Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Voussure du portail
Foussais
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Certains lieux sont plus vivants que d’autres, les lieux sont un peu comme les humains, variés, exprimant avec plus ou moins d’intensité le génie justement des humains qui les ont fait naître.

Nous sommes partis ce matin tôt de Van, la grande ville de l’est de la Turquie, menant la voiture à tâtons vers les rives de ce vaste lac aux variations des bleus intenses. Un embryon de plage, comme une Riviera sans touristes, sans hôtels, juste la route qui suit les rives, juste la matière ensoleillée du matin. Le lac de Van fait un vaste creux dans la terre, entouré de hautes montagnes. Le paysage s’écrit en nous comme on le traverse, il trace l’immensité, il prépare la parole des hommes en lui, depuis des siècles.

À l’embarcadère, pas de touristes à part nous, juste les employés qui les attendent. L’îlot d’Aghtamar au loin. Nous attendons aussi, personne ne vient. Nous finissons par payer la traversée pour nous seuls, trois personnes sur un bateau de cent places peut-être. La lumière enveloppe tout ce qu’on voit, toute l’attente de cette église arménienne du Xe siècle en terre turque aujourd’hui. Est-ce la déchirure des peuples qui nous étreint déjà ? Nous savons que nous allons vers un chef d’œuvre, une exception préservée, en sursis précaire peut-être. L’enchantement de la lumière et les rumeurs de l’eau nous dépouillent, nous défont de nous-mêmes. La rencontre avec le génie humain n’a besoin que de l’essentiel du regard.

aghtamar vue ensemble
L’église au cœur des amandiers marque le paysage immense d’un signe presque dérisoire, qui ramène à l’humilité de toute parole, de toute cohérence qui révèle le monde. Au début du Xe siècle, le roi Gagik avait ici fait construire son palais dont il ne reste rien, en plus de cette église Sainte-Croix qui fait comme une solitude blessée au cœur de l’univers. On ne sait jamais bien ce qui fait la puissance d’un lieu, de l’exactitude de l’architecture en ses volumes multipliés, aux images de pierre couvrant tout l’édifice du peu de leur relief. La lumière révèle ces figures d’une étrange façon. Comme si tous ces personnages, ces bêtes, ces frises végétales prenaient vie l’un après l’autre durant juste un moment du jour, et qu’ensuite ils se mettaient en veille, effaçant presque ce qu’ils avaient à dire. Et leur vie au soleil, c’est comme une invite irrépressible à les boire, à les engloutir en nous pour les nourrir de notre mémoire.

aghtamar le chevet
Tout est léger ici sur les parois entre l’ocre et le rose, tout s’articule, tout est lisible. Cela fait un parcours pour l’œil tout autour de l’édifice. Sublime du lieu, de ces visages qui respirent, à peine sortis du lisse de la pierre. Sait-on jamais ce qui fait l’enchantement, la séduction ? On peut décrypter la beauté, la détailler, on ne la connaît jamais au fond. C’est comme une source où l’on puise l’eau bienfaisante des vies.

aghtamar fresque intérieure
À l’intérieur, c’est une autre clarté qui nimbe les murs, qui dit la douceur extrême et l’ampleur modeste, qui cherche à révéler une autre densité de la parole. Tout est recouvert de fresques, dans les bleus du lapis-lazuli, dans le clair et les traits sombres qui soulignent les corps. On dirait un pays de l’enfance, avec ses visages graves et sereins, les lignes minimes, les formes exactes et remplies à la fois. Images qui nous imprègnent l’une après l’autre, qui baignent les corps, sans vraie hiérarchie, comme des gerbes de sensations qui nous irriguent.

Comment traduire ce que les hauts lieux du monde nous révèlent de la paix possible, et de son extrême fragilité, sorte de parole à tâtons qui tente d’échapper à la mainmise des violences et des douleurs ?

En 2010

Écriture le 23/01/25

La pluie tombe très doucement sur le pays, sur les pierres, sur la mémoire. La pluie fait toujours l’incertitude, elle trace des écarts entre les objets du monde et nous-mêmes.

Jour de début d’automne où l’on célèbre et partage les vieilles pierres, jour où la pluie précoce rend ces pierres plus ternes, où il faut les imaginer dans la lumière, les inventer par devers soi, les transposer de leur lueur incertaine à leur réalité de grandeur.

Ils sont une trentaine, femmes et hommes de tous âges, passionnés de vieilles voitures, “ des deux Charentes ” à m’avoir demandé de les guider ici, dans ce chef d’œuvre d’art roman que je parcours depuis des décennies sans que j’en sois épuisé. Comme si le fait d’y revenir sans cesse agrandissait encore le cercle de la mémoire, la révélait encore autrement, cette longue tessiture des images romanes. Ils sont une trentaine, ils vont ensuite pique-niquer, puis aller voir un zoo l’après-midi, à quelques dizaines de kilomètres.

Les images romanes sont certainement plus dures à découvrir que les animaux sauvages. Découvrir, enlever le voile, rendre le regard moins incertain. Images traversées par les bêtes elles aussi, images qui cherchent à donner ce qui est bien au-delà du visible, dans un moment du monde – il y a neuf siècles – où rien n’est vraiment semblable – villages, villes, paysages, croyances… – à ce qui fait nos jours d’aujourd’hui.

Le patrimoine, c’est comme la musique. Les deux ne peuvent vivre que grâce à l’interprétation. Celle-ci est notre manière d’aujourd’hui, avec notre imaginaire culturel, notre connaissance, nos questions… de dialoguer avec une œuvre tellement lointaine dans le temps, et qui transcende le temps. L’interprétation n’est pas qu’affaire de compréhension de l’œuvre, mais aussi de résonance avec elle. Monteverdi joué par Jordi Savall n’est pas le même que celui célébré par René Jacobs. Même musique initiale, dont on amplifie la source.

Les images romanes sont incertaines, comme toute image. Il ne nous reste quasiment rien de ce qui a conduit à leur création, si tant est qu’un discours de l’époque ait jamais existé. La parole qu’elles font naître aujourd’hui ne peut donc être que mal assurée, précaire, elle ne peut que susciter un regard en partie indécidable. Et pourtant, ne pas interpréter le patrimoine, c’est le laisser mourir à petit feu. D’où la nécessité de paroles plurielles, celles de l’historien, celle du poète, celle du chercheur et celle du voyageur, celle du croyant, celle de l’anthropologue et d’autres encore.

Je pense à tout cela ce jour de pluie, face à l’écoute attentive de ces gens des deux Charentes venus ici dans la curiosité première. Comment parler à la diversité de ceux rassemblés là d’une génération à l’autre, sans connaître leurs parcours ni leurs accroches ? Interpréter, faire le passage des images presque millénaires vers les regards d’aujourd’hui, si différents. Chercher en ces images ce qui nous questionne, voire même ce qui nous révèle encore une part inconnue de nous-mêmes. Comprendre comment l’image même fut ici l’objet d’une mutation, d’un changement radical, comment l’imagier creusait dans la pierre un nouveau monde...

Écriture le 07/10/24

 

Pour découvrir mieux ce patrimoine d'exception : Aulnay, d'images et de paroles.