la seule voie, certes très difficile, et dont on voit mal aujourd’hui la puissance. “ Se pourrait-il alors que cet usage de soi se traduise par un retour au réel, au lien, aux livres, aux temps longs, aux rapports d’humain à humain sur des échelles qui ne se mesurent plus uniquement à l’aune du gigantisme technologique mais du “ proche immédiat ” ? ” → p. 258. Ceux qui parmi nous mettent en œuvre cet usage-là, un peu à distance de la folie désirante, apprécieront, tout en se demandant comment faire pour que l’extrême minorité grandisse et puisse infléchir l’actuelle course vers l’abîme.

1 Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Asma Mhalla, Seuil, 2024.

2 École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Écriture le 17/03/24