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Kobayr (Arménie)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Les gens viennent à Padoue en masses organisées, pour voir les fresques de cette chapelle des Scrovegni, peintes par Giotto dans les années 1303-1306.

Il a fallu réserver la visite en ligne longtemps à l’avance, et nous voici à attendre, près de ce petit édifice en brique rose. Jamais je n’ai senti à ce point la sacralisation de l’art en Occident, c’est que le chef d’œuvre de Giotto en vaut la peine, considéré qu’il est comme une pierre fondatrice, une sorte d’incandescence qui ouvre le champ de toute la peinture.

Nous commençons par une sorte de sas de décontamination, une salle en atmosphère neutre, nous sommes peut-être une quarantaine de personnes, sagement rangées, qui écoutons des commentaires avisés et regardons les écrans qui multiplient les détails de ce que nous allons voir en vrai bientôt. C’est ainsi un mouvement continu de groupes, du matin au soir. On entre dans le Saint des Saints, pour un choc visuel absolu qui va durer quinze minutes, pas une de plus, quand il faudrait des heures pour apprécier ce lieu, sa présence, et ce qu’il donne à voir.

Couleurs, et leurs noces avec la lumière, compositions des scènes dans les murs qui créent l’espace, logique des parcours des regards qu’on inscrit vite sur les murs, expressions des visages… tout ici atteint au sublime, dans une sorte de concordance visuelle de l’évidence. Et l’on se dit que, oui, s’est joué ici le destin de l’image en Occident.

Difficile de rendre compte de cette expérience de vision tant la cohérence de l’œuvre vous accapare, vous enveloppe. On cherche à tout intégrer en soi, mais seuls quelques détails s’inscrivent dans la mémoire, en plus de l’émerveillement absolu, continu, de l’ensemble. Comme ces visages de la scène de la Résurrection, qui semblent les origines de ceux de Piero della Francesca, cent cinquante ans plus tard, ou d’autres qui annoncent Michel-Ange, comme si ces images coulaient comme une source, ce à partir de quoi le visuel allait s’épancher.

Écrire sur les scènes, c’est raconter l’image évidemment, mais ce n’est rien. Il faudrait révéler par le rythme des mots chaque détail, par leur souffle chaque visage, par leur phrasé chaque composition. Et encore, cela ne serait rien, il faudrait appréhender l’ensemble d’un même élan. L’image c’est toujours cette tension entre la scène elle-même et ses éléments. Elle est dans l’instant, à l’infini d’elle-même multipliée. Pendant que les mots tressent et tissent, avançant un fil, parfois plusieurs, en croyant que ce fil du temps trouvera la narration de l’image. Est-ce que Giotto est possible à dire ?

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 1

Voici cette scène de L’arrestation du Christ, au milieu de la paroi sud. “ Voilà une foule que précédait celui qu’on appelait Judas, l’un des douze. Il s’approcha de Jésus pour lui donner un baiser. Et Jésus lui dit : Judas, livres-tu le fils de l’homme par un baiser ? Ceux qui étaient autour de lui virent ce qui allait arriver et dirent : Seigneur, si nous frappions du sabre ? Et l’un deux frappa l’esclave du grand prêtre et lui arracha l’oreille droite. Mais Jésus répondit : Laissez ; cela suffit. Il lui toucha l’oreille et le guérit.1 ” L’image met en présence le texte, l’enchevêtrement de la foule et les bâtons et les torches dressés, le sabre qui tranche l’oreille, elle est nue cette image, sans paysage, sans décor, seulement le monde enchevêtré contre la nuit, seulement l’intensité et les variations des couleurs, avec au centre cette lumière sur la trahison de Judas, qui tente d’envelopper le Christ de sa tunique. Et quand on regarde le face à face des visages, juste avant le baiser, on se dit que c’est toute l’ambiguïté du mensonge humain qui monte à la surface de la peinture. La violence, et celui qui la défait d’un seul regard. L’image est une puissance, elle prend au corps, elle rend vrai le texte de l’ancien récit, treize siècles plus tôt.

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 2

La famille des Scrovegni est une des plus riches et des plus puissantes de Padoue. Enrico Scrovegni achète en 1300 un vaste terrain où il fait construire un palais et, à côté, cette chapelle “ pour sauver l’âme de son père Reginaldo du châtiment divin auquel il était destiné en tant qu’usurier notoire2 ”. Et c’est le grand paradoxe de ces sublimes images qui vont fonder notre regard en Occident pour des siècles : elles n’existent que grâce à l’argent mal acquis. Et l’on se souvient alors de cette terrible phrase “ Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon3 ”, Mammon, le dieu-argent que bien des hommes idolâtrent. Nous sortons de la chapelle, et je me demande ce que nous sommes venus quêter, au fond, derrière l’attrait de surface de ces images, derrière cet art si singulier qui émerge en ce début du XIVe siècle, au-delà du mouvement continu des corps qui s’abreuvent aux couleurs et à cette nouvelle exactitude des visages sur les murs.

1 Évangile de Luc, XXII, 47-51.

2 Giuseppe Basile, Le cycle pictural de Giotto, in Giotto, les fresques de la Chapelle Scrovegni de Padoue, Skira / Seuil, 2002, p. 21.

3 Évangile de Luc, XVI, 13.

En septembre 2014

Écriture 12 juin 2024

Sensation que le monde tourne à vide,
qu’il s’est épuisé de toute sa substance

de tout ce qui faisait le sens
au moins partiellement, des vies.
Il n’y a plus
que l’enrichissement qui soit moteur du monde,
il le fait tourner
en spoliant ce qui reste de ressources sur la planète.

Le monde tourne à vide
dans l’iniquité grandissante,
dans les exils des migrants,
dans la pauvreté immense
et les niches des riches,
dans les catastrophes déjà là du climat
et qui vont s’amplifier, extrêmement.

Le monde tourne, il se vide
les hommes ont peur
ils se préparent à la guerre
qui pourrait arriver plus grandement, disent-ils,
ceux qui sont censés conduire les peuples.

Ceux-là font comme s’ils ne comprenaient pas
la fin de ce moteur, qui tourne à vide,
comme si rien ne pouvait changer
comme s’il fallait encore sacrifier des vies
et les réserves de la terre
comme autrefois
quand on pouvait dépeindre nos voisins
comme des ennemis
et que la paix viendrait
après
après leur anéantissement.
Ils crient dans la guerre comme l’ultime sacré,
la haine court sur la terre comme jamais,
tous les amours se sont cachés
très loin, à l’écart,
laissant le monde vide.

Écriture 20/05/24

Les mots tremblent
comme les mains qui les écrivent

les mots ne viennent pas de soi
mais de l’ailleurs du monde qui les fait naître.

On ne sait pas ce qui se passe
dans la présence, des êtres ou des mots,
on ne sait jamais la densité des amours
cette rumeur légère qui les nimbe
au plus près d’eux-mêmes et des vies qu’ils portent
sans qu’on sache où ils vont,
ni ce qu’ils offrent à l’aventure humaine.

Les mots tremblent, la main les suit à peine,
on n’imagine pas les rêves qu’ils fécondent
ce qu’ils pèsent de douceur,
les mots malhabiles dans les doigts,
ils implorent l’amour du monde
à grandes brassées d’incertitudes,
car on ne sait jamais où ils vont,
ce qu’ils font advenir,
du bonheur ou de la douleur,
les mots tracent notre vouloir apeuré
quand il faudrait témoigner de l’absolue lumière.

Écriture 13/05/24

Les mots parlent des pierres, de ces pierres dont on a fait des images par une longue patience il y a déjà des siècles.

Les mots cherchent ce qu’il y a derrière les pierres, et ce qu’il y a derrière eux-mêmes en même temps qu’ils naissent, les mots ce n’est jamais comme l’innocence du monde. Ils creusent les images, ils appellent, ils tissent aux images leurs rythmes, la scansion qu’elles tracent sur le monde, et comment elles agrandissent le regard. Les mots tentent d’être au service de ces images qu’on a érigées là, jadis, dans cet élan de foi peu commun qui a marqué depuis lors le paysage.

Mais les mots seuls ne suffisent pas, il faut les mettre au monde, pour qu’ils prennent corps avec les pierres et leurs images. La jeune femme et l’homme disent la parole des mots, ils cherchent le souffle entre eux, entre eux-mêmes et les mots, ils quêtent l’exactitude s’il se peut, elle qui s’évanouit à jamais quand la parole se délivre. Ils cherchent dans leurs corps la voix pour rendre la présence, ce fil précaire qui naît dans l’incertitude, et qui touche ceux qui vont écouter, ce fil précaire qui n’est ni un savoir, ni une explication, mais qui tient du souffle sur les images des pierres pour leur donner un peu plus d’évidence.

Mais cela ne suffit pas encore. La parole sur les pierres tente une mélodie qui en appelle tant d’autres, elle convoque la musique, elle qui enchante le monde sans les mots, mais qui leur répond, qui les enveloppe, qui les prolonge. Celle qui crée la musique penche son corps parfois vers son violoncelle, la musique est bien plus mystérieuse encore que les mots, elle aussi vient au monde dans un dialogue intime, elle s’entrelace avec les mots, elle les affermit, les rend plus denses. Et quand on écoute la musique et les paroles ensemble déclinées, au bord de la fragilité du monde, on ne peut s’empêcher de partir ailleurs, au creux de nous-mêmes, là où la vie nous questionne sur ce qu’elle est, sur ses prodiges.

Alors, cette matière pétrie des mots, des paroles, de la musique, de tous les chants qui commencent et qui finissent, marquant le temps de nos vies, on cherche à la mêler vraiment aux images des pierres. Vient celui qui choisit les détails des pierres, les angles du regard, qui tresse avec son œil à lui de nouvelles images sur ces images si vieilles. Il sait qu’elles ne s’épuisent pas, ces images, qu’elles vont continuer de danser encore longtemps auprès des femmes, des hommes, qu’elles vont révéler un peu de leur mystère, à mesure qu’on les regarde autrement.

Toucher l’âme, ce qui fait souffle en nous, ce qui nous anime, atteindre un peu ces échos si profonds, si précaires, ce qui peut s’évanouir à la moindre inattention, à la moindre divergence, au moindre bruit. Tenter de s’approcher de ce qu’on peut tisser en nous, dans cet arrière-pays d’humanité si simple au fond, mais dont on a tant de mal à prendre chaque jour avec soi.

C’est un jour, au téléphone, la jeune femme qui a dit la parole : “ Et puis, il y a une bonne nouvelle, j’attends un petit… ” Je pense soudain à la distance si ténue entre la vie propagée et la mémoire du monde qu’on tente de nourrir, images, mots, musiques, dans l’infini des lueurs d’espérance.

Écriture le 26/10/24

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Laisser venir l’instant des mots, celui qui jaillit très loin de la mémoire, peu importe d’où vient la lumière, comment se dessine le paysage, peu importe l’instant, du moment qu’il s’est offert à nouveau, après de longues années, perdu dans les méandres de soi-même.

C’est par exemple en bas du bourg, dans le grenier, chez grand-père et grand-mère, ce mélange indéfinissable d’odeurs et de poussière, d’objets que je ne connais pas et de vieilles gravures, de vieux journaux d’avant la Grande Guerre dit grand-père, et je me demande comment une guerre peut être grande. Il dit aussi le grenier c’est ce qu’on n’ose pas jeter, il dit le pourquoi des choses, et moi je découvre des merveilles de rien du tout, des tissus rapiécés, des bols en faïence ébréchés, décorés de traits naïfs. Sais-je seulement à l’époque ce qu’est un trait naïf ? L’instant de l’enfance s’agrège aux décennies de vie, d’apprentissage. Je les revois, ces tissus imprimés, aux motifs plus vieux que les vieux papiers peints, au toucher si doux. Je les revois, je crois que je pourrais penser à eux toute une vie, qu’ils pourraient me nourrir longtemps, dans cet équilibre précaire de l’instant revécu, revivifié dans la complexité des souvenirs mêlés.

C’est par exemple mon père dans son atelier de peinture qui prépare sa couleur. La peinture est blanche dans le grand pot devant lui. Avec un pinceau rond, il prend une pointe de pâte bleue foncée. Avec ses deux mains à plat face à face, il fait rouler le pinceau dans un sens, puis dans l’autre, de plus en plus vite. Je regarde fasciné le bleu foncé devenir pâle, se propager autour du pinceau dans le grand pot de blanc. Il recommence plusieurs fois le même geste, reprend du bleu, puis un peu de rouge, il mélange vivement, il y a des irisations de couleurs qui se dissolvent. Je me dis que la couleur devient vivante, qu’elle ensemence le blanc au fur et à mesure qu’on la dissout. Elle se meurt à elle-même pour qu’autre chose naisse. Bientôt, tout le blanc est devenu d’une même nuance parme léger, à peine une couleur. Mon père en prend une goutte qu’il dépose sur un papier coloré – Voilà, c’est ce qu’ils voulaient… Il est heureux, la couleur est la même. Je le regarde, ébahi – Mais comment tu peux faire ça ? – C’est l’œil, mon gars, c’est l’œil… Je lui souris, je garde en moi l’intensité de l’instant, comment le réel se découvre, comment les merveilles se révèlent et comment le peu qu’on agit sur le monde peut nous bouleverser.

C’est un autre instant encore, devant notre maison en fin d’été. Nous vivons là depuis peu, c’est dans l’après-midi, tu es assise à lire à l’ombre de l’arbre, tu portes une robe jaune, et ta peau de fin d’été est devenue brune comme un gâteau. Ce sont encore les couleurs qui prennent mon regard, qui me guident vers toi. Je m’approche, je ne sais plus si je t’embrasse, si je te dérange dans cette rencontre que tu tisses avec les mots. L’instant déborde, il a besoin de plus que son image, au risque de perdre sa magie, son imperceptible chant qui ne décrit rien, mais fait sentir si puissamment le bonheur d’être ensemble. Je te regarde, et les couleurs me portent jusqu’à l’âme, cette présence si fine, si transparente, à peine là vraiment, mais qui fait que l’instant reste en moi, ancré dans la mémoire à jamais. Il reste et me nourrit, sans que je sache comment, comme un ange qui m’accompagnerait dans la quête de vivre.

Laisser venir l’instant, tous ceux qui ont tressé mon temps, tous ceux à venir encore, les accueillir, accepter qu’ils se mêlent, les traduire autrement, d’un univers à l’autre, d’un paysage immense à la petite parcelle de terre, du souffle court à son ampleur dans le repos de la nuit, des plaines aux montagnes dans toutes les respirations douces des moments qui viennent et passent.

Écriture le 25/04/24

C’est un enfant assis sur le seuil
qui rêve aux nuages qui passent

ils font la lumière et l’ombre
sur les arbres et le chemin, au-devant,
ils s’effilochent et jouent d’eux-mêmes
dans le ciel, l’enfant reste assis,
les yeux parfois fermés,
il dessine en lui les courbes des nuages
qui s’emmêlent et qui passent,
il voudrait tant les retenir
pour savoir ce que c’est au fond, un nuage.

Et ce sera pareil plus tard
pour les visages auprès de lui
qui passent aussi, qui changent,
qui disent bien plus que leurs pliures et leurs sourires,
il voudrait tant qu’ils viennent en lui,
qu’ils ne le laissent pas seul
devant la beauté et la terreur du monde.

Plus tard encore, il sait bien qu’il ne sait pas
ni la beauté ni la terreur,
que c’est toujours comme les nuages,
évanescents, merveilleux et sombres,
porteurs des espoirs, des regrets,
des désirs qu’on n’atteindra jamais.

Il continue, il atteint l’âge des peurs
et des plus grandes ignorances encore
devant la fin du voyage, il regarde
toutes les tendresses près de lui,
l’épaisseur des fruits du jardin,
tout ce qui protège,
les nuages passent encore
attisés par le vent, ils marquent le ciel
de leur effervescence vite en allée,
quand c’est le soir qui fait place nette dans le ciel,
laissant à la nuit du monde son absence,
comme si rien jamais ne s’était écrit
sur les pages des vies.

Écriture 21/04/24

Ce livre au titre étrange est une œuvre à deux auteurs, Anne Alombert, philosophe préoccupée par les enjeux numériques, et Gaël Giraud, économiste et chercheur.

Il s’intéresse aux évolutions récentes du numérique (capitalisation des êtres, intelligence artificielle…) et à leurs impacts sur l’avenir et la société, en tentant de dessiner une voie humaniste aux temps qui viennent1.

Plus qu’une analyse critique, et comme je le fais habituellement, entamons un parcours émaillé de citations de l’ouvrage, très éclairantes à elle seules. Les enjeux d’abord :

Les machines, si “ intelligentes ” soient-elles, ne peuvent remplacer les prétendus “ humains ” auxquels on aime tant les comparer. En revanche, abandonnés à des logiques de capitalisation, les automates numériques risquent de conduire à une accélération de la catastrophe écologique, à une prolétarisation des savoirs (-faire, -vivre et -penser ) et à une industrialisation des esprits individuels et collectifs. → p. 12

Nous baignons dans un univers numérique, sans pouvoir rester à l’écart et en gobant à notre insu le plus souvent des glissements sémantiques et des zones d’ombre qui devraient nous alerter :

Quand ChatGPT nous répond “ je ne suis pas un humain ”, le fait même que cette machine ait été programmée pour utiliser le pronom “ je ” pose question : “ je ” nous fait immédiatement présupposer un sujet, là où il n’y a pourtant qu’interfaces numériques et calculs statistiques. […] Cette prétendue transparence de la machine à elle-même ne masque-t-elle pas l’opacité des algorithmes qui lui permettent de fonctionner ? → p. 18

L’intelligence artificielle n’existe pas, c’est un brassage, une combinatoire, d’une énorme quantité de données déjà existantes, il n’y a rien là de créatif et d’intelligent. Mais tout est fait pour qu’on suive le slogan, et qu’on oublie l’essentiel : on ne sait rien des choix du fonctionnement, des manières dont procède la combinatoire. Ce devrait être transparent, et mieux, démocratique, ce ne l’est pas.

La première partie du livre a trait à la capitalisation du monde, qui est non seulement une appropriation, “ mais aussi la recherche d’un rendement ou d’une rentabilité projetés dans l’avenir... ” (→ p. 29). Et cette opération “ représente une prise de pouvoir sur les êtres et le temps ” (→ p. 31). Car la capitalisation accumule tout ce qu’elle contrôle, en fait des stocks. Les auteurs prennent l’exemple d’une forêt, qui est certes un stock de bois, mais bien plus :

Une forêt, c’est un réseau complexe d’êtres vivants : arbres, buissons, vers, mycélium, bactéries… qui se nourrissent mutuellement les uns les autres mais qui, globalement, ne peuvent subsister sans un apport continuel d’énergie […] et de matière […]. → p. 32

À l’ère numérique, la capitalisation évolue : les réseaux sociaux engrangent toutes les données que leur offrent leurs utilisateurs, et aussi leurs comportements. Tout cela nourrit ces réseaux mais aussi les outils d’intelligence artificielle et leurs approches statistiques, qui ne peuvent faire place, par définition, à l’inventivité :

Si ChatGPT avait existé en 1616, la confirmation par Galilée de l’héliocentrisme révolutionnaire de Copernic n’aurait eu aucune chance d’être reconnue : elle eût été au mieux noyée dans la masse des opinions dominantes géocentrées communément partagée par les intellectuels de l’époque, et peut-être tenue pour dissidente, conspirationniste ou écoterroriste. → p. 76

C’est que la capitalisation des humains s’accompagne de la volonté d’éliminer l’improbable, d’uniformiser les comportements, de tout rendre, et surtout l’avenir, calculable.

La seconde partie traite de l’automatisation des esprits, dans le prolongement de la précédente. Elle mentionne notamment les dangers de l’intelligence artificielle, pour la justice par exemple. Car le déluge de données sur lequel s’appuie l’IA, pour les mettre en corrélation, viennent en bonne part des réseaux sociaux et ne sont pas “ filtrées ” ou analysées avant emploi. Ce déluge est supposé rendre obsolète la réflexion théorique, en faisant “ croire qu’il est possible d’éliminer la diversité des interprétations (théoriques) au profit d’une hégémonie du calcul (statistique). ” (→ p. 74)

Et cette hégémonie du calcul, de l’exploration et de l’exploitation des données, reste totalement opaque :

Ces automates numériques fonctionnent donc à partir de données et de paramètres qui ont déjà fait l’objet de nombreuses décisions d’interprétation, toujours situées et politiquement orientées, mais dans l’opacité la plus complète. → p. 78

Or, les plates-formes sont des sociétés d’envergure mondiale, mais privées. Et ceci nous amène à la dernière partie du livre, intitulée “ Renversements : les communs et la contribution ”, où les auteurs tentent de repérer une voie de sortie par le haut à la situation d’enfermement qui prévaut et se propage.

La richesse que constituent les savoirs représente une valeur particulière, qui doit être distinguée de la valeur marchande ou de la valeur d’échange : contrairement à une ressource ou à une marchandise dont la valeur augmente avec la rareté et diminue quand elle est partagée […], la valeur des savoirs non seulement ne diminue pas lorsqu’ils sont transmis […] mais augmente même à mesure qu’ils sont partagés. → p. 120-121

Privatiser un savoir revient à faire obstacle à son partage et donc à l’empêcher de s’accroître, de s’enrichir et d’évoluer − c’est-à-dire à le stériliser. → p. 121

D’où la nécessité de biens communs, ni privés, ni publics, ouverts à la contribution collective, à l’image des logiciels libres et de Wikipédia. Mais on sait leurs existences précaires, face aux ogres de l’univers numérique. Celui-ci est régi essentiellement par la polarisation mimétique :

Dans la mesure où ils ne se fondent que sur les nombres de clics et de vues, ces algorithmes tendent non seulement à renforcer les moyennes et à uniformiser ou à standardiser les contenus (les créateurs de contenus sont contraints de se plier aux “ recettes ” censées leur assurer le succès, au lieu de développer leur créativité et d’exprimer leur singularité), mais aussi à amplifier les contenus les plus sensationnels, les plus choquants ou les plus violents, sans égard pour leur (non-) sens ou leur (non-) pertinence. → p. 155

C’est un livre à lire… et la tâche est immense.

1 Le capital que je ne suis pas !, Anne Alombert et Gaël Giraud, Fayard, 2024.

 

Écriture le 01/10/24

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