Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Voussure du portail
Foussais
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Ce livre au titre étrange est une œuvre à deux auteurs, Anne Alombert, philosophe préoccupée par les enjeux numériques, et Gaël Giraud, économiste et chercheur.

Il s’intéresse aux évolutions récentes du numérique (capitalisation des êtres, intelligence artificielle…) et à leurs impacts sur l’avenir et la société, en tentant de dessiner une voie humaniste aux temps qui viennent1.

Plus qu’une analyse critique, et comme je le fais habituellement, entamons un parcours émaillé de citations de l’ouvrage, très éclairantes à elle seules. Les enjeux d’abord :

Les machines, si “ intelligentes ” soient-elles, ne peuvent remplacer les prétendus “ humains ” auxquels on aime tant les comparer. En revanche, abandonnés à des logiques de capitalisation, les automates numériques risquent de conduire à une accélération de la catastrophe écologique, à une prolétarisation des savoirs (-faire, -vivre et -penser ) et à une industrialisation des esprits individuels et collectifs. → p. 12

Nous baignons dans un univers numérique, sans pouvoir rester à l’écart et en gobant à notre insu le plus souvent des glissements sémantiques et des zones d’ombre qui devraient nous alerter :

Quand ChatGPT nous répond “ je ne suis pas un humain ”, le fait même que cette machine ait été programmée pour utiliser le pronom “ je ” pose question : “ je ” nous fait immédiatement présupposer un sujet, là où il n’y a pourtant qu’interfaces numériques et calculs statistiques. […] Cette prétendue transparence de la machine à elle-même ne masque-t-elle pas l’opacité des algorithmes qui lui permettent de fonctionner ? → p. 18

L’intelligence artificielle n’existe pas, c’est un brassage, une combinatoire, d’une énorme quantité de données déjà existantes, il n’y a rien là de créatif et d’intelligent. Mais tout est fait pour qu’on suive le slogan, et qu’on oublie l’essentiel : on ne sait rien des choix du fonctionnement, des manières dont procède la combinatoire. Ce devrait être transparent, et mieux, démocratique, ce ne l’est pas.

La première partie du livre a trait à la capitalisation du monde, qui est non seulement une appropriation, “ mais aussi la recherche d’un rendement ou d’une rentabilité projetés dans l’avenir... ” (→ p. 29). Et cette opération “ représente une prise de pouvoir sur les êtres et le temps ” (→ p. 31). Car la capitalisation accumule tout ce qu’elle contrôle, en fait des stocks. Les auteurs prennent l’exemple d’une forêt, qui est certes un stock de bois, mais bien plus :

Une forêt, c’est un réseau complexe d’êtres vivants : arbres, buissons, vers, mycélium, bactéries… qui se nourrissent mutuellement les uns les autres mais qui, globalement, ne peuvent subsister sans un apport continuel d’énergie […] et de matière […]. → p. 32

À l’ère numérique, la capitalisation évolue : les réseaux sociaux engrangent toutes les données que leur offrent leurs utilisateurs, et aussi leurs comportements. Tout cela nourrit ces réseaux mais aussi les outils d’intelligence artificielle et leurs approches statistiques, qui ne peuvent faire place, par définition, à l’inventivité :

Si ChatGPT avait existé en 1616, la confirmation par Galilée de l’héliocentrisme révolutionnaire de Copernic n’aurait eu aucune chance d’être reconnue : elle eût été au mieux noyée dans la masse des opinions dominantes géocentrées communément partagée par les intellectuels de l’époque, et peut-être tenue pour dissidente, conspirationniste ou écoterroriste. → p. 76

C’est que la capitalisation des humains s’accompagne de la volonté d’éliminer l’improbable, d’uniformiser les comportements, de tout rendre, et surtout l’avenir, calculable.

La seconde partie traite de l’automatisation des esprits, dans le prolongement de la précédente. Elle mentionne notamment les dangers de l’intelligence artificielle, pour la justice par exemple. Car le déluge de données sur lequel s’appuie l’IA, pour les mettre en corrélation, viennent en bonne part des réseaux sociaux et ne sont pas “ filtrées ” ou analysées avant emploi. Ce déluge est supposé rendre obsolète la réflexion théorique, en faisant “ croire qu’il est possible d’éliminer la diversité des interprétations (théoriques) au profit d’une hégémonie du calcul (statistique). ” (→ p. 74)

Et cette hégémonie du calcul, de l’exploration et de l’exploitation des données, reste totalement opaque :

Ces automates numériques fonctionnent donc à partir de données et de paramètres qui ont déjà fait l’objet de nombreuses décisions d’interprétation, toujours situées et politiquement orientées, mais dans l’opacité la plus complète. → p. 78

Or, les plates-formes sont des sociétés d’envergure mondiale, mais privées. Et ceci nous amène à la dernière partie du livre, intitulée “ Renversements : les communs et la contribution ”, où les auteurs tentent de repérer une voie de sortie par le haut à la situation d’enfermement qui prévaut et se propage.

La richesse que constituent les savoirs représente une valeur particulière, qui doit être distinguée de la valeur marchande ou de la valeur d’échange : contrairement à une ressource ou à une marchandise dont la valeur augmente avec la rareté et diminue quand elle est partagée […], la valeur des savoirs non seulement ne diminue pas lorsqu’ils sont transmis […] mais augmente même à mesure qu’ils sont partagés. → p. 120-121

Privatiser un savoir revient à faire obstacle à son partage et donc à l’empêcher de s’accroître, de s’enrichir et d’évoluer − c’est-à-dire à le stériliser. → p. 121

D’où la nécessité de biens communs, ni privés, ni publics, ouverts à la contribution collective, à l’image des logiciels libres et de Wikipédia. Mais on sait leurs existences précaires, face aux ogres de l’univers numérique. Celui-ci est régi essentiellement par la polarisation mimétique :

Dans la mesure où ils ne se fondent que sur les nombres de clics et de vues, ces algorithmes tendent non seulement à renforcer les moyennes et à uniformiser ou à standardiser les contenus (les créateurs de contenus sont contraints de se plier aux “ recettes ” censées leur assurer le succès, au lieu de développer leur créativité et d’exprimer leur singularité), mais aussi à amplifier les contenus les plus sensationnels, les plus choquants ou les plus violents, sans égard pour leur (non-) sens ou leur (non-) pertinence. → p. 155

C’est un livre à lire… et la tâche est immense.

1 Le capital que je ne suis pas !, Anne Alombert et Gaël Giraud, Fayard, 2024.

 

Écriture le 01/10/24

On aurait pu titrer Circuit court et circuit long, ou Les méfaits de l’économie toute puissante, ou bien plus simplement L’absurdité.

C’est l’exemple de l’achat d’une auto neuve. Il fut un temps, pas si éloigné, où nous allions voir notre garagiste, au bourg, à 4 kilomètres de notre village : le concessionnaire auto (basé à 25 Kms) venait, nous lui passions commande. Pour le paiement, toujours au bourg, il y avait la banque et le bureau de poste, on remplissait à la main un formulaire de virement. Je ne me souviens plus si, dans ces temps d’avant, la voiture était livrée chez notre garagiste, ou s’il fallait aller prendre livraison chez le concessionnaire, à 25 Kms. À chaque étape du processus, on échangeait avec des personnes, il y avait bien de temps en temps des erreurs, vite rectifiées via les échanges humains. On attendait la nouvelle auto quelques semaines.

Tout, désormais, est optimisé. Il n’y a plus au bourg ni poste, ni banque, et le garagiste survit difficilement. Les concessionnaires se sont raréfiés, nous avons fait 100 Kms aller-retour pour commander l’auto et autant pour en prendre livraison. Le délai de livraison a été de 7 mois 1/2, la faute paraît-il à la pénurie de semi-conducteurs – “ et encore sur certains modèles, les délais dépassent un an... ”

Le concessionnaire reprend notre ancienne auto. Manque de chance, 15 jours avant la livraison, quelqu’un nous double en serrant trop près : son rétroviseur heurte légèrement notre portière arrière, il y a un petit creux. Avis du concessionnaire : il faut faire réparer. Il fut un temps où, pour un petit dégât de cet ordre, le repreneur aurait fait directement la réparation, quitte à défalquer quelque peu le montant de la reprise. Mais aujourd’hui, c’est un vrai sinistre. Nous allons à l’agence d’assurance (à 10 Kms), qui nous remplit un constat (celui qui nous avait doublés avait filé sans crier gare). Nous prenons rendez-vous avec le carrossier (à 25 Kms) : “ Soyez là à 8 H 15, l’expert passe dans la matinée, mais on ne sait pas à quelle heure, ça dépend de ses tournées ”. La veille, un e-mail arrive, pour optimiser l’expertise, on peut se connecter à l’application d’optimisation, ce que nous faisons de bonne grâce : il faut faire une photo montrant les dégâts, voilà, c’est fait, c’est envoyé…

Le lendemain, nous sommes chez le carrossier, nous attendons l’expert, qui vient de la banlieue de La Rochelle (60 Kms), nous attendons l’expert durant 2 heures – “ vous savez, parfois, il ne vient que l’après-midi... ” Je m’étonne qu’on ne puisse disposer d’un créneau horaire, à l’heure du GPS et de l’optimisation. “ Non, ce n’est pas possible ”. Vers 10 H 30, l’expert est là : avec sa tablette, il fait des photos de l’auto de loin, de près, tout autour… Je lui dis que, hier, on a mis une photo sur l’application, il cherche dans ses dossiers, retrouve la photo. “ Ah oui ! Mais il faut faire plusieurs photos. C’est pas au point, la demande... ” L’expert fait son rapport d’expert, ça va vite avec la tablette. “ Voilà, je transmets à l’assureur... ” Le rendez-vous, maintenant, avec le carrossier : il nous propose dans un mois, il nous prêtera un véhicule… “ Mais dans 10 jours, on prend livraison de la nouvelle auto et celle-ci est reprise !... ” Discussion, et finalement, il nous fait une fleur, on va décaler la livraison de trois jours seulement. “ Mardi, à 8 H 1/2 ”. Donc 50 Kms aller-retour et ce 2 fois, il vaut mieux arrêter de compter.

Maintenant, il faut payer le concessionnaire, qui a coché sur le bon de commande la case Virement. Dans les temps d’aujourd’hui, on dispose d’Internet, outil merveilleux s’il en est. Nous nous connectons sur notre compte bancaire, rubrique virement. Première opération : le concessionnaire n’étant pas dans la lise des bénéficiaires possibles de virement, il faut le créer, ce que nous faisons, en remplissant soigneusement les cordonnées. Mais à l’heure numérique, il faut 2 jours ouvrés pour que l’opération soit validée. Deux jours ouvrés plus tard, à nouveau rubrique virement sur le compte en ligne. Nous entrons toutes les infos Iban, le motif du virement… etc. Et, à la fin, on nous informe gentiment que le montant du virement est trop élevé. Vive l’ergonomie du site web !

Qu’à cela ne tienne, nous nous souvenons qu’une fois, déjà, nous avons rencontré le problème et que nous disposons, en numérique, d’une demande de virement. En bricolant d’un logiciel à l’autre, je remplis toutes les cases et appose ma signature en bas à droite. Il ne reste qu’à le transmettre au conseiller bancaire, qui va faire le travail. Vive le numérique, quand même !

Mais le lendemain matin, message téléphonique : “ Je suis la responsable de la banque à S. (25 Kms), j’ai été informée par M. XXX de votre demande de virement. Merci de me rappeler. ” Je rappelle. M. XXX n’est plus conseiller, il a été muté, et la responsable me dit qu’on ne peut plus faire comme avant, et qu’il faut qu’elle nous voie signer le formulaire. “ Venez donc à S... ” – “ Mais ça ne peut pas se faire à A. (10 Kms, où il y a un bureau de la banque) ? ” – “ Si vous voulez, j’y suis ce matin justement, jusqu’à midi. Apportez aussi vos cartes d’identité. ”

Deux fois 10 Kms encore, dans l’urgence. J’imprime tout de même le formulaire de demande de virement, avant de partir. Dans le bureau : “ Mais pourquoi ne peut-on plus le faire à distance, ça fonctionnait bien ? ” – “ Maintenant, on ne peut plus, les règles ont changé... ” Elle me tend un formulaire de virement vierge, je lui montre celui que j’ai imprimé, rempli, avec ma signature. “ Ah ! Vous l’avez ! Eh bien signez-le en bas ” – “ Mais il y a déjà ma signature... ” – “ Oui, mais il faut qu’on vous voie signer ! ” Cela fait maintenant 5 jours qu’on a commencé le processus du virement… “ Vous le faites cet après-midi ? ” – “ Je vais essayer. Vous avez vos cartes d’identité ? Nous lui tendons, l’adjointe au guichet les prend en photo. “ On les avait déjà, mais en Noir et Blanc. Maintenant il les faut en couleur !  C’est pour mettre dans votre dossier numérique...” Je regarde la carte : ma photo y est en Noir et Blanc, mais il y a des dégradés de bleu sur le carton plastifié. La carte n’est plus valable, mais quand on a voulu la faire refaire, on nous a dit qu’il fallait attendre, les délais de l’administration étaient trop longs, la durée de vie de la carte était prolongée… Tout, désormais, est vraiment optimisé, et nos émissions de gaz à effet de serre diminuent, dit-on.

Écriture le 16/10/23