Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Voussure du portail
Foussais
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Marie vit dans une petite maison, pas très loin d’un village, pas très loin de la mer. Jean est un ami fidèle, qui lui apporte des grenades, qui veille sur elle, qui construit aussi un bateau, pour partir bientôt, s’en aller écrire sur ce qu’il a vécu.

Marie a porté en elle un fils venu d’ailleurs d’elle-même, qui a disparu lors “ d’une grande souffrance ”, ce fils qui aimait Jean et dont la mémoire vient cogner en elle. Elle vit avec le silence de la mémoire. Elle rencontre une petite fille, incapable de parler depuis que sa mère a perdu sa vie en la sauvant de la noyade lors d’une tempête. Elle va vers la petite fille, tout doucement, avec une immense tendresse, elle voudrait lui apprendre les mots, pour qu’elle parle. Il y a quelques autres personnages, la grand-mère de la petite fille, un homme qui va fabriquer des sandales neuves pour Marie, elle qui a décidé de partir pour une autre vie, deux jeunes qui aident Jean à construire son bateau. Et ceux qui ne sont plus là, le fils étrange dont l’absence traverse l’écriture comme un corps, le vieux maître de Marie qui lui a appris à lire et écrire autrefois, dans ce pays où ce n’est pas le rôle des femmes. Et il y a ce pays indéfini, cette mer sont on ne sait rien, des lambeaux de paysages qui font dans l’écriture des signes minimes mais puissants, le sable et la poussière, les pierres plates, l’olivier ou l’oranger…

Et puis, il y a Jeanne, celle qui écrit ce livre admirable1, qui a dépouillé son écriture jusqu’à l’extrême, pour que les mots s’envolent d’eux-mêmes, que tout soit simple, transparent, au point que l’écriture atteint l’universel d’un chant qui survole les aventures et les douleurs humaines et touche l’inaccessible.

Quelques extraits, pour effleurer par instants la voix qui remue l’entièreté du monde. À l’entrée du livre d’abord :

Il n’y a plus que ce qu’elle voit, elle, à l’intérieur de sa poitrine, de son cœur, de la paume de sa main et ce qu’elle voit n’a pas de nom.
C’est une ombre. C’est l’effacement et c’est la vie puisque toute vie ne palpite que pour être effacée. Alors elle caresse ce qui s’efface. Et elle sourit. → p. 9

Un peu plus loin, c’est l’amour de Jean qui…

… le porte comme un vêtement léger qu’on enfile le matin sans y penser. L’air peut passer, de sa peau à celle des autres. C’est comme ça qu’il donne. On ne sait pas nommer ce qui se passe alors avec les mots habituels mais l’amour de Jean n’en a pas besoin. → p. 34

Son vieux maître a laissé à Marie quatre rouleaux. Trois sont écrits, elle s’en abreuve durant des nuits. Le quatrième est vierge :

Le jour n’est pas encore levé. Les couleurs ne sont pas encore arrivées sur terre. Tout est indistinct.
Elle attend puis, lentement, elle se met à écrire. Ce qui vient, elle ne le choisit pas. Elle se laisse traverser par les mots. Les mots ont une vie silencieuse. Ils habitent des espaces inconnus et ouvrent des chemins neufs. Elle s’y rend. → p. 122

C’est Marie le personnage qui écrit, mais c’est tout autant Jeanne dont on perçoit la voix, à la fin du livre :

Les vies se croisent sans qu’on ne devine rien de ce qui anime l’un ou l’autre. Elle, elle écrira cela, ce qui anime le pas, fait entrer dans le cœur le souffle de ce qui n’a pas de nom. Elle écrira ce qui donne de la force sans même qu’on le sache. → p. 191

Il faut se plonger dans ce livre comme dans une eau qui lave les douleurs, cette eau que Marie fait ruisseler sur le corps de la petite fille, pour qu’elle recouvre vie et parole. Toute l’écriture est cette eau même, l’invisible courant qui va quêtant auprès des autres, un à un, toutes les merveilles simples d’exister. Ce n’est ni un roman, ni un poème, ni un récit dans la mémoire, mais tout cela à la fois comme une évidence qui nous visite, qui fait toucher au mystère de l’invisible, de ce qui s’annonce et va s’incarner :

Elle avait écouté car rien ne pouvait empêcher ces paroles de l’atteindre. C’était dehors et dedans à la fois.
Immobile, elle avait entendu sa vie. Tout le récit de sa vie, de ce qui l’attendait. Elle n’avait pas frémi. C’était impossible de ressentir quoi que ce soit. Les paroles, claires, se déposaient et disparaissaient à la fois. C’était comme si le silence avait parlé puis s’était tu. → p. 15-16.

1 Jeanne Benameur, Vivre tout bas, Actes Sud, 2025.

 

Écriture le 30/01/25

Les mots tremblent
comme les mains qui les écrivent

les mots ne viennent pas de soi
mais de l’ailleurs du monde qui les fait naître.

On ne sait pas ce qui se passe
dans la présence, des êtres ou des mots,
on ne sait jamais la densité des amours
cette rumeur légère qui les nimbe
au plus près d’eux-mêmes et des vies qu’ils portent
sans qu’on sache où ils vont,
ni ce qu’ils offrent à l’aventure humaine.

Les mots tremblent, la main les suit à peine,
on n’imagine pas les rêves qu’ils fécondent
ce qu’ils pèsent de douceur,
les mots malhabiles dans les doigts,
ils implorent l’amour du monde
à grandes brassées d’incertitudes,
car on ne sait jamais où ils vont,
ce qu’ils font advenir,
du bonheur ou de la douleur,
les mots tracent notre vouloir apeuré
quand il faudrait témoigner de l’absolue lumière.

Écriture 13/05/24

Les mots parlent des pierres, de ces pierres dont on a fait des images par une longue patience il y a déjà des siècles.

Les mots cherchent ce qu’il y a derrière les pierres, et ce qu’il y a derrière eux-mêmes en même temps qu’ils naissent, les mots ce n’est jamais comme l’innocence du monde. Ils creusent les images, ils appellent, ils tissent aux images leurs rythmes, la scansion qu’elles tracent sur le monde, et comment elles agrandissent le regard. Les mots tentent d’être au service de ces images qu’on a érigées là, jadis, dans cet élan de foi peu commun qui a marqué depuis lors le paysage.

Mais les mots seuls ne suffisent pas, il faut les mettre au monde, pour qu’ils prennent corps avec les pierres et leurs images. La jeune femme et l’homme disent la parole des mots, ils cherchent le souffle entre eux, entre eux-mêmes et les mots, ils quêtent l’exactitude s’il se peut, elle qui s’évanouit à jamais quand la parole se délivre. Ils cherchent dans leurs corps la voix pour rendre la présence, ce fil précaire qui naît dans l’incertitude, et qui touche ceux qui vont écouter, ce fil précaire qui n’est ni un savoir, ni une explication, mais qui tient du souffle sur les images des pierres pour leur donner un peu plus d’évidence.

Mais cela ne suffit pas encore. La parole sur les pierres tente une mélodie qui en appelle tant d’autres, elle convoque la musique, elle qui enchante le monde sans les mots, mais qui leur répond, qui les enveloppe, qui les prolonge. Celle qui crée la musique penche son corps parfois vers son violoncelle, la musique est bien plus mystérieuse encore que les mots, elle aussi vient au monde dans un dialogue intime, elle s’entrelace avec les mots, elle les affermit, les rend plus denses. Et quand on écoute la musique et les paroles ensemble déclinées, au bord de la fragilité du monde, on ne peut s’empêcher de partir ailleurs, au creux de nous-mêmes, là où la vie nous questionne sur ce qu’elle est, sur ses prodiges.

Alors, cette matière pétrie des mots, des paroles, de la musique, de tous les chants qui commencent et qui finissent, marquant le temps de nos vies, on cherche à la mêler vraiment aux images des pierres. Vient celui qui choisit les détails des pierres, les angles du regard, qui tresse avec son œil à lui de nouvelles images sur ces images si vieilles. Il sait qu’elles ne s’épuisent pas, ces images, qu’elles vont continuer de danser encore longtemps auprès des femmes, des hommes, qu’elles vont révéler un peu de leur mystère, à mesure qu’on les regarde autrement.

Toucher l’âme, ce qui fait souffle en nous, ce qui nous anime, atteindre un peu ces échos si profonds, si précaires, ce qui peut s’évanouir à la moindre inattention, à la moindre divergence, au moindre bruit. Tenter de s’approcher de ce qu’on peut tisser en nous, dans cet arrière-pays d’humanité si simple au fond, mais dont on a tant de mal à prendre chaque jour avec soi.

C’est un jour, au téléphone, la jeune femme qui a dit la parole : “ Et puis, il y a une bonne nouvelle, j’attends un petit… ” Je pense soudain à la distance si ténue entre la vie propagée et la mémoire du monde qu’on tente de nourrir, images, mots, musiques, dans l’infini des lueurs d’espérance.

Écriture le 26/10/24

En savoir plus sur Aulnay, d'images et de paroles...

Laisser venir l’instant des mots, celui qui jaillit très loin de la mémoire, peu importe d’où vient la lumière, comment se dessine le paysage, peu importe l’instant, du moment qu’il s’est offert à nouveau, après de longues années, perdu dans les méandres de soi-même.

C’est par exemple en bas du bourg, dans le grenier, chez grand-père et grand-mère, ce mélange indéfinissable d’odeurs et de poussière, d’objets que je ne connais pas et de vieilles gravures, de vieux journaux d’avant la Grande Guerre dit grand-père, et je me demande comment une guerre peut être grande. Il dit aussi le grenier c’est ce qu’on n’ose pas jeter, il dit le pourquoi des choses, et moi je découvre des merveilles de rien du tout, des tissus rapiécés, des bols en faïence ébréchés, décorés de traits naïfs. Sais-je seulement à l’époque ce qu’est un trait naïf ? L’instant de l’enfance s’agrège aux décennies de vie, d’apprentissage. Je les revois, ces tissus imprimés, aux motifs plus vieux que les vieux papiers peints, au toucher si doux. Je les revois, je crois que je pourrais penser à eux toute une vie, qu’ils pourraient me nourrir longtemps, dans cet équilibre précaire de l’instant revécu, revivifié dans la complexité des souvenirs mêlés.

C’est par exemple mon père dans son atelier de peinture qui prépare sa couleur. La peinture est blanche dans le grand pot devant lui. Avec un pinceau rond, il prend une pointe de pâte bleue foncée. Avec ses deux mains à plat face à face, il fait rouler le pinceau dans un sens, puis dans l’autre, de plus en plus vite. Je regarde fasciné le bleu foncé devenir pâle, se propager autour du pinceau dans le grand pot de blanc. Il recommence plusieurs fois le même geste, reprend du bleu, puis un peu de rouge, il mélange vivement, il y a des irisations de couleurs qui se dissolvent. Je me dis que la couleur devient vivante, qu’elle ensemence le blanc au fur et à mesure qu’on la dissout. Elle se meurt à elle-même pour qu’autre chose naisse. Bientôt, tout le blanc est devenu d’une même nuance parme léger, à peine une couleur. Mon père en prend une goutte qu’il dépose sur un papier coloré – Voilà, c’est ce qu’ils voulaient… Il est heureux, la couleur est la même. Je le regarde, ébahi – Mais comment tu peux faire ça ? – C’est l’œil, mon gars, c’est l’œil… Je lui souris, je garde en moi l’intensité de l’instant, comment le réel se découvre, comment les merveilles se révèlent et comment le peu qu’on agit sur le monde peut nous bouleverser.

C’est un autre instant encore, devant notre maison en fin d’été. Nous vivons là depuis peu, c’est dans l’après-midi, tu es assise à lire à l’ombre de l’arbre, tu portes une robe jaune, et ta peau de fin d’été est devenue brune comme un gâteau. Ce sont encore les couleurs qui prennent mon regard, qui me guident vers toi. Je m’approche, je ne sais plus si je t’embrasse, si je te dérange dans cette rencontre que tu tisses avec les mots. L’instant déborde, il a besoin de plus que son image, au risque de perdre sa magie, son imperceptible chant qui ne décrit rien, mais fait sentir si puissamment le bonheur d’être ensemble. Je te regarde, et les couleurs me portent jusqu’à l’âme, cette présence si fine, si transparente, à peine là vraiment, mais qui fait que l’instant reste en moi, ancré dans la mémoire à jamais. Il reste et me nourrit, sans que je sache comment, comme un ange qui m’accompagnerait dans la quête de vivre.

Laisser venir l’instant, tous ceux qui ont tressé mon temps, tous ceux à venir encore, les accueillir, accepter qu’ils se mêlent, les traduire autrement, d’un univers à l’autre, d’un paysage immense à la petite parcelle de terre, du souffle court à son ampleur dans le repos de la nuit, des plaines aux montagnes dans toutes les respirations douces des moments qui viennent et passent.

Écriture le 25/04/24

L’enfance est si lointaine, presque perdue dans la mémoire effilochée.

On tombe sur ses instants, par hasard, un matin où le soleil est rasant comme autrefois dans la couleur merveilleuse sur le pan de la maison. On n’a pas voulu rassembler ces instants, ils reviennent au gré du temps, des jours, au gré des gestes. Ma mère étend le linge dans la petite allée, je cueille des cerises aigres dans le jardin, on joue plus loin, près des pommiers.

Je ne sais pas pourquoi ces images, et pas d’autres, le socle de soi-même se bâtit sans qu’on le sache, les images dans la mémoire tournoient, elles font une danse dans la lumière des jours, elles nous disent peut-être le sens caché des vies.

L’écriture dans l’âge se fait plus incertaine de ces instants, l’écriture, c’est ce qui s’en va de soi, comme si on transmettait l’album de la mémoire, par petites facettes, qu’on refermait les pages, une à une. L’écriture dans l’âge tremble, la main ne sait plus trop les lettres. Et tout se bouscule à la porte des vies, comme un humus inépuisé qui peu à peu s’assèche.

Comment aller jusqu’au bout des paysages, des visages, jusqu’au bout de l’autre et de soi-même ? Comment ne pas se perdre, toucher encore ces merveilles, les faire grandir ? Et que l’écriture soit une fête. Je ne sais rien des regards sur les mots, je ne sais rien même de leur pertinence, de ce qu’ils rendent fertile en l’autre, en vous qui les lisez. Écrire est un appel si étrange, une sorte de terre inconnue dont on croit trouver à chaque fois des lambeaux, des bribes, des îles, contre l’engloutissement.

Ce qui s’éloigne, jours proches ou jours anciens, qui semble à jamais tissé dans la mémoire, tel un réel incertain, qui tente le partage encore. Qui se confronte à la voie précaire de ce qui s’enfuit, qui s’est enfoui. Et dont on cherche immensément la lumière, le linge si doux d’autrefois que le vent berce. Et ses couleurs, qui vibrent pour l’éternité.

Écriture le 04/03/24

C’est dans une petite ville de l’Ouest, une grande salle bien éclairée, avec des tables tout autour et des piles de livres sur les tables.

La libraire, dynamique et souriante, organise ce salon, avec l’aide des édiles locaux : trente-quatre autrices et auteurs, chacune et chacun assis à sa table, derrière ses livres. Certains ont apporté de grands panneaux promotionnels qu’ils ont tendus derrière eux. Il va y avoir des animations dans la journée, quelques rencontres dans une salle à part avec quelques auteurs, et aussi une tombola dont je n’ai pas bien saisi les tenants et les aboutissants – on tire des numéros pour les enfants mais les enfants ne sont pas là, on remet tout en jeu. À l’entrée, dans le hall, un buffet dit oriental, avec des pâtisseries d’Orient donc, qui sert un thé parfumé merveilleusement préparé.

Au début, il n’y a presque personne, alors les auteurs déambulent, cherchant le fil conducteur, cherchant à repérer ce qu’ils connaissent, ce qu’ils découvrent. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme coiffée d’un tricorne et d’une veste à l’aspect militaire tient des propos volubiles sur la manière d’écrire et de se faire éditer. À ma gauche, ma voisine a déployé sur sa table des dizaines de titres en piles resserrées qui encombrent tout l’espace, elle en retire finalement certains. Est-ce que la profusion va séduire le lecteur potentiel ? À droite, elle ne propose, comme moi, qu’un seul livre, mais cartonné et avec photos, ça traite de New-York et de l’Apocalypse, comme je le découvrirai par bribes tout au long du jour, tant ses explications occupent l’espace sonore. Plus loin, un stand qui propose des livres graphiques – l’histoire aidée de la BD, qui va faire sans doute les meilleures ventes, “ c’est très tendance ”, me dit-on. Parmi tous ces auteurs, deux dont j’ai déjà lu des critiques dans quelque média d’envergure, les autres, comme moi, sont des anonymes besogneux de la littérature. De la littérature ? Pas vraiment. Peu d’œuvres littéraires, mais des livres à thèmes divers, fantastique, science-fiction, policier bien sûr, histoire mise en fiction…

Vers onze heures, le courant des visiteurs s’est affermi, mais la densité reste légère, on peut les observer tout à loisir. Ils restent là longtemps pour beaucoup, faisant deux ou trois fois le tour, un peu gênés de regarder le livre. “ Je peux ? ” - “ Mais ils sont là pour ça... ” Après le titre, chacun lit la quatrième de couverture, certains ouvrent l’ouvrage, lisent quelques lignes, changent de page, le referment et le reposent sur la pile. Avec un sourire gêné : “ Je fais le tour, mais je vais revenir ”… Certains auteurs de mes voisins agrippent celle ou celui qui s’arrête, tiennent un discours sur leur propre talent, sur l’exceptionnel qu’ils présentent, là, sur la table, l’œuvre à lire absolument… Mais ça reste peu efficace, le passant écoute, poli, un moment, puis se détourne, passe au stand d’à côté et le jeu recommence… Parfois, c’est le passant qui prend la conversation en mains, qui connaît le sujet comme l’auteur, qui a parcouru le pays concerné depuis longtemps – “ j’étais à New York justement... ” La population qui passe est assez âgée, quelques jeunes filles, rares, par groupes de deux ou trois.

Le plus souvent, ceux qui ouvrent le livre et montrent par leurs gestes leur intérêt, ont besoin d’arguments pour se désengager, ne pas l’acheter. En quelque sorte, on joue comme au théâtre. “ Ah Oui, j’ai bien connu tous ces mouvements, j’étais aux premières loges, c’était il y a cinquante ans... ” Lui est bien mis, il se raconte son passé, elle est souriante, emplie de bagues, elle l’entraîne ailleurs… Et le jeu recommence souvent, autrement décliné. Comme si, de se baigner dans les mots nouveaux, ne ravivait que de vieux souvenirs où ces mots avaient de l’importance pour vivre, qu’ils n’ont plus. Parfois, quand même, ce qu’on croit être une vraie rencontre : elle a lu quelques extraits, elle me regarde profondément, “ C’est très beau ”, dit-elle. Elle a le livre dans ses mains, je sais qu’elle va le lire, on se regarde dans un sourire à peine esquissé, je fais la dédicace, “ Pour Claire... ” “ C’est un joli prénom ”, dis-je. Elle prend le livre, il n’y a rien d’autre pour peupler l’instant que cette promesse que les mots vont l’abreuver quelque temps. Et qu’écrire, ce n’est pas toujours vain.

L’après-midi, c’est l’affluence, parfois plusieurs questions différentes en même temps, et chacun qui veut l’auteur à soi seul, et s’imaginer qu’ainsi il captera une part du mystère qu’il assigne aux mots couchés sur le papier. Il reste dans ce monde tout aplati, tant asséché, des zones obscures auxquelles certains, on le pense, ont accès. Des auteurs s’engouffrent dans cette brèche, cultivent la stature d’un personnage sacré. D’autres, au contraire, n’affichent qu’une modestie ordinaire, tant l’écriture pour eux n’est qu’un geste au cœur des vies, essentiel mais dans le fil des jours.

Le soir arrive, la salle retrouve sa transparence du matin, avec des livres en moins sur les étals, mais qui restent trop nombreux aux yeux de beaucoup. Chacun range les exemplaires dans les cartons. Est-ce que la journée a essaimé un peu de culture dans l’esprit de ces gens qui sont venus – quelques centaines ? Goût amer d’un temps si précaire.

Écriture le 20/02/24

Les livres,
un peu partout posés dans la maison,

on dialogue avec leur mémoire
on se rappelle leurs temps de vie en nous,
ce qu’ils nous ont appris du monde.

Les livres se sont accumulés, on a tenté
de les ranger, de leur assigner une place
en soi et dans l’espace,
entre la blessure et le devenir,
entre le sourire du bonheur
et l’ignorance qui monte des douleurs.

Sait-on quelle nourriture ils nous ont offerte,
en quoi leurs histoires, leurs images, leurs pensées
ont labouré notre être, l’ont rendu peut-être
plus fertile, plus ouvert à ce qui vient d’ailleurs,
à toutes les guirlandes des mondes jamais épuisées
qui murmurent à l’oreille tous nos possibles.

Mais ils restent tellement évanescents,
on voudrait les toucher du doigt,
les ramener à la vie même,
les fragrances des livres s’évaporent
elles se détachent du réel du monde,
elles ne font dans le souvenir
qu’un menu signe.

Les livres tissent dans l’ombre des maisons
une chaleur, comme un peu de la tendresse
essentielle au devenir des vies,
comme un peu de la profondeur
gagnée sur le futile des jours,
comme un peu de l’ancrage
dans la terre humaine dont on vient
et qu’on ira rejoindre,
au bout de la route amoureuse.

Écriture 16/02/24

On touche des mots parfois,
dans l’incertitude tremblée de la main
qui les couche sur la page,

le plus grand scintillement, le plus grand dénuement,
à la fois l’essentiel de ce qu’on rêve et son impuissance.

L’écriture s’accroche aux bribes de ce qui reste,
à l’espérance de ce qui vient,
elle tremble de toutes les douleurs
de ce qui n’est pas su,
ni vécu,
mais entre les mots l’épaisseur d’un pays
qu’on aurait souhaité parcourir
juste peut-être le temps d’un rêve.

On glane des images, on croit naïvement
que ce qu’on traverse en elles
prend pouvoir sur le monde,
ou du moins l’empan de la terre qu’on partage,
tant les images parfois vous transfigurent
tant elles ouvrent, comme les mots
des trouées d’air et de bonheur mêlés,
parfois,
dans l’éclairage éperdu du temps.

Écriture 19/01/24