Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Voussure du portail
Foussais
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Nous sommes là depuis quelques jours, quelques semaines peut-être. Nous rangeons, nous nettoyons.

Nous découvrons ce que disent les murs, les meubles qui sont restés là, la grande table ovale où l’on peut se mettre une douzaine, les lits en bois, peu larges, à bonne hauteur du sol. Nous cherchons les traces de ce qui fait l’humanité, l’improbable des signes. Nous venons d’arriver dans cette maison, dont nous ne savons pas encore qu’elle sera nôtre pour la vie à venir, imbibés de la jeunesse, de l’innocence de la lumière.

Dans la grande salle, une cheminée, dont le manteau – c’est la coutume des vieilles maisons d’ici – est fait d’une longue pierre calcaire, qui repose sur deux avancées de même matériau. Tout est recouvert de chaux blanche. Au milieu du manteau, une vague bosse, et de chaque côté un petit creux. Tu décides de voir comment c’est, une fois la chaux enlevée. Te voici avec le petit couteau, qui grattes les couches accumulées depuis des générations, des dizaines de tranches de vie. Tu portes un fichu bleu sur la tête, pour la poussière. Tu t’appliques, tu veux retrouver l’origine, les signes modestes que l’artisan a gravés dans la pierre tendre. Bientôt naît – renaît plutôt, revient à la vue – une rosace au centre, au sein d’un petit cadre en relief, puis des sortes de soleils, ou de fleurs, sur les côtés, figures à rayons malhabiles. Un peu de temps encore, et tout le manteau resplendit dans sa nudité initiale un peu patinée par le temps, au prix de la poussière blanche qui couvre ton visage.

Je m’approche, nous sommes heureux, nous ne savons pas vraiment pourquoi. De recoudre la mémoire peut-être. De s’approcher un peu du geste d’autrefois. Qu’est-ce qui a poussé l’artisan d’alors à prendre de son temps pour mettre au monde cet ornement modeste ? C’est le seul décor de la maison. Tout ailleurs est simplement nécessaire, à deux pas de la pauvreté, noyé dans le lisse, l’anonyme. On ne saura rien de ce vouloir d’embellir, de distraire le regard, quelques heures d’un homme penché sur la pierre avec son ciseau, sa massette. Étaient-ce ceux qui vivaient là qui en étaient à l’origine ? Nous regardons la rosace, et les fleurs soleils, nous sourions, comme traversés par le temps.

Élie nous avait dit : “ Cette cheminée ne tire pas, elle n’a jamais bien tiré... ” Hauteur, largeur, profondeur dans le mur, la subtile architecture pour que le mouvement d’air se fasse au mieux. Nous essayons quand même, pariant sur le savoir-faire des Anciens et que le temps a remanié peut-être l’alchimie des vents. Quelques minutes, et la fumée remplit la pièce, épaisse.

Nous ouvrons portes et fenêtres, rien n’y fait, la cheminée refuse son service. Comme si l’homme d’autrefois n’avait eu que faire de l’usage, qu’il avait voulu le décor comme seul fondement de son travail. Comme s’il avait œuvré pour le regard seulement, pas pour le confort. Et les générations avaient gardé ces signes minces, les avaient blanchis, gardé le manteau propre durant des décennies, et par là même les effaçant peu à peu du réel du monde sous les couches de chaux.

Écriture le 20/10/22

Le temps lointain
que la mémoire garde vague après vague

l'hiver je suis devant le feu
je scrute les mystères des braises
j'attends la vie qui ne vient pas encore.

Au printemps, devant la rue
assis sur les marches à guetter les nuages blancs
qui s'effilochent
et je me dis que les jours toujours
seront ainsi insaisissables
toujours les nuages en vie qui s'en va

Je me dis que la vie n'est rien
que ces moments en allés toujours
qu'on peine à voir dans l'instant,
un peu de la lumière, un peu du vent
et ce qui reste dans le souvenir
qu'on pourrait presque toucher comme un corps

L'été nous allions dans les prés
chercher l'air plus transparent
les pousses plus sauvages
et je guettais dans les sourires
des autres l'approbation
de ce qui faisait vie entre nous,
un vol d'oiseau à contre-jour,
le balancement prodigieux des arbres sous le vent,
tout ce qui fait le murmure audible du monde
et qu'on agrippe à peine dans ce qui passe

Le temps lointain s'est resserré
je puise en lui la main fébrile
il se donne généreux comme jamais
les couleurs de l'enfance sont bien plus vives
elles fondent la douleur, le bonheur,
elles s'écrivent sur nos sourires d'alors
sur nos jeux inventés
quand tout se donne

Comment dire la permanence des murmures
au long des vies rien ne reste
à part ces effluves en soi
fragments improbables qu'on voudrait donner
tant et tant
la vie qu'on ne sait pas
nos corps plongés
dans la durée, tant et tant,
ce qui s'arrêtera
un jour d'une saison un peu plus fraîche

Comment rendre à ceux que j'ai aimés
un peu de la lumière, du vent dans la mémoire,
tant et tant,
du bonheur des saisons avec eux vécu
sans trop savoir
l'essentiel qui nous traversait.

Écriture 16 avril 2022

Je roule avec mon cousin, nous sommes partis ce matin, nous avons passé Niort. Chacun sa mobylette comme on dit alors, les sacoches pleines et les bagages à l’arrière.

Mon cousin a quinze ans et moi un an de moins. Une carte pour l’itinéraire, à l’écart des trop grandes routes. Le premier après-midi, nous sommes à Angoulême, dans un camping à l’orée de la ville où nous montons la petite tente pour la nuit. Trois cents kilomètres en une journée, autant dire le bout du monde, l’au-delà des frontières de nos vacances, l’aventure à pleins paysages. Le lendemain, nous voici à Gourdon dans le Lot, là où nous avons décidé de passer quelques jours, tous deux avides de découvrir ce paisible gros village, mais aussi les premiers causses où l’on pédale pour aider le moteur qui peine, Reilhaguet, Roc-Amadour, Gramat…

Je suis ivre de l’air, des cultures que l’on voit, des alignées du ciel au loin, des horizons nouveaux. Voyage dans un bout de la France où tout est neuf à l’œil, où tout nous appartient. Peut-être parce que nous avons tout imaginé de ce modeste périple, nous pressentons que l’univers se dévoile autrement, rien que pour nous-mêmes. Et il nous comble, tant l’air et la lumière sont habités, traversés de tous nos espoirs au sortir de l’enfance.

Cela fait plus de soixante ans. Et je me demande si j’ai depuis senti la liberté – ou le bonheur de l’air si l’on veut – à ce point m’emplir et me donner le souffle de vivre. Comme si le simple regard, dénoué de toute attache, livrait un monde à labourer intensément, qu’on savait inépuisable, et où l’on allait de merveille en merveille. Je n’ai jamais su comment ces moments arrivaient, quelles conditions les faisaient éclore.

J’ai compris plus tard qu’il y fallait de la rencontre et des échanges pacifiés – mon cousin était d’abord le confident, et je ne me souviens de nulle compétition entre nous. Qu’il y fallait aussi être à l’écart des jours habituels, se défaire de l’enveloppe qu’ils font sur nous-mêmes, faire place nette pour de nouvelles visions, de nouveaux gestes. Qu’il fallait s’oublier, pour mieux renaître au monde. Mais ce que j’ai compris est peu, en regard de ce foudroiement de l’instant qui nimbe nos vies autrement, laissant apparaître la terre et les chemins comme apprivoisés, en quelque sorte ouvertes à un regard d’un autre ordre, où l’humanité, à même la terre, serait radieuse et simple, et bienveillante, et libérée de toute entrave.

Cela fait plus de soixante ans. Sait-on jamais si ce qu’on tisse dans le temps est au niveau de la prime jeunesse ? Si l’on a été fidèle à ce qui nous a fondé, et si, dans le même mouvement, on s’est ouvert à l’inconnu suffisamment pour agréger encore des intensités nouvelles, rendre ce monde un peu plus habitable même très modestement dans le partage de ce qu’on découvre ?

Mon cousin est mort quatre ans plus tard, à Brest, dans un accident de voiture. J’étais étudiant à Lille et loin de lui pour son dernier voyage. Peut-on faire deuil alors de sa jeunesse, des moments lumineux, de la grande respiration du monde dont nos corps s’étaient emplis ? Je me souviens avoir pleuré dans la ville froide, je me souviens des murs gris de la ville. Je me souviens du froid, longtemps.

Je suis retourné quelques fois depuis, dans ces pays du Quercy, vers Gramat, vers Souillac. J’y ai guetté des étincelles de vie, qui ne sont jamais revenues semblables. D’autres se sont incarnées, douces aussi, mais la mémoire filtre le temps sous ses couches d’alluvions. Rien comme ce grand embrasement de boire l’air et le monde dense et doux l’un comme l’autre, et de sentir en soi les promesses du vivant, innombrables, fertiles, nous traversant de leurs transparences et nous délivrant des peurs.

En 1961

 Écriture 1er mars 2022

C’est mon grand-père, penché dans l’atelier de peinture au bout de la cour. Il a déjà peint à plusieurs couches le grand panneau de bois.

Il est penché vers lui, sur la table encombrée. Il prend ses pinceaux, fins comme de petites mèches de cheveux, il mélange les couleurs. En silence. Comme une cérémonie très lente.

Je m’approche, je n’ose rien dire. Sa main gauche cale la main droite, avec laquelle il fait des traits, par petites passes. Le temps s’écoule, il reprend sans fin le même geste – de la couleur sur le pinceau, on dirait un crayon, et le trait bien droit sur le panneau blanc. Il semble comme ailleurs, concentré sur ces marques de couleurs qu’il met au monde. Bientôt je devine la première lettre, le A majuscule. Il s’arrête, sort de son cercle enchanté, semble découvrir que je suis là à l’observer. “ Il va falloir faire l’ombre maintenant, dit-il, tu vois, comme sur le modèle ”.

Il me montre la feuille de papier, bien couverte de taches de couleurs. Il y a là toutes les lettres de l’alphabet, dessinées dans l’exactitude, avec leur ombre portée. Les lettres qu’il peint – le A, puis le L – sont bien plus grandes. “ C’est juste le modèle ”. Je reste avec lui longtemps, des heures, avant que le mot ALIMENTATION ait rempli le panneau blanc. “ C’est pour Monsieur Figuères, au milieu du bourg ”. Il a lavé ses pinceaux si fins à la térébenthine, soigneusement. “ On va laisser sécher ”. Le panneau est un peu de biais, sur la table. Il range le modèle, dans une sorte de cahier.

J’ai retrouvé ce cahier il y a quelques années en vidant la maison de mes parents. En fait, un petit livre à la reliure défaite, à la couverture délabrée sur laquelle on devine encore le titre “ Matériaux & Documents d’Art Décoratif ”. Monsieur L. Labbé, l’auteur de cette trentaine de planches de lettres – Lettres Égyptiennes à biseaux, Lettres fuyantes, Lettres antiques… – écrit dans sa présentation qu’il “ a composé cet ouvrage pour donner aux Peintres de Lettres et aux Entrepreneurs de Peinture éloignés des grandes villes les modèles nécessaires à leurs travaux journaliers ”.

Toutes les planches ont été découpées du livre. Au verso de certaines, des esquisses au crayon comme “ 1949 ”, “ Bois Charbon Transport ”, “ Basket-ball ”, ou encore le chiffre 4 plusieurs fois, avec ses courbes, ses inflexions, ses pleins et ses déliés. Le modèle est usé, chargé d’éraflures, de traces de réflexion, semé de couleurs tombées là du pinceau sans doute.

Je regarde ce témoignage de pratiques qui ne sont plus. Comme nous tous, je suis constitué de ce que j’ai reçu dans l’enfance, ces gestes d’artisanat, ce rythme hors du temps, ces couleurs lentes à venir au monde, ces relations avec les voisins pour qui l’on travaille… On croit, l’âge venu, s’en affranchir, épouser son siècle comme on dit, les signes dématérialisés, les couleurs sur les écrans qui vont vite. Mais on ne sait rien du cadre fondateur qui nous fait percevoir ce qu’est un modèle à travers l’incarnation de ces lettres sur la feuille, dont on s’inspire, qu’on interprète, qu’on s’approprie…

J’ai vécu le numérique et sa myriade de logiciels comme des outils, semblables à mon insu à l’approche des lettres sur le modèle de papier. Les enfants d’aujourd’hui, immergés dans le virtuel et l’interaction, subissent d’autres gestes, d’autres paysages qui les fondent. Nous ne nous comprenons jamais qu’à demi-mot, qu’à travers des images différentes pour chacun, qu’au sein de représentations sans cesse fluctuantes et que l’on apprivoise à sa manière. Nous sommes soumis au temps, et bien plus à tout ce qu’il orchestre dans l’environnement chargé du monde.

Écriture 21 janvier 2022

 planche lettres enseigne