Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Voussure du portail
Foussais

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

On pourrait croire que les frasques et les incohérences, pour ne pas dire plus, du nouveau président des États-Unis et de son administration tiennent à sa personnalité, à son vouloir de maîtriser le monde et l’image, à créer de “ bons moments de télévision ”… bref à rajouter du chaos au chaos.

On pourrait croire que c’est une sorte d’accident de l’histoire, que c’est un mauvais moment à passer.
Mais ce qui se cristallise aujourd’hui puise des racines dans l’histoire de la mondialisation, si l’on peut dire. Le livre de Quinn Slobodian1 porte un titre un peu surfait, son écriture n’a rien a priori d’apocalyptique et son travail d’historien est calme et posé. Mais le sous-titre, le rêve d’un monde sans démocratie, semble d’emblée tout à fait approprié. Son enquête révèle comment, sur toute la planète et depuis quelques décennies, le capitalisme œuvre à s’affranchir de la régulation des états et comment ce rouleau compresseur de l’économie prend des proportions terrifiantes.

Dès la première page du livre, l’auteur cite Peter Thiel, un des gourous de l’économie numérique et de la Silicon Valley : “ Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles ” → p. 11. Ce libertarien2 notoire pense qu’il faut “ échapper à la politique sous toutes ses formes ”. → ibid. Et Slobodian ajoute :

J’utilise la métaphore de la perforation pour décrire la façon dont le capitalisme agit, en perçant des trous dans le territoire de l’État-nation, en créant des zones d’exception avec des lois différentes et souvent sans contrôle démocratique. → p. 14

Ce livre est une histoire du passé récent et de notre présent tourmenté, où des milliardaires rêvent d’échapper à l’État, où l’idée du public et du commun fait office de repoussoir pour certains. → p. 16

L’auteur va détailler plusieurs de ces zones de perforation, Hong-Kong, Singapour, le Liechtenstein, Dubaï… Petit parcours du livre, à base de citations éclairantes. Et d’abord, l’indice de liberté économique, créé à la fin des années 1980 par le thinktank Economic Freedom of the World :

Dans les critères utilisés pour établir l’indice, la démocratie n’est pas une évidence […] la stabilité monétaire est primordiale et tout développement de services sociaux est synonyme de recul dans le classement. [… Pour les auteurs de l’indice], l’impôt est synonyme de vol, purement et simplement. → p. 46

Hong-Kong est alors en bonne place dans ce classement où...

on ne trouve aucune trace d’indicateurs comme l’amélioration de la productivité, la nature des investissements, le taux de chômage, la sécurité sociale, le bien-être de la population ou l’égalité économique. → p.49

Chaque zone met en place une variante différente de ce nouveau capitalisme radical. Ainsi, Singapour, où...

les travailleurs viennent principalement d’Asie du Sud, de Chine, de Thaïlande et de Birmanie, dont une moitié employés dans le bâtiment, les autres occupant pour la plupart des emplois domestiques […]. Exclus au fil des ans des logements publics, les travailleurs manuels sont logés dans des dortoirs séparés du reste de la ville par des clôtures et accessibles uniquement par des bretelles d’accès… → p. 98

Ce mouvement des libertariens a ses penseurs, comme ce Murray Rothbard :

Il ne tolère aucune forme de gouvernement, considérant les États comme du “ banditisme organisé ” et les impôts comme du “ vol à une échelle gigantesque et incontrôlée ”. Dans son monde idéal, le gouvernement serait complètement aboli. → p. 127

Dans la même mouvance, Hans-Hermann Hoppe, au début des années 2000…

décrit le suffrage universel comme le péché originel de la modernité, parce qu’il a privé de son pouvoir la caste des “ élites naturelles ”. [… Le même affirme] “ Il ne saurait y avoir de tolérance envers les démocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra être physiquement séparés et expulsés de la société ”. → p. 140

Ces gens et leurs “ adeptes ”, dès lors, construisent des gated communities, sortes de villes privées et fortifiées et réagissent, explique l’un d’eux, de manière rationnelle “ en construisant des murs pour se protéger de la menace des barbares ” → p. 153. Le détail de toutes les zones parcourues dans ce livre dépasse le cadre de cet article, comme le Liechtenstein, dont le charme “ tient d’abord à ses origines : il a été acheté argent comptant ” → p. 164, et dont le prince-entrepreneur déclare en 2001 qu’il “ serait heureux de vendre le pays à Bill Gates et de le rebaptiser Microsoft ” → p. 173. Citons encore Dubaï où règnent les technologies et les architectures les plus avancées, où la croissance est fulgurante, ce qui fait dire aux libertariens que donc, “ la monarchie est supérieure à la démocratie ” → p. 205. Cela n’est possible qu’avec des inégalités sans cesse croissantes, mais elles sont comme une face cachée qu’on ignore. Dans une nouvelle zone de Dubaï :

Les avantages proposés incluent la possibilité d’une propriété étrangère à 100 %, l’absence d’impôts sur les sociétés pendant quinze ans, l’absence d’impôts sur le revenu des personnes, le rapatriement total des bénéfices et des capitaux et, bien sûr, la garantie de l’absence de troubles sociaux, grâce à l’importation d’une main d’œuvre constamment menacée d’expulsion. → p. 210

Dès lors, le bilan du parcours est sans appel :

Sortir gagnant dans le grand jeu du capitalisme mondial ne semble pas avoir grand-chose à voir avec les problèmes abstraits de libertés démocratiques. Pour le monde des affaires, les choses sont claires : la centralisation du pouvoir entre les mains d’un chef d’état ressemblant à un PDG permet d’unifier le message. La démocratie, quant à elle, est brouillonne. […] Le capitalisme sans la démocratie est quant à lui toujours capable d’atteindre sa cible. ” → p. 219

Or ces zones d’exceptions économiques “ sont omniprésentes, dans le monde entier ” → p. 275 et aucune…

ne peut exister sans son sous-prolétariat. Outre les armées de travailleurs à la tâche liés aux plateformes numériques, même les programmes d’intelligence artificielle dont on vante aujourd’hui les capacités ne fonctionnent que grâce à des routines souvent répétitives exécutées par de la main d’œuvre, qualifiée ou non. → p. 264

Ainsi, les puissances financières, par un constant travail de sape, perforent et contournent la démocratie, et mettent en place un monde de cruauté qui, s’il n’est pas encore celui de la grande catastrophe, s’en approche à grands pas. Le titre, finalement, n’est pas si mal choisi.

1 Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’Apocalypse, ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2025.

2 Libertarianisme : mouvement de pensée né aux États-Unis, qui considère que “ l'État est une institution coercitive, illégitime, voire — selon certains — inutile ” (Wikipédia).

Écriture le 30/01/25

Ce livre au titre étrange est une œuvre à deux auteurs, Anne Alombert, philosophe préoccupée par les enjeux numériques, et Gaël Giraud, économiste et chercheur.

Il s’intéresse aux évolutions récentes du numérique (capitalisation des êtres, intelligence artificielle…) et à leurs impacts sur l’avenir et la société, en tentant de dessiner une voie humaniste aux temps qui viennent1.

Plus qu’une analyse critique, et comme je le fais habituellement, entamons un parcours émaillé de citations de l’ouvrage, très éclairantes à elle seules. Les enjeux d’abord :

Les machines, si “ intelligentes ” soient-elles, ne peuvent remplacer les prétendus “ humains ” auxquels on aime tant les comparer. En revanche, abandonnés à des logiques de capitalisation, les automates numériques risquent de conduire à une accélération de la catastrophe écologique, à une prolétarisation des savoirs (-faire, -vivre et -penser ) et à une industrialisation des esprits individuels et collectifs. → p. 12

Nous baignons dans un univers numérique, sans pouvoir rester à l’écart et en gobant à notre insu le plus souvent des glissements sémantiques et des zones d’ombre qui devraient nous alerter :

Quand ChatGPT nous répond “ je ne suis pas un humain ”, le fait même que cette machine ait été programmée pour utiliser le pronom “ je ” pose question : “ je ” nous fait immédiatement présupposer un sujet, là où il n’y a pourtant qu’interfaces numériques et calculs statistiques. […] Cette prétendue transparence de la machine à elle-même ne masque-t-elle pas l’opacité des algorithmes qui lui permettent de fonctionner ? → p. 18

L’intelligence artificielle n’existe pas, c’est un brassage, une combinatoire, d’une énorme quantité de données déjà existantes, il n’y a rien là de créatif et d’intelligent. Mais tout est fait pour qu’on suive le slogan, et qu’on oublie l’essentiel : on ne sait rien des choix du fonctionnement, des manières dont procède la combinatoire. Ce devrait être transparent, et mieux, démocratique, ce ne l’est pas.

La première partie du livre a trait à la capitalisation du monde, qui est non seulement une appropriation, “ mais aussi la recherche d’un rendement ou d’une rentabilité projetés dans l’avenir... ” (→ p. 29). Et cette opération “ représente une prise de pouvoir sur les êtres et le temps ” (→ p. 31). Car la capitalisation accumule tout ce qu’elle contrôle, en fait des stocks. Les auteurs prennent l’exemple d’une forêt, qui est certes un stock de bois, mais bien plus :

Une forêt, c’est un réseau complexe d’êtres vivants : arbres, buissons, vers, mycélium, bactéries… qui se nourrissent mutuellement les uns les autres mais qui, globalement, ne peuvent subsister sans un apport continuel d’énergie […] et de matière […]. → p. 32

À l’ère numérique, la capitalisation évolue : les réseaux sociaux engrangent toutes les données que leur offrent leurs utilisateurs, et aussi leurs comportements. Tout cela nourrit ces réseaux mais aussi les outils d’intelligence artificielle et leurs approches statistiques, qui ne peuvent faire place, par définition, à l’inventivité :

Si ChatGPT avait existé en 1616, la confirmation par Galilée de l’héliocentrisme révolutionnaire de Copernic n’aurait eu aucune chance d’être reconnue : elle eût été au mieux noyée dans la masse des opinions dominantes géocentrées communément partagée par les intellectuels de l’époque, et peut-être tenue pour dissidente, conspirationniste ou écoterroriste. → p. 76

C’est que la capitalisation des humains s’accompagne de la volonté d’éliminer l’improbable, d’uniformiser les comportements, de tout rendre, et surtout l’avenir, calculable.

La seconde partie traite de l’automatisation des esprits, dans le prolongement de la précédente. Elle mentionne notamment les dangers de l’intelligence artificielle, pour la justice par exemple. Car le déluge de données sur lequel s’appuie l’IA, pour les mettre en corrélation, viennent en bonne part des réseaux sociaux et ne sont pas “ filtrées ” ou analysées avant emploi. Ce déluge est supposé rendre obsolète la réflexion théorique, en faisant “ croire qu’il est possible d’éliminer la diversité des interprétations (théoriques) au profit d’une hégémonie du calcul (statistique). ” (→ p. 74)

Et cette hégémonie du calcul, de l’exploration et de l’exploitation des données, reste totalement opaque :

Ces automates numériques fonctionnent donc à partir de données et de paramètres qui ont déjà fait l’objet de nombreuses décisions d’interprétation, toujours situées et politiquement orientées, mais dans l’opacité la plus complète. → p. 78

Or, les plates-formes sont des sociétés d’envergure mondiale, mais privées. Et ceci nous amène à la dernière partie du livre, intitulée “ Renversements : les communs et la contribution ”, où les auteurs tentent de repérer une voie de sortie par le haut à la situation d’enfermement qui prévaut et se propage.

La richesse que constituent les savoirs représente une valeur particulière, qui doit être distinguée de la valeur marchande ou de la valeur d’échange : contrairement à une ressource ou à une marchandise dont la valeur augmente avec la rareté et diminue quand elle est partagée […], la valeur des savoirs non seulement ne diminue pas lorsqu’ils sont transmis […] mais augmente même à mesure qu’ils sont partagés. → p. 120-121

Privatiser un savoir revient à faire obstacle à son partage et donc à l’empêcher de s’accroître, de s’enrichir et d’évoluer − c’est-à-dire à le stériliser. → p. 121

D’où la nécessité de biens communs, ni privés, ni publics, ouverts à la contribution collective, à l’image des logiciels libres et de Wikipédia. Mais on sait leurs existences précaires, face aux ogres de l’univers numérique. Celui-ci est régi essentiellement par la polarisation mimétique :

Dans la mesure où ils ne se fondent que sur les nombres de clics et de vues, ces algorithmes tendent non seulement à renforcer les moyennes et à uniformiser ou à standardiser les contenus (les créateurs de contenus sont contraints de se plier aux “ recettes ” censées leur assurer le succès, au lieu de développer leur créativité et d’exprimer leur singularité), mais aussi à amplifier les contenus les plus sensationnels, les plus choquants ou les plus violents, sans égard pour leur (non-) sens ou leur (non-) pertinence. → p. 155

C’est un livre à lire… et la tâche est immense.

1 Le capital que je ne suis pas !, Anne Alombert et Gaël Giraud, Fayard, 2024.

 

Écriture le 01/10/24