Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Voussure du portail
Foussais
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Ce qu’on récolte de l’enfance,
ces instants qui protègent toute une vie,

et qui viennent ensuite, vague après vague
comme pour dire dans le soleil à peine fané,
“ Regarde ce qui fut toi ”,
cette image un peu faussée
malgré toi, malgré tout
ce peu de lumière dans la mémoire,
qui revient en morceaux,
le visage de mon grand-père regardant son jardin,
ma mère rangeant son linge,
les jeunes filles de l’autre côté de la rue,
et les autres scènes si nombreuses
et perdues à jamais dans les mots égarés.

Ce n’est pas soi qu’on cherche
dans les pépites de l’enfance qui brillent encore,
ce n’est pas non plus le monde
mais peut-être entre l’amour et la blessure
ce qui nous a constitué à notre insu
à la manière de la multitude des pierres qui font un mur
sans que le mur le sache vraiment.

L’âge est venu, le corps lentement s’amenuise,
il sait qu’il va finir
il sait tout le bonheur des jours,
à même les jardins,
à même les mots simples,
l’âge est venu, on se retourne à peine,
on ne voit qu’une trace précaire,
à peine des pointillés sur le monde,
toutes les alluvions de l’amour, des visages,
ce dont on se nourrit encore
et sans qu’on sache, même après tout ce temps,
ce que c’est le vivant.

Écriture 01/07/23

Les étoiles dans la mémoire
qu’on risque de perdre à jamais,

ma mère qui étend le linge dans le soleil
mon père qui prépare dans l’atelier ses peintures
avec du Blanc d’Espagne,
tous les scintillements de l’enfance
en friche, en soi,
que la pensée tente de garder.

On n’a pas prise sur la mémoire
ni ses enchantements ni les béances,
la vie qui revient
ce n’est toujours qu’en pointillés
en instants clairsemés.

On sait bien qu’on marche vers l’absence,
que les étoiles vont se dissoudre un jour,
on voudrait tant que la mémoire
et toutes ces vies amassées en chaque corps
servent de chemins multiples, rayonnants,
à ceux qui passent après,
qui brodent à leur manière la vie avec un peu de soi.

Les instants passent toujours, on retient d’eux
la découverte des fleurs aux bords des promenades,
le passage à travers un village
qu’on n’a pas vu depuis longtemps,
le bonheur d’être ensemble
qui monte en vous soudain,
sans qu’on le prévoie, sans qu’on l’explique,
simplement les pas conjugués,
le vieux chemin retrouvé après un long détour
et la frondaison de ses arbres.

Tous les instants sont des étoiles,
la vie ne les garde pas tous en elle
on ne sait pas bien ce qui choisit,
ce qui fait durer l’instant ou l’étoile
comme pour l’éternité.

Écriture 9/05/23

Fin de l’hiver,
la lune passe à travers les nuages
elle fait une douceur sur la terre bretonne

sait-on ce qu’on va quitter,
les moments d’un bonheur accrochés aux saisons,
la bienveillance de ceux d’ici
qui cherchent dans la terre leur espace de vivre ?

Le tout jeune enfant
qui marche avec son bâton
d’un air décidé comme les grands,
il acquiesce à grands sourires
au monde qui vient,
il fait reculer l’incertitude
l’impensable même.

Ou bien encore cet enfant d’autrefois
aux longs cheveux qui tombent,
qu’on a monté sur une chaise pour la photo.

Fin de l’hiver,
dans les branches du prunier
la multitude des pointes blanches
de ce qu’on dit être la vie,
cette poussée qu’on ne sait pas
vers la lumière
les fruits à venir
la parole du monde.

Et les parents du jeune enfant
sont là qui le bercent
de toute la légèreté des jours.

Au plus près de la terre
au plus près du dialogue
entre le monde et nous,
l’enfance a le visage
de tous nos possibles
à la condition extrême
de l’humanité funambule
qui risque de tout perdre
à chaque instant qu’elle avance
en elle-même.

L’enfance, et sa vision
qu’il faudrait garder en soi
tout au long du temps
pourrait-elle nous délivrer
nous apaiser
écrire la confiance,
les mots incertains de la confiance,
comme le regard malicieux
du petit garçon
qui s’en va d’un air décidé
vers les saisons de soi-même.

Écriture 01/02/23

Pourquoi l’enfance ainsi fait-elle la lumière tout au long des années, d’un halo plus perceptible quand l’âge avance ?

Et plus amenuisé aussi, comme si les images se réduisaient en nombre en un joyau intense, mais qu’elles brillaient plus intensément encore. Que révèle la mémoire, cette compagne essentielle de soi-même à soi-même ?

Il y a ce halo dans le jardin. C’est chez mes grands-parents. J’ai l’impression que j’en pourrais parcourir les allées des milliers de fois, sans épuiser leur souvenir. Les poiriers contre le mur d’enclos, la plate-bande où l’on va récolter les asperges, les groseilles à maquereau et leurs cousines plus petites, les castilles, toutes ces couleurs au soleil qui gonflent en moi aujourd’hui encore, qui pourraient m’enivrer dans l’instant, me rendre ailleurs…

Pourquoi l’enfance ainsi qui reste à portée de soi, qui vous échappe et vous nourrit d’un même élan, sans qu’on sache en quoi vous avez réellement prise sur elle. À côté du jardin, il y a le vieil hangar où grand-père fend le bois, et dans la maison la cheminée avec les braises pour griller l’anguille du lac. Et le buffet pas loin de la cheminée, et cette statuette d’un breton en culotte bouffante, depuis longtemps sans doute posée là, soigneusement sculptée dans le bois d’un artisan qu’on ne connaîtra jamais. J’ai gardé la statuette comme un jalon du temps, comme une solidité pour que l’image ne s’en aille pas de moi, pour que la mémoire reste fidèle.

Sait-on quels instantanés fondent nos vies ? Le grenier à merveilles que j’explore dans la poussière, la cave sombre, le mystère où les hommes vont boire, et leurs paroles péremptoires refont un monde auquel je n’accède pas, la petite verrière lumineuse où grand-mère frotte son linge à la brosse ensavonnée, les deux chambres aux grandes armoires, dans l’ombre des arbres, ma tante assise presque toujours, handicapée, dont j’ai du mal à comprendre l’immobilité…

Je pourrais dérouler tous ces moments de lumière. Chacun s’accroche à l’autre, ils se tissent en moi comme une cohérence admirable qui m’irrigue à jamais, comme pour chaque être ses propres terres enfantines. Comment ces terres nous ont-elles guidés, sans qu’on le sache, comment nous ont-elles fabriqués ?

L’enfance se tisse dans l’écriture, elle donne à voir dans la fugacité des mots bien plus qu’elle-même. C’est comme un chatoiement qui ourle la durée des vies, la rend crédible en quelque sorte, palpable à l’intérieur de soi, la justifie. Comme si le temps long dévalait d’une source enchantée qui s’agrégeait aux années dans la multitude en facettes des amours et des douleurs, et que ce mouvement avait en soi du sens, malgré tous les désastres.

Écriture le 16/12/22