Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Voussure du portail
Foussais
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

D’un côté, le Mékong, déjà empreint d’ampleur et de calme, l’image de légende, de l’autre la rivière Nam Kham et, entre les deux, jusqu’à leur confluent, un bout de terre : c’est là que s’est construite la ville.

Longtemps capitale d’un petit royaume ensuite protégée par les Français colonisateurs. Et sur ce bout de terre, des temples à profusion, un palais royal aujourd’hui musée, une architecture encore préservée sur laquelle l’UNESCO veille depuis 1995.

C’est le matin, nous traversons le marché – légumes, épices, poissons du Mékong – retrouvons la grande avenue, marchons longtemps dans la poussière de la banlieue, chaleur qui monte et dissout peu à peu les restes de brume, garages à motos, univers un peu disloqué, petite marchande d’oranges tout au bord de la grande circulation. Un chemin à droite enfin, l’entrée d’un parc aménagé, verdure et bougainvilliers d’un violet vif, et l’enseigne “ Ock Pop Tok ” – “ L’Ouest rencontre l’Est ”. Traduction : les touristes d’Occident viennent quêter l’authentique tradition de l’Asie du Sud-Est.

Dans ce parc où l’on peut déjeuner sur une terrasse surplombant le Mékong, on accueille, nous dit-on, les femmes laotiennes pour qu’elles développent leur maîtrise du tissage et des techniques de teinture qui vont avec, et les touristes pour les initier. Ce sont seulement ces derniers qui sont là. Nous parcourons les espaces d’exposition, de démonstration, les ateliers, tout est bien pensé, bien présenté, didactique et léché. Nous déjeunons là, parmi les frangipaniers en fleurs, au bord du fleuve où passe le long bateau effilé traditionnel – un couple et leur petite fille, un abri à l’arrière sommairement aménagé, ficelles et plastiques de récupération. La cuisine est excellente, ceux qui travaillent ici sympathiques, communicatifs. Comment ne pas être heureux du voyage, de cette belle image attentionnée qu’on nous fait partager ? Comment ne pas croire à ces expressions multi-colorées des ethnies qu’on a rassemblées là ?

Nous retournons dans le centre, empruntons cette avenue bordée de temples tous somptueux que nous visitons avec conscience. Débauche d’or, complexité des motifs mêlés d’images qui n’en sont pas vraiment, j’observe cette profusion des décors bouddhistes, comme on plonge dans une beauté distante, qui impressionne sans qu’on y adhère complètement. Est-ce le sentiment de ne pas savoir vraiment, de ne pas détenir les clés pour ouvrir mieux l’histoire, ou le religieux ? Ou le lissage extrême de ces lieux mis en exergue pour les seuls touristes ? L’humanité mise en patrimoine nous devient presque fallacieuse, la vraie vie s’en est allée de ces lieux.

Sauf peut-être à l’extrémité de l’avenue, quand on atteint la rivière, cette passerelle pour passer sur l’autre rive : les grands pieux de bambou enfoncés dans l’eau, leurs assemblages précaires, les gardes-fous et le passage sommaire signent un savoir-faire immémorial qui fait l’accès, sur l’autre rive, à quelques enclos verdoyants de jardins. Et soudain, c’est l’écho du vivant, fragile, qui me traverse.

En fin d’après-midi, nous montons à Phou Si, plus de trois cents marches pour atteindre le sommet de la colline. Paysage embrumé de la ville à nos pieds, et cette grande traînée du Mékong au travers de la vue, les petites montagnes au loin que le soleil dilue lentement, tout ce qui nous réconcilie avec les fondements d’un lieu sublime.

Quand on redescend, le marché de nuit s’est installé comme chaque soir dans la grande avenue, des centaines de mètres d’étals divers, la foule compacte qui passe dans un sens, puis dans l’autre en revenant. Pour ne rien rater de l’authenticité supposée des objets vendus là. Combien de tissus ou de sin1 viennent vraiment des villages ? On scrute les matmii2, les chok3, certains sortent du lot, dans un magma d’objets industriels sans doute produits ailleurs, loin d’ici. Le parcours marchand nous épuise, nous rentrons le long du Mékong, les pizzerias se succèdent, nous dînons, dans l’anonyme du monde, saturés de ce qui ne tisse rien de la mémoire des hommes, piégés dans la grande machinerie touristique et patrimoniale. Comme une écume juste sur la plage qui meurt dans le sable inconstant, résidu de la vague puissante qu’on ne verra jamais.

1 Sin : la jupe traditionnelle.
2 Matmii : motifs en ikat trame dans le tissu.
3 Chok : technique de broché.

En février 2018

Écriture le 14/11/22