Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Voussure du portail
Foussais
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

La pluie tombe très doucement sur le pays, sur les pierres, sur la mémoire. La pluie fait toujours l’incertitude, elle trace des écarts entre les objets du monde et nous-mêmes.

Jour de début d’automne où l’on célèbre et partage les vieilles pierres, jour où la pluie précoce rend ces pierres plus ternes, où il faut les imaginer dans la lumière, les inventer par devers soi, les transposer de leur lueur incertaine à leur réalité de grandeur.

Ils sont une trentaine, femmes et hommes de tous âges, passionnés de vieilles voitures, “ des deux Charentes ” à m’avoir demandé de les guider ici, dans ce chef d’œuvre d’art roman que je parcours depuis des décennies sans que j’en sois épuisé. Comme si le fait d’y revenir sans cesse agrandissait encore le cercle de la mémoire, la révélait encore autrement, cette longue tessiture des images romanes. Ils sont une trentaine, ils vont ensuite pique-niquer, puis aller voir un zoo l’après-midi, à quelques dizaines de kilomètres.

Les images romanes sont certainement plus dures à découvrir que les animaux sauvages. Découvrir, enlever le voile, rendre le regard moins incertain. Images traversées par les bêtes elles aussi, images qui cherchent à donner ce qui est bien au-delà du visible, dans un moment du monde – il y a neuf siècles – où rien n’est vraiment semblable – villages, villes, paysages, croyances… – à ce qui fait nos jours d’aujourd’hui.

Le patrimoine, c’est comme la musique. Les deux ne peuvent vivre que grâce à l’interprétation. Celle-ci est notre manière d’aujourd’hui, avec notre imaginaire culturel, notre connaissance, nos questions… de dialoguer avec une œuvre tellement lointaine dans le temps, et qui transcende le temps. L’interprétation n’est pas qu’affaire de compréhension de l’œuvre, mais aussi de résonance avec elle. Monteverdi joué par Jordi Savall n’est pas le même que celui célébré par René Jacobs. Même musique initiale, dont on amplifie la source.

Les images romanes sont incertaines, comme toute image. Il ne nous reste quasiment rien de ce qui a conduit à leur création, si tant est qu’un discours de l’époque ait jamais existé. La parole qu’elles font naître aujourd’hui ne peut donc être que mal assurée, précaire, elle ne peut que susciter un regard en partie indécidable. Et pourtant, ne pas interpréter le patrimoine, c’est le laisser mourir à petit feu. D’où la nécessité de paroles plurielles, celles de l’historien, celle du poète, celle du chercheur et celle du voyageur, celle du croyant, celle de l’anthropologue et d’autres encore.

Je pense à tout cela ce jour de pluie, face à l’écoute attentive de ces gens des deux Charentes venus ici dans la curiosité première. Comment parler à la diversité de ceux rassemblés là d’une génération à l’autre, sans connaître leurs parcours ni leurs accroches ? Interpréter, faire le passage des images presque millénaires vers les regards d’aujourd’hui, si différents. Chercher en ces images ce qui nous questionne, voire même ce qui nous révèle encore une part inconnue de nous-mêmes. Comprendre comment l’image même fut ici l’objet d’une mutation, d’un changement radical, comment l’imagier creusait dans la pierre un nouveau monde...

Écriture le 07/10/24

 

Pour découvrir mieux ce patrimoine d'exception : Aulnay, d'images et de paroles.

Comme tous les ans que la mémoire ne compte plus
nous avons récolté les raisins

- cette année peu mûris au soleil peu ardent de l’été -
c’est l’automne, le temps de la mesure du temps qui passe.

Ici, tout en dedans de nous,
c’est le bonheur des marches quotidiennes
dans l’infinie douceur des collines
dont on connaît toutes les vues
toutes les histoires
depuis si longtemps que danse le temps.
Le bonheur ne s’explique pas
il se tisse, jour après jour comme le temps
dans la douceur infinie de nos regards
portés vers l’ailleurs, là-bas, au-delà des collines
en cet invisible point de notre finitude
- que savons-nous du temps vraiment ?
De ce qui passe ? De ce qui reste ?
Nous nous accrochons à l’éternité,
dans l’infinité de la nature qui s’en va vers l’hiver.

Au loin dans le monde,
c’est toujours l’hiver des guerres
des luttes sans répit
de cette couverture sombre qui lentement
vient sur l’univers
recouvre l’humanité
finit par éteindre même
toutes les joies des enfants.
Nous voguons au bord de l’abîme
sans bien regarder ce qui vient
nous ne connaissons pas les monstres
qui nous assaillent.
On voudrait tant toucher la lumière,
la voir se répandre au-delà de nous-mêmes,
mais nous savons si peu du bonheur,
si peu de ce qui mène les humains,
si peu du savoir même.

Écriture 24/09/24

Nous sommes allés trop tard à Louisfert, l’été,
Hélène ne vient plus accueillir les amants de la parole

Louisfert, c’est l’anonymat d’un village,
au bas de la Bretagne,
mais l’école a gardé son aura d’autrefois,
quand le maître s’occupait des enfants tout le jour
et devenait poète le soir,
dans cette petite pièce de vie à l’étage,
qu’on visite aujourd’hui,
avec la même fenêtre qu’autrefois
ouverte sur le monde, sur l’âme,
ouverte sur tous les champs de l’humanité qu’on laboure.

Nous sommes venus trop tard,
Hélène n’est plus là pour témoigner
de son amour ensoleillé,
il nous reste les pages des livres
pour broder à jamais la mémoire,
pour guetter ce qui naît de fulgurant entre les mots,
ce qui sème les traces du prolongement des instants,
du bonheur de tous les amours du monde.

C’est un après-midi d’été,
nous sommes venus pour que les mots
s’incarnent un peu plus dans les murs,
la cour d’école,
tout le provisoire des signes
qui nous constituent,
l’amour d’Hélène fauché dans sa jeunesse, autrefois,
et qui nimbe le nôtre.

À Louisfert, sur les traces d’Hélène et René-Guy Cadou,
vers 2011

Écriture le 22/10/24

Marie vit dans une petite maison, pas très loin d’un village, pas très loin de la mer. Jean est un ami fidèle, qui lui apporte des grenades, qui veille sur elle, qui construit aussi un bateau, pour partir bientôt, s’en aller écrire sur ce qu’il a vécu.

Marie a porté en elle un fils venu d’ailleurs d’elle-même, qui a disparu lors “ d’une grande souffrance ”, ce fils qui aimait Jean et dont la mémoire vient cogner en elle. Elle vit avec le silence de la mémoire. Elle rencontre une petite fille, incapable de parler depuis que sa mère a perdu sa vie en la sauvant de la noyade lors d’une tempête. Elle va vers la petite fille, tout doucement, avec une immense tendresse, elle voudrait lui apprendre les mots, pour qu’elle parle. Il y a quelques autres personnages, la grand-mère de la petite fille, un homme qui va fabriquer des sandales neuves pour Marie, elle qui a décidé de partir pour une autre vie, deux jeunes qui aident Jean à construire son bateau. Et ceux qui ne sont plus là, le fils étrange dont l’absence traverse l’écriture comme un corps, le vieux maître de Marie qui lui a appris à lire et écrire autrefois, dans ce pays où ce n’est pas le rôle des femmes. Et il y a ce pays indéfini, cette mer sont on ne sait rien, des lambeaux de paysages qui font dans l’écriture des signes minimes mais puissants, le sable et la poussière, les pierres plates, l’olivier ou l’oranger…

Et puis, il y a Jeanne, celle qui écrit ce livre admirable1, qui a dépouillé son écriture jusqu’à l’extrême, pour que les mots s’envolent d’eux-mêmes, que tout soit simple, transparent, au point que l’écriture atteint l’universel d’un chant qui survole les aventures et les douleurs humaines et touche l’inaccessible.

Quelques extraits, pour effleurer par instants la voix qui remue l’entièreté du monde. À l’entrée du livre d’abord :

Il n’y a plus que ce qu’elle voit, elle, à l’intérieur de sa poitrine, de son cœur, de la paume de sa main et ce qu’elle voit n’a pas de nom.
C’est une ombre. C’est l’effacement et c’est la vie puisque toute vie ne palpite que pour être effacée. Alors elle caresse ce qui s’efface. Et elle sourit. → p. 9

Un peu plus loin, c’est l’amour de Jean qui…

… le porte comme un vêtement léger qu’on enfile le matin sans y penser. L’air peut passer, de sa peau à celle des autres. C’est comme ça qu’il donne. On ne sait pas nommer ce qui se passe alors avec les mots habituels mais l’amour de Jean n’en a pas besoin. → p. 34

Son vieux maître a laissé à Marie quatre rouleaux. Trois sont écrits, elle s’en abreuve durant des nuits. Le quatrième est vierge :

Le jour n’est pas encore levé. Les couleurs ne sont pas encore arrivées sur terre. Tout est indistinct.
Elle attend puis, lentement, elle se met à écrire. Ce qui vient, elle ne le choisit pas. Elle se laisse traverser par les mots. Les mots ont une vie silencieuse. Ils habitent des espaces inconnus et ouvrent des chemins neufs. Elle s’y rend. → p. 122

C’est Marie le personnage qui écrit, mais c’est tout autant Jeanne dont on perçoit la voix, à la fin du livre :

Les vies se croisent sans qu’on ne devine rien de ce qui anime l’un ou l’autre. Elle, elle écrira cela, ce qui anime le pas, fait entrer dans le cœur le souffle de ce qui n’a pas de nom. Elle écrira ce qui donne de la force sans même qu’on le sache. → p. 191

Il faut se plonger dans ce livre comme dans une eau qui lave les douleurs, cette eau que Marie fait ruisseler sur le corps de la petite fille, pour qu’elle recouvre vie et parole. Toute l’écriture est cette eau même, l’invisible courant qui va quêtant auprès des autres, un à un, toutes les merveilles simples d’exister. Ce n’est ni un roman, ni un poème, ni un récit dans la mémoire, mais tout cela à la fois comme une évidence qui nous visite, qui fait toucher au mystère de l’invisible, de ce qui s’annonce et va s’incarner :

Elle avait écouté car rien ne pouvait empêcher ces paroles de l’atteindre. C’était dehors et dedans à la fois.
Immobile, elle avait entendu sa vie. Tout le récit de sa vie, de ce qui l’attendait. Elle n’avait pas frémi. C’était impossible de ressentir quoi que ce soit. Les paroles, claires, se déposaient et disparaissaient à la fois. C’était comme si le silence avait parlé puis s’était tu. → p. 15-16.

1 Jeanne Benameur, Vivre tout bas, Actes Sud, 2025.

 

Écriture le 30/01/25

La ville de Pavie est située en Lombardie, à une trentaine de kilomètres au sud de Milan. La légende tient que l’église romane Saint Michel fut fondée par l’empereur Constantin lui-même.

Après l’invasion lombarde1, au milieu du VIIe siècle, une église dédiée à l’archange Michel est avérée en ce lieu, alors capitale des barbares. Mais Pavie est détruite (44 églises rasées) par les Hongrois en 924. L’édifice qu’on voit aujourd’hui est roman, sans qu’on sache bien en déterminer la période de construction.

 Pavie facade ouest


Un coup d’œil sur l’imposante façade ouest donne à penser que les liens entre architecture et sculpture sont ici bien plus distendus que dans nombre d’édifices : les reliefs sont disposés en grande liberté, même si les portails et leurs tympans structurent l’espace mural. Cette dissémination des images se retrouve sur l’élévation sud où, à côté du portail donnant accès au transept, figure une Annonciation et une Vierge à l’enfant. Le matériau utilisé pour ces deux scènes est le marbre, d’où la bonne conservation. Cette Vierge joue avec la densité des drapés, ceux du vêtement et ceux du voile qui créent un lien subtil avec l’enfant. Son visage est aussi très singulier.

Pavie vierge à l'enfant
Mais la majorité des sculptures sont en grès, qui s’est souvent délité avec le temps. Ce qui a suscité la confection de copies de remplacement. C’est sans doute le cas de ce saint Michel terrassant le dragon, dont la facture est quelque peu sèche, mais qui affiche sur la grande façade le patronage de l’église. L’image se réfère à la tradition que rapporte La Légende Dorée : “ doit être citée la victoire que remporta saint Michel quand il chassa du ciel le dragon, c’est-à-dire Lucifer, avec toute sa suite2 ”.

Pavie Saint Michel et le Dragon 
Terminons ce petit butinage parmi les images de cette église de Pavie, par une sculpture d’un chapiteau de la crypte. Réaménagée au début du XVIIe siècle, celle-ci a néanmoins conservé une bonne part de chapiteaux du XIIe siècle. Ce petit personnage au visage un peu triste est mordu par deux serpents dragons, qui entourent aussi ses jambes et qu’il tient de ses bras. Dialogue intime de la bête et de l’humain, qu’on retrouve si souvent en nos régions du sud-ouest. D’ailleurs dans la nef de l’église, d’autres chapiteaux font penser à ce même voisinage : Samson et le lion, Caïn et Abel, Daniel dans la fosse aux lions...

Pavie chapiteau de la crypte

 

1 Source bibliographique pour cet article : Sandro Chierici, Lombardie romane, Zodiaque, 1978.

2 Jacques de Voragine, La Légende Dorée, Diane de Selliers, Vol. 2, p. 183, 2000 [vers 1260]


En septembre 2014

Écriture 14 juin 2024

Juste suivre la mélodie du monde
sa pente douce d’humanité

celle des sourires, des rires,
des courbes douces des corps,
celle qui se tient, radieuse,
dans le soleil de toutes les terres,
si loin de la mort.

Juste suivre l’innocence,
celle des enfants mais bien plus,
celle des êtres pétris du temps
qui sont revenus des épreuves,
ont forgé cette attitude, malgré tout,
du bonheur.

Peut-on en ces temps incertains,
signer encore la feuille
d’une voie si précaire, le bonheur ?
Ce qu’on ne sait pas de l’au-delà de soi
qui touche les proches
et toute la ribambelle des êtres
traversant les territoires près de vous.

Juste suivre la mélodie, la rumeur,
ce qu’on chantonne
et que l’on s’évertue à tisser
sans couture ni blessure.
Juste suivre dans l’intérieur
ce qu’on protège farouchement,
désemparés que nous sommes
devant l’immense cacophonie.

Écriture 20/07/24

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