Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Voussure du portail
Foussais
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Quelque part en Siounie, dans ce sud arménien, nous avions éprouvé cette étrange sensation d’être en rapport intime avec la terre, et ses espaces et ses plissements de montagnes immenses qui toujours ouvraient le regard vers l’ailleurs, dans les ambiances bleutées du ciel doux. En peu d’endroits, j’ai senti à ce point l’espace nous accompagner, comme à un apogée d’intimité et de grandeur.

L’intimité et la grandeur se prolongeaient par ces multitudes de pierres assemblées en églises, semées un peu partout, qui marquaient le territoire comme des veilleurs depuis des siècles. Sur quoi veillaient les pierres ? Sans doute sur la vie et la foi des femmes et des hommes, les pierres avaient fondé ce mélange impalpable d’histoire, de beauté et de culture qui se tissaient avec l’espace et le temps. Sur quoi veillaient les pierres, on ne savait pas vraiment. On avait lu les désastres de ces gens, lu les poèmes et les récits, lu cette volonté d’anéantir, depuis longtemps. Et l’on ne comprenait pas, ni l’acharnement contre ce peuple, ni la précarité – comprend-on jamais la violence ?

Et le bonheur amoureux des pierres, la manière qu’elles avaient de nous enivrer tenaient à distance les douleurs, tout occupées qu’elles étaient à nous offrir le meilleur de leur génie, de bâtir, d’écrire, de modeler à leur façon le monde.

Quelques années plus tard, à découvrir encore les pierres arméniennes dans l’actuelle Turquie de l’est, l’histoire fouettait nos visages à chaque site ou presque. Douleurs des pierres abandonnées qui luttaient contre le temps, vestiges éteints, joyaux intenses. Et c’étaient souvent des Kurdes qui nous ouvraient à ces pierres, œuvrant dans l’ombre à les préserver encore quelque peu. À Van, il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour que le génocide nous revienne en pleine face, avec sa foule de cruautés, d’horreurs.

Paradoxe de l’Arménie, si peu nombreuse, si peu puissante, mais phare de culture et de civilisation depuis des siècles, premier espace chrétien revendiqué tout à l’Orient de l’Occident, immergée au cœur d’empires bien plus vastes, toujours sur une ligne de crête pour survivre. Nous n’avions pas pris le temps d’aller découvrir le Haut-Karabagh, cette terre arménienne que Staline attribua à l’Azerbaïdjan musulman. Comprend-on jamais les logiques du pouvoir des dictateurs ? Ils sont aujourd’hui cent vingt mille dans cette enclave, maintenant enfermés, qu’on va peut-être laisser mourir à petit feu, dans l’indifférence des douleurs qui traversent le monde. Qu’est-ce que cent vingt mille personnes ? Dans cette absurdité des temps, peut-on admettre une hiérarchie des haines et des violences, elles qui sapent de partout ce qui nous tenait un peu, malgré tout, ensemble ?

P.S. Voilà, les azéris ont attaqué et gagné une guerre-éclair. Ce territoire va réintégrer le pays tracé par Staline. Les églises arméniennes vont se désagréger lentement, sauf si on les aide à mourir plus vite, les Arméniens du Karabagh vont partir vers Erevan ou vers la diaspora. Comme les cultures et les mémoires humaines pèsent peu dans le mouvement du monde...

En 2004, puis 2010

Écriture le 04/09/23, P.S. du 24/09/23

C’est à quelques kilomètres de Paksé, la ville du Sud, au Laos. Le Mékong est déjà large de plus d’un kilomètre. Sur ses rives, presque face à face, deux villages où les femmes consacrent l’essentiel de leur temps au textile.

Ban Samane d’abord, sur la rive ouest, que nous atteignons sur une barque qui rend l’étendue du fleuve plus immense encore. Nous accostons à même la rive, près des barques des pêcheurs, nous serons les seuls étrangers ici durant notre parcours. Presque toutes les maisons du village laissent au sol un vaste espace à claire-voie, l’habitation est au-dessus, portée par de forts piliers de bois. C’est là, dans la chaleur de l’air, que sont installés les métiers à tisser, à l’imposante ossature en bois agrémentée de tiges de bambou, de cordes et de ficelles pour actionner notamment la levée des fils de chaîne. Une impression à la fois de solidité ancrée dans la terre et d’improvisation pour que la complexité de certains tissus vienne au jour. Les fils de chaîne ici se déroulent sur plusieurs mètres tout autour du métier, avant d’atteindre les lames qui les séparent et le peigne qui tasse la trame.

On va d’une maison à l’autre, les femmes sourient infiniment dans ce doux accueil si bienfaisant de l’Asie. Elles s’arrêtent pour qu’on admire les motifs brochés des fils de soie, tellement serrés les uns sur les autres qu’on peine à comprendre leurs enlacements. Rien à vendre ici dans l’apparence. On pousse jusqu’au bout du village, l’œil couvre ce paysage de plaine qui va vers la Thaïlande. Là, une maison plus moderne, une sorte de petit magasin où des écheveaux de soie sèchent encore après teinture, tout zébrés de réserves pour les motifs de l’ikat à venir. Mais peu de tissus, et un accueil cette fois presque indifférent. On apprend bientôt que la femme qui tient le magasin, et pour ainsi dire tout le village, envoie sa marchandise pour la vente, jusqu’à Vientiane la capitale. Tissus marchandise que les tisserandes lui fournissent, après qu’elle les a elle-même fournies en fils de soie. Contrôle de l’économie, nous traversons Ban Samane en sens inverse, reprenons le bateau, et le sourire des femmes soudain nous semble d’une infinie tristesse.

Sur l’autre rive, Ban Saphai. Même ambiance d’occupation nonchalante, mais plus d’ikats en train d’être tissés – ces ikats trame que l’on nomme ici matmii, aux motifs en pointillés qui s’offrent comme une légèreté improbable. Grande rigueur et précision dans la confection des réserves et le tissage lui-même, pour aboutir à cette sorte de sautillement visuel qui accentue l’évanescence de la soie. Les fils ikatés peuplent les dévidoirs, les métiers sont nombreux, sans que leurs battements rythmés rompent l’enchantement. Pas d’urgence, de fébrilité, mais le temps habité des gestes de toujours.

Ban Saphai ikat


Rien à vendre non plus près des métiers, mais dans une salle au centre du village. Là où l’on fait aussi la couture, où l’on présente les activités, où l’on échange… Ban Saphai est une sorte de coopérative et l’économie y est à l’inverse de l’autre rive. On nous explique les colorants naturels, on nous montre ces panneaux aux grands motifs d’ikat comme les sampot cambodgiens – les temples, les éléphants, les cavaliers… On achète des tissus, on respire soudain une mémoire longue que celles d’ici nous donnent. Densité des instants avec celles qu’on ne verra plus, ce peu de temps d’humanité entre nous, de leurs sourires à notre quête émerveillée.

En février 2018

Écriture le 17/12/22

De Luang Prabang, nous partons en début d’après-midi vers le Nord, à cent cinquante kilomètres, vers les villages à l’écart de la foule.

Voir des tisserandes et des tissus, a-t-on demandé à notre guide choisi de loin, en France. Sympathique, il a pris son fils avec lui, et le chauffeur. Nous longeons un temps la rivière Nam Ou, paysage de hautes collines luxuriantes, à la perspective lointaine dans les brumes.

Premier arrêt dans un village Tai Dam (Les Thai noirs). “ Voici des vers à soie... ” Juste un regard, et l’on se tourne vers la vieille tisserande, à côté, toute courbée sur son métier vieilli comme elle, qui trône dans une sorte de débarras. Chaîne noire, rayures fines du tissu, des cordes tiennent le peigne et les lames du métier, une grande épée de bois ouvre la foule, la navette porte deux bobines de fils différents. Tout semble suspendu dans un équilibre précaire, mais de cette femme, pourtant tout au bout de son âge, une telle humanité qui vient vers nous. On discute, elle ne peut plus tisser longtemps maintenant, c’est un intermédiaire qui vend ses quelques tissus à Luang Prabang. Je la regarde, gestes admirables que ses bras décharnés maîtrisent, dialogue du corps et du fil qui se sont apprivoisés depuis des décennies.

Route vers le Nord, les montagnes se découpent au loin, puis une piste durant des kilomètres et le village – c’est Ban Namay – où nous allons passer la nuit. Maisons construites sur de gros pieux fichés dans le sol, aux murs faits de simples nattes tressées. En bas, le bois qu’on range et les menues affaires à l’abri de la pluie. En haut, c’est là où l’on vit, cuisine, dort…

Dans la lumière du couchant, nous allons en promenade parmi les rizières et les parcelles cultivées dans le plat du vallon. Au bout de l’œil, les ondulations sublimes des montagnes que la lumière révèle comme un chant pacifié, profond. On s’arrête, on regarde, et c’est toute la terre qui nous berce. Quand on rentre, dans les cours, des jarres et des pots d’indigo, des écheveaux juste teints de ce bleu si singulier, et plus loin, une jeune femme filant le coton à son rouet bricolé d’une roue de vélo. À l’abri des maisons, les lourdes charpentes des métiers à tisser. Lumière qui baisse, froid qui nous couvre maintenant, nous rentrons chez ceux qui nous accueillent.

Les femmes portent des sin1, avec des bandes décorées en ikat trame, le matmii. Notre guide ne connaît pas le matmii, ni les autres ikats de l’Asie du Sud-Est. On lui explique, les réserves, la teinture, la très longue patience… Peut-on en trouver dans le village ? “ Oui, les femmes savent le faire, mais elles n’en font plus. Seulement le chok2 ”. Trop lent, le matmii, les signes de culture se dissolvent, on garde encore ce qui se tisse plus vite…

Dans la pièce de vie, les invités arrivent du village, les étrangers font l’attraction. Bientôt la salle est pleine, tout le monde est assis sur la natte au sol. Au centre, sur une petite table recouverte d’un tissu traditionnel, ce qui ressemble de loin à un sapin de Noël : des guirlandes en pointe vers le haut, avec en bas tout autour des bananes et du feuillage. Saluts et sourires qui s’entrecroisent. Un petit homme âgé aux grosses lunettes entame des incantations. C’est la fête du baci qui commence, que les laotiens nomment aussi l’appel de l’âme. Les psalmodies s’adressent aux trente-deux esprits qui veillent sur les organes du corps humain, il s’agit de rétablir l’équilibre, la paix. Toute l’assemblée s’unit avec ferveur autour des esprits, “ les bons dedans et les mauvais dehors ”, on impose les mains, tous ensemble, devant le petit autel aux guirlandes et aux bananes sacrées. À la fin, on les partage ces bananes, entre tous. Et les gens du village nous attachent des brins de coton filé main autour des poignets, à nous qui sommes leurs invités. Grande rumeur des corps qui se penchent et se mêlent. Les fils, il faut les garder trois jours au moins avant de les dénouer sans les couper, ou mieux encore, les laisser se dissoudre par le temps.

Laos autel baci

Cérémonie intensément vécue visiblement, mais avec le fond sonore et visuel de la télé qui appâte les enfants : boxe thaïlandaise, pubs, high-tech… Mélange fascinant des images du monde et du rituel, dont on voudrait qu’il ne soit pas célébré que pour les touristes. Après le repas – verdures, volaille, riz blanc – et tandis que les invités s’en vont peu à peu, les confidences de notre guide sur la corruption du pays, les élites qu’il accompagne à Luang Prabang qui ne songent qu’à se goinfrer, l’éducation très chère où les pots de vin donnent accès aux diplômes, les hommes de pouvoir qui bradent tout aux Chinois… J’écoute, triste de ce qui se désagrège, comme tant de cultures locales, à l’insu de ceux qui, encore, tentent de les prolonger.

La télé reste allumée jusqu’à l’ultime minute, devant le petit enfant dont on apprend qu’il est le fils de l’institutrice. Les femmes nous ont donné des sortes de couvre-pieds, qu’on empile couche sur couche, tant le froid de l’air des montagnes vient sur nous. Au matin, les corps se réveillent, il est cinq heures et demie, la vieille femme se lève la première, elle fait le feu, elle veille à la douceur du monde, elle jette dehors l’eau d’hier, l’eau vieillie, à même la terre.

En février 2018

Écriture le 19/11/22

1 Sin : jupe traditionnelle comme un sarong.

2 Chok: motif broché sur toute la largeur du tissu.

D’un côté, le Mékong, déjà empreint d’ampleur et de calme, l’image de légende, de l’autre la rivière Nam Kham et, entre les deux, jusqu’à leur confluent, un bout de terre : c’est là que s’est construite la ville.

Longtemps capitale d’un petit royaume ensuite protégée par les Français colonisateurs. Et sur ce bout de terre, des temples à profusion, un palais royal aujourd’hui musée, une architecture encore préservée sur laquelle l’UNESCO veille depuis 1995.

C’est le matin, nous traversons le marché – légumes, épices, poissons du Mékong – retrouvons la grande avenue, marchons longtemps dans la poussière de la banlieue, chaleur qui monte et dissout peu à peu les restes de brume, garages à motos, univers un peu disloqué, petite marchande d’oranges tout au bord de la grande circulation. Un chemin à droite enfin, l’entrée d’un parc aménagé, verdure et bougainvilliers d’un violet vif, et l’enseigne “ Ock Pop Tok ” – “ L’Ouest rencontre l’Est ”. Traduction : les touristes d’Occident viennent quêter l’authentique tradition de l’Asie du Sud-Est.

Dans ce parc où l’on peut déjeuner sur une terrasse surplombant le Mékong, on accueille, nous dit-on, les femmes laotiennes pour qu’elles développent leur maîtrise du tissage et des techniques de teinture qui vont avec, et les touristes pour les initier. Ce sont seulement ces derniers qui sont là. Nous parcourons les espaces d’exposition, de démonstration, les ateliers, tout est bien pensé, bien présenté, didactique et léché. Nous déjeunons là, parmi les frangipaniers en fleurs, au bord du fleuve où passe le long bateau effilé traditionnel – un couple et leur petite fille, un abri à l’arrière sommairement aménagé, ficelles et plastiques de récupération. La cuisine est excellente, ceux qui travaillent ici sympathiques, communicatifs. Comment ne pas être heureux du voyage, de cette belle image attentionnée qu’on nous fait partager ? Comment ne pas croire à ces expressions multi-colorées des ethnies qu’on a rassemblées là ?

Nous retournons dans le centre, empruntons cette avenue bordée de temples tous somptueux que nous visitons avec conscience. Débauche d’or, complexité des motifs mêlés d’images qui n’en sont pas vraiment, j’observe cette profusion des décors bouddhistes, comme on plonge dans une beauté distante, qui impressionne sans qu’on y adhère complètement. Est-ce le sentiment de ne pas savoir vraiment, de ne pas détenir les clés pour ouvrir mieux l’histoire, ou le religieux ? Ou le lissage extrême de ces lieux mis en exergue pour les seuls touristes ? L’humanité mise en patrimoine nous devient presque fallacieuse, la vraie vie s’en est allée de ces lieux.

Sauf peut-être à l’extrémité de l’avenue, quand on atteint la rivière, cette passerelle pour passer sur l’autre rive : les grands pieux de bambou enfoncés dans l’eau, leurs assemblages précaires, les gardes-fous et le passage sommaire signent un savoir-faire immémorial qui fait l’accès, sur l’autre rive, à quelques enclos verdoyants de jardins. Et soudain, c’est l’écho du vivant, fragile, qui me traverse.

En fin d’après-midi, nous montons à Phou Si, plus de trois cents marches pour atteindre le sommet de la colline. Paysage embrumé de la ville à nos pieds, et cette grande traînée du Mékong au travers de la vue, les petites montagnes au loin que le soleil dilue lentement, tout ce qui nous réconcilie avec les fondements d’un lieu sublime.

Quand on redescend, le marché de nuit s’est installé comme chaque soir dans la grande avenue, des centaines de mètres d’étals divers, la foule compacte qui passe dans un sens, puis dans l’autre en revenant. Pour ne rien rater de l’authenticité supposée des objets vendus là. Combien de tissus ou de sin1 viennent vraiment des villages ? On scrute les matmii2, les chok3, certains sortent du lot, dans un magma d’objets industriels sans doute produits ailleurs, loin d’ici. Le parcours marchand nous épuise, nous rentrons le long du Mékong, les pizzerias se succèdent, nous dînons, dans l’anonyme du monde, saturés de ce qui ne tisse rien de la mémoire des hommes, piégés dans la grande machinerie touristique et patrimoniale. Comme une écume juste sur la plage qui meurt dans le sable inconstant, résidu de la vague puissante qu’on ne verra jamais.

1 Sin : la jupe traditionnelle.
2 Matmii : motifs en ikat trame dans le tissu.
3 Chok : technique de broché.

En février 2018

Écriture le 14/11/22

C’est le titre d’un dernier livre de Christian Bobin, paru deux mois à peine avant sa mort en novembre 2022.

Très petit livre (60 pages en petit format), et très grand et fort texte, cinglant parfois, et nourri de cette écriture si particulière, puissante et frêle à la fois, qui a fait reconnaître Christian Bobin comme poète, à une époque où l’on fait bien peu de cas de la poésie, et comme écrivain à part entière, depuis sa vie à l’abri dans sa terre du Creusot.

Je n’ai pas cœur ici à évoquer son œuvre qui m’accompagne depuis plusieurs décennies – d’autres bien plus autorisés l’ont fait, ni le personnage, dont le rapport au monde et sa confiance dans l’humain m’ont pourtant souvent ébloui. Alors comme hommage, simplement ce parcours modeste dans ce texte qui sonne comme un dernier appel.

Appel crépusculaire. Voici la dernière phrase du livre :

“ Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à traverser la nuit qui vient. ” → p. 58

Il faut peu de mots au poète pour dire d’abord l’état du monde et sa terreur :

“ Si nous sommes “ modernes ” c’est pour rien d’autre que notre rage à détruire l’amour, cette alliance lumineuse de naïveté et de grâce qui empêche la roue de l’Argent-Roi de tourner. ” → p. 8

Et encore :

“ Les machines portent notre mort, elles en sont grosses et quand elles atteindront la perfection, hypnotiques et silencieuses, elles accoucheront de notre effacement. Nous n’aurons jamais existé. Qui se souviendra des hommes ? Il faut du cœur pour qu’il y ait une mémoire. ” → p. 9

Et Bobin évoque à la suite l’inhumanité des machines, créées de main d’homme, semblable à celle du “ militaire bureaucrate ” qui surveillait les chambres à gaz. Du même mouvement, il nous annonce, dit-il, une bonne nouvelle :

“ Nous sommes morts. Nous avons atteint la cible cartésienne : tout chiffrer, tout découper, puis tout vendre. Cela a mis du temps à mûrir, plusieurs siècles. L’amour, la simplicité, le poème tenaient bon. Maintenant nous y sommes : nous sommes morts, prétentieux et tristes, en deuil de nous-mêmes. ” → p. 13

Bonne nouvelle ? Peut-être faut-il aller au bout de la mort du monde, pour qu’il renaisse autrement, ouvert enfin à la douceur des fleurs et des sourires, au respect de nous-mêmes, à l’infini tremblement des paysages et des regards sur eux partagés.

Est-ce pour empêcher toute échappatoire ? L’auteur rappelle par touches légères et terriblement précises à la fois le souvenir d’Anna Akhmatova, poétesse sous le régime soviétique (elle est morte en 1966) qui appelle la nuit son amie-servante pour qu’elle recopie sur des cahiers cachés ses nouveaux poèmes, car :

“ L’Ours Staline n’aime pas la poésie. L’ancien séminariste qu’il est flaire le dieu vivant, sait qu’il peut faire son terrier dans un poème d’amour... ” → p. 18

Ce qui brise la parole en ces temps dans un versant du monde fait un triste écho totalitaire à ce qui surgit là-bas aujourd’hui, tandis que les machines, sur l’autre versant, dressées par les humains, fomentent la violence :

“ Dans les rues échevelées des grandes villes, sur les trottoirs, l’asphalte, glissent des ombres raides, légèrement obliques, statues d’elles-mêmes. Elles foncent droit comme une balle de fusil sur l’obstacle que chacun est devenu pour chacun. ” → p.40

Bonne nouvelle, parce que, à la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, mais le poème. Tant qu’il peut circuler, être dit, être lu. Tant qu’il témoigne qu’il n’y a pas que la raison et les chiffres, tant qu’il célèbre “ les noces de la douleur et de l’amour ”. Lisez ce livre.

Les poètes sont des monstres, Christian Bobin, Lettres Vives, 2022

Écriture le 24/02/23

Au village, nous sommes à nus avec la terre. Les maisons donnent sur le paysage, on passe du vent ou du soleil à ce qui nous en protège.

Dans l’instant. Le paysage fait des maisons son enfance. Certaines sont bien érigées côte à côte, mais toutes respirent par elles-mêmes, elles se mesurent directement à l’espace. Chacune est aussi singulière que les gens qui l’habitent, à cause de sa mémoire, de sa vieillesse, de ce qu’on a perdu d’elle au cours du temps mais qui la marque encore. Là une cour, ici un quereux comme on disait autrefois, l’enclos d’une maison, son empreinte, pourraient se décrire comme les ajouts de chaque génération, depuis des siècles sans doute, si l’on savait discerner dans la manière des pierres ce que furent les contraintes et les envolées de chaque vie.

Plus que des routes, ou mêmes des rues comme on les a récemment baptisées, il y a au village des chemins pour l’accès aux maisons, anciennes façons de se mouvoir dans la maigre communauté, anciennes façons de longer l’ombre et la lumière, de s’isoler, de partager. Et les chemins parfois se dissolvent dans l’herbe, quand on ne les fréquente plus assez, ou qu’on a délaissé les maisons qui les côtoient. Les chemins meurent d’un manque de relations, d’un manque d’amour peut-être. Le village est un lieu de la vie qui se maintient, s’agrandit parfois, parfois s’éteint.

La vie, des femmes et des hommes à même la terre, qui tentent de continuer de tisser leurs jours entre eux, au mieux, à l’insu le plus souvent de cet abîme qui les guette. Tous à peu près se connaissent au village, de près ou de loin, tous se souhaitent le bien du jour, sans pour autant partager les mêmes désirs, les mêmes volontés. Cela fait comme des rouages entre eux, distendus peut-être, mais réels encore. Et chacun se demande ce qui se passerait en cas de catastrophe, de l’aide entre eux. Chacun se dit que c’est une sorte de miracle, un village ainsi, qui se tient encore, entre le bonheur des siens et toute la pesanteur du monde.

Au loin, à quelques kilomètres, le bourg, là où le bien commun s’institue en commune, là où c’étaient les rassemblements des foires autrefois et des commerces. Qui aujourd’hui se meurent l’un après l’autre, même si quelques héros du quotidien brûlent encore d’une ardeur émouvante contre ce que les sages disent inéluctable. Maisons du bourg bien plus dépareillées que celles du village, qu’on a récemment tentées d’organiser. On s’emploie à planifier, optimiser l’espace dit-on, tracer des voies. Mais la volonté seule ni la raison ne suffisent, on aurait besoin de bras nouveaux, on ne sait plus faire comme avant le bien commun. Ce qui semble désuet maintenant et qui pourtant tenait ensemble dans l’impalpable. Le bourg a perdu presque toutes ses images, tout ce qui le rendait désirable, il lui reste les mouvements mécaniques du temps. Le bourg survit, tout comme les villages, en attente de quel défi où les visages se rapprocheraient, dresseraient un rempart contre la folie du monde.

Écriture le 30/01/23

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