Saintongeoise
Détail de la coiffe
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Voussure du portail
Foussais
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Juste suivre la mélodie du monde
sa pente douce d’humanité

celle des sourires, des rires,
des courbes douces des corps,
celle qui se tient, radieuse,
dans le soleil de toutes les terres,
si loin de la mort.

Juste suivre l’innocence,
celle des enfants mais bien plus,
celle des êtres pétris du temps
qui sont revenus des épreuves,
ont forgé cette attitude, malgré tout,
du bonheur.

Peut-on en ces temps incertains,
signer encore la feuille
d’une voie si précaire, le bonheur ?
Ce qu’on ne sait pas de l’au-delà de soi
qui touche les proches
et toute la ribambelle des êtres
traversant les territoires près de vous.

Juste suivre la mélodie, la rumeur,
ce qu’on chantonne
et que l’on s’évertue à tisser
sans couture ni blessure.
Juste suivre dans l’intérieur
ce qu’on protège farouchement,
désemparés que nous sommes
devant l’immense cacophonie.

Écriture 20/07/24

Le jardin de l’enfance où je cueillais les cerises et les fraises frappe légèrement à l’ouverture de la mémoire.

Petites plates-bandes des fraisiers : au début de la saison, je vais voir tous les soirs si les fruits deviennent blancs, puis roses, ma mère me défend de les manger, je voudrais bien pourtant, je voudrais retrouver cette saveur de l’an d’avant. Les fraises mûres sont comme un signe indicible de la bonté du monde. Et tous les fruits sont ainsi, même les cerises aigres tant acides, on leur pardonne, à cause de leur beauté, de leur reflet dans la lumière.

Le jardin de l’enfance, c’est la guirlande du bonheur, des découvertes à foison – la différence entre l’abeille et la guêpe, entre les chants d’oiseaux qu’on tente de suivre dans l’air. C’est l’espace de ce qui grandit, des mains et des outils qui brassent la terre juste ce qu’il faut pour que ce qu’on sème pousse et s’épanouisse. C’est une ribambelle à jamais peuplée des sourires de ceux qui le traversent, qui s’y adonnent.

L’enfance ne se lasse jamais de cette évidence première de la vie, ce qui naît de la graine, entre la pluie et le soleil nécessaires, l’enfance boit au vivant qui va le nourrir si longtemps, l’enfance ne sait pas les blessures du temps, ni les faiblesses du vivant, ni ses luttes. Elle n’obéit qu’à la lumière, elle ne sait voir que l’harmonie, l’équilibre, le mouvement des fruits merveilleux.

On ne sait pas quand l’enchantement prend fin, ni pourquoi. Quand la répétition des jours cogne tant sur le corps que son appétit pour l’amour du monde se lézarde. Quand on ne peut échapper à l’horreur qui court, qui rattrape tôt ou tard les hommes impuissants.

Impuissants devant la haine, l’absurdité des douleurs et des désastres infligés à la terre, notre matrice, notre mère. On se cramponne à nos propres amours comme on peut, on ne sait pas les prolonger plus loin que nous, que notre jardin. On se dit que si tout le monde regardait vraiment le lent mûrissement des cerises et des fraises, chaque soir, comme l’enfance absente de la guerre, l’avenir du monde deviendrait plus léger.

Écriture le 01/06/24

Est-ce l’usure de la mémoire
quand l’âge avance,
est-ce l’usure de soi ?

On se retourne,
et le chemin des vies s’est blanchi sous le temps,
tout s’est réduit
comme si le corps s’éloignait lentement du monde,
le rendait minuscule
au bord de la rupture.

J’ai porté des amours en moi
sans que cela se voie toujours
j’ai porté des amours plus légers que la terre,
que reste-t-il d’eux-mêmes
dans ce qu’on tient en soi,
amours de toi, des paysages, des gens,
amours des contrées, des mots,
de tous ces visages qui sont passés,
tout ce qu’on entasse comme un trésor
sans même le savoir,
la mémoire agit en arrière de soi,
elle nous laisse l’incertitude, le bruit,
l’indécidable de ce qui passe entre nos doigts
qu’on nomme la vie peut-être,
les temps radieux qui nourrissent les âmes,
les émotions qui déplacent les corps.

Sait-on bien où l’on va,
ce qui se tisse au tréfonds
avec ceux qu’on aime ?
Les mains se croisent dans la tendresse,
on ne sait d’elle que le geste
et ce qu’elle brasse en soi,
le temps s’effrite
on s’imaginait le savourer,
il fuit, se désagrège
se réfugie dans la mémoire,
loin, tout proche
de l’imaginaire incandescent.

Écriture 22/05/24

Les gens viennent à Padoue en masses organisées, pour voir les fresques de cette chapelle des Scrovegni, peintes par Giotto dans les années 1303-1306.

Il a fallu réserver la visite en ligne longtemps à l’avance, et nous voici à attendre, près de ce petit édifice en brique rose. Jamais je n’ai senti à ce point la sacralisation de l’art en Occident, c’est que le chef d’œuvre de Giotto en vaut la peine, considéré qu’il est comme une pierre fondatrice, une sorte d’incandescence qui ouvre le champ de toute la peinture.

Nous commençons par une sorte de sas de décontamination, une salle en atmosphère neutre, nous sommes peut-être une quarantaine de personnes, sagement rangées, qui écoutons des commentaires avisés et regardons les écrans qui multiplient les détails de ce que nous allons voir en vrai bientôt. C’est ainsi un mouvement continu de groupes, du matin au soir. On entre dans le Saint des Saints, pour un choc visuel absolu qui va durer quinze minutes, pas une de plus, quand il faudrait des heures pour apprécier ce lieu, sa présence, et ce qu’il donne à voir.

Couleurs, et leurs noces avec la lumière, compositions des scènes dans les murs qui créent l’espace, logique des parcours des regards qu’on inscrit vite sur les murs, expressions des visages… tout ici atteint au sublime, dans une sorte de concordance visuelle de l’évidence. Et l’on se dit que, oui, s’est joué ici le destin de l’image en Occident.

Difficile de rendre compte de cette expérience de vision tant la cohérence de l’œuvre vous accapare, vous enveloppe. On cherche à tout intégrer en soi, mais seuls quelques détails s’inscrivent dans la mémoire, en plus de l’émerveillement absolu, continu, de l’ensemble. Comme ces visages de la scène de la Résurrection, qui semblent les origines de ceux de Piero della Francesca, cent cinquante ans plus tard, ou d’autres qui annoncent Michel-Ange, comme si ces images coulaient comme une source, ce à partir de quoi le visuel allait s’épancher.

Écrire sur les scènes, c’est raconter l’image évidemment, mais ce n’est rien. Il faudrait révéler par le rythme des mots chaque détail, par leur souffle chaque visage, par leur phrasé chaque composition. Et encore, cela ne serait rien, il faudrait appréhender l’ensemble d’un même élan. L’image c’est toujours cette tension entre la scène elle-même et ses éléments. Elle est dans l’instant, à l’infini d’elle-même multipliée. Pendant que les mots tressent et tissent, avançant un fil, parfois plusieurs, en croyant que ce fil du temps trouvera la narration de l’image. Est-ce que Giotto est possible à dire ?

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 1

Voici cette scène de L’arrestation du Christ, au milieu de la paroi sud. “ Voilà une foule que précédait celui qu’on appelait Judas, l’un des douze. Il s’approcha de Jésus pour lui donner un baiser. Et Jésus lui dit : Judas, livres-tu le fils de l’homme par un baiser ? Ceux qui étaient autour de lui virent ce qui allait arriver et dirent : Seigneur, si nous frappions du sabre ? Et l’un deux frappa l’esclave du grand prêtre et lui arracha l’oreille droite. Mais Jésus répondit : Laissez ; cela suffit. Il lui toucha l’oreille et le guérit.1 ” L’image met en présence le texte, l’enchevêtrement de la foule et les bâtons et les torches dressés, le sabre qui tranche l’oreille, elle est nue cette image, sans paysage, sans décor, seulement le monde enchevêtré contre la nuit, seulement l’intensité et les variations des couleurs, avec au centre cette lumière sur la trahison de Judas, qui tente d’envelopper le Christ de sa tunique. Et quand on regarde le face à face des visages, juste avant le baiser, on se dit que c’est toute l’ambiguïté du mensonge humain qui monte à la surface de la peinture. La violence, et celui qui la défait d’un seul regard. L’image est une puissance, elle prend au corps, elle rend vrai le texte de l’ancien récit, treize siècles plus tôt.

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 2

La famille des Scrovegni est une des plus riches et des plus puissantes de Padoue. Enrico Scrovegni achète en 1300 un vaste terrain où il fait construire un palais et, à côté, cette chapelle “ pour sauver l’âme de son père Reginaldo du châtiment divin auquel il était destiné en tant qu’usurier notoire2 ”. Et c’est le grand paradoxe de ces sublimes images qui vont fonder notre regard en Occident pour des siècles : elles n’existent que grâce à l’argent mal acquis. Et l’on se souvient alors de cette terrible phrase “ Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon3 ”, Mammon, le dieu-argent que bien des hommes idolâtrent. Nous sortons de la chapelle, et je me demande ce que nous sommes venus quêter, au fond, derrière l’attrait de surface de ces images, derrière cet art si singulier qui émerge en ce début du XIVe siècle, au-delà du mouvement continu des corps qui s’abreuvent aux couleurs et à cette nouvelle exactitude des visages sur les murs.

1 Évangile de Luc, XXII, 47-51.

2 Giuseppe Basile, Le cycle pictural de Giotto, in Giotto, les fresques de la Chapelle Scrovegni de Padoue, Skira / Seuil, 2002, p. 21.

3 Évangile de Luc, XVI, 13.

En septembre 2014

Écriture 12 juin 2024

Sensation que le monde tourne à vide,
qu’il s’est épuisé de toute sa substance

de tout ce qui faisait le sens
au moins partiellement, des vies.
Il n’y a plus
que l’enrichissement qui soit moteur du monde,
il le fait tourner
en spoliant ce qui reste de ressources sur la planète.

Le monde tourne à vide
dans l’iniquité grandissante,
dans les exils des migrants,
dans la pauvreté immense
et les niches des riches,
dans les catastrophes déjà là du climat
et qui vont s’amplifier, extrêmement.

Le monde tourne, il se vide
les hommes ont peur
ils se préparent à la guerre
qui pourrait arriver plus grandement, disent-ils,
ceux qui sont censés conduire les peuples.

Ceux-là font comme s’ils ne comprenaient pas
la fin de ce moteur, qui tourne à vide,
comme si rien ne pouvait changer
comme s’il fallait encore sacrifier des vies
et les réserves de la terre
comme autrefois
quand on pouvait dépeindre nos voisins
comme des ennemis
et que la paix viendrait
après
après leur anéantissement.
Ils crient dans la guerre comme l’ultime sacré,
la haine court sur la terre comme jamais,
tous les amours se sont cachés
très loin, à l’écart,
laissant le monde vide.

Écriture 20/05/24

Les mots tremblent
comme les mains qui les écrivent

les mots ne viennent pas de soi
mais de l’ailleurs du monde qui les fait naître.

On ne sait pas ce qui se passe
dans la présence, des êtres ou des mots,
on ne sait jamais la densité des amours
cette rumeur légère qui les nimbe
au plus près d’eux-mêmes et des vies qu’ils portent
sans qu’on sache où ils vont,
ni ce qu’ils offrent à l’aventure humaine.

Les mots tremblent, la main les suit à peine,
on n’imagine pas les rêves qu’ils fécondent
ce qu’ils pèsent de douceur,
les mots malhabiles dans les doigts,
ils implorent l’amour du monde
à grandes brassées d’incertitudes,
car on ne sait jamais où ils vont,
ce qu’ils font advenir,
du bonheur ou de la douleur,
les mots tracent notre vouloir apeuré
quand il faudrait témoigner de l’absolue lumière.

Écriture 13/05/24

Les mots parlent des pierres, de ces pierres dont on a fait des images par une longue patience il y a déjà des siècles.

Les mots cherchent ce qu’il y a derrière les pierres, et ce qu’il y a derrière eux-mêmes en même temps qu’ils naissent, les mots ce n’est jamais comme l’innocence du monde. Ils creusent les images, ils appellent, ils tissent aux images leurs rythmes, la scansion qu’elles tracent sur le monde, et comment elles agrandissent le regard. Les mots tentent d’être au service de ces images qu’on a érigées là, jadis, dans cet élan de foi peu commun qui a marqué depuis lors le paysage.

Mais les mots seuls ne suffisent pas, il faut les mettre au monde, pour qu’ils prennent corps avec les pierres et leurs images. La jeune femme et l’homme disent la parole des mots, ils cherchent le souffle entre eux, entre eux-mêmes et les mots, ils quêtent l’exactitude s’il se peut, elle qui s’évanouit à jamais quand la parole se délivre. Ils cherchent dans leurs corps la voix pour rendre la présence, ce fil précaire qui naît dans l’incertitude, et qui touche ceux qui vont écouter, ce fil précaire qui n’est ni un savoir, ni une explication, mais qui tient du souffle sur les images des pierres pour leur donner un peu plus d’évidence.

Mais cela ne suffit pas encore. La parole sur les pierres tente une mélodie qui en appelle tant d’autres, elle convoque la musique, elle qui enchante le monde sans les mots, mais qui leur répond, qui les enveloppe, qui les prolonge. Celle qui crée la musique penche son corps parfois vers son violoncelle, la musique est bien plus mystérieuse encore que les mots, elle aussi vient au monde dans un dialogue intime, elle s’entrelace avec les mots, elle les affermit, les rend plus denses. Et quand on écoute la musique et les paroles ensemble déclinées, au bord de la fragilité du monde, on ne peut s’empêcher de partir ailleurs, au creux de nous-mêmes, là où la vie nous questionne sur ce qu’elle est, sur ses prodiges.

Alors, cette matière pétrie des mots, des paroles, de la musique, de tous les chants qui commencent et qui finissent, marquant le temps de nos vies, on cherche à la mêler vraiment aux images des pierres. Vient celui qui choisit les détails des pierres, les angles du regard, qui tresse avec son œil à lui de nouvelles images sur ces images si vieilles. Il sait qu’elles ne s’épuisent pas, ces images, qu’elles vont continuer de danser encore longtemps auprès des femmes, des hommes, qu’elles vont révéler un peu de leur mystère, à mesure qu’on les regarde autrement.

Toucher l’âme, ce qui fait souffle en nous, ce qui nous anime, atteindre un peu ces échos si profonds, si précaires, ce qui peut s’évanouir à la moindre inattention, à la moindre divergence, au moindre bruit. Tenter de s’approcher de ce qu’on peut tisser en nous, dans cet arrière-pays d’humanité si simple au fond, mais dont on a tant de mal à prendre chaque jour avec soi.

C’est un jour, au téléphone, la jeune femme qui a dit la parole : “ Et puis, il y a une bonne nouvelle, j’attends un petit… ” Je pense soudain à la distance si ténue entre la vie propagée et la mémoire du monde qu’on tente de nourrir, images, mots, musiques, dans l’infini des lueurs d’espérance.

Écriture le 26/10/24

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