Erevan
Manuscrit au Matenadaran
Kobayr
Visage du Christ de l'abside
Gochavank
Le monastère vu du bas de la colline
Aghitou
Une pierre tombale
Noradouz
Détail d'un khatchkar
Ererouk
Restes de la façade
Edjmiadzin
Église Shoghakat • Détail de la façade ouest
Makaravank
Église principale • Motif polylobé
Areni
Pierre tombale près de l'église
Yovhannavank
Église St-Jean-Baptiste • Le tympan, parabole des vierges
Moro dzor
Chemin dans le village
Sevan
L'église des Saints Apôtres et le lac
Ketcharis
Le bac à bougies
Bjni
L'église Saint-Serge
Tegher
Croix sur les pierres de la façade
Tatev
Motif sur le tambour de la coupole
Gochavank
Tympan • Chapelle de l'Illuminateur
Haghbat
Église St-Signe • Les donateurs, Sembat le roi et son frère Gourguen
Noradouz
Le troupeau qui rentre au village
Geghard
Des femmes vendant leurs gâteaux

Terre perdue
dans l'entre monde
peuple dispersé
comme jamais témoin
de notre devenir.


Terre précaire
depuis toujours
entre la résistance
et l'universel.

Dans la cour, une famille arménienne qui passe, habillée pour la fête. L'homme tient dans ses mains deux poulets vivants, la femme et les enfants suivent, et les proches. "C'est pour le matagh47, pour protéger les enfants, qu'ils grandissent bien" dit Sona. Peu après on verra les traces de sang sur les dalles dans un coin de l'enclos.

 

Tatev, coupole de l'église principale
'...ce qui n'est ni démesure ni petitesse, mais un mouvement qui comble...'

On pénètre dans l'église principale, on s'avance: ce qui de l'extérieur faisait force d'architecture, cette ampleur de la coupole maintenant coupe le souffle. L'enveloppe qu'on a fait à l'espace pour le magnifier, cet éloge de l'air dans ses fluidités pèse d'abord sur vous, gèle tout mouvement.

Même si l'on ne voyageait que pour l'errance, on ne pourrait échapper à ce ressac incessant des lieux qui vous arrêtent. Et même si on sait que ces instants passent, de peur et de bonheur mêlés, c'est toujours la même rupture, en creux, dans le corps. On s'avance, on se tait, on regarde cette première élancée des voûtes à l'est, au sud, au nord et de là, l'élévation de la coupole qui prend le regard dans un parcours qu'on n'épuise pas. On voit la lumière des douze fenêtres, l'accomplissement des pierres, du carré de l'appui au cercle du tambour et, plus loin, au point central qui ferme l'espace. D'où vient qu'une forme minime ainsi donne un tel sentiment de mouvement, de puissance et d'incertitude à la fois?

 

Il reste aux murs quelques fragments de fresques, de ce qui devait être au début du Xe siècle un ensemble imposant. L'évêque Yakob Ier qui les inaugura en 930, avait fait "venir de loin des peintres d'images de la nation franque48". Des visages à peine qu'on devine, les plis des vêtements, des marques bleues, ocres.

Dehors, côté sud, après des khatchkars au soleil sous les arcatures, un grand mausolée entièrement couvert de sculptures, croix multiples qui naissent d'entrelacs, frises qui courent, qui peuplent la pierre. Le tombeau de Grégoire de Tatev est niché entre les deux églises, celle de Pierre et Paul, et celle de l'Illuminateur. Les Arméniens disent que sous sa direction à partir de 1386, Tatev devint "une seconde Athènes". Philosophe, grammairien, mais aussi miniaturiste et enseignant, il organise l'université, école de musique, des "images", études des sciences et de l'Antiquité. À l'époque, la bibliothèque compte plus de dix mille manuscrits. Grégoire de Tatev dit de la beauté d'une image qu'elle se révèle de trois manières: la proportion des formes, l'équilibre des parties et son propre rayonnement49. Je repense à l'intérieur de l'église, sous la coupole. Quelques pas au soleil encore. Le dénuement aujourd'hui de ce qui fut un grand centre intellectuel, pas de livres, pas de foisonnement patrimonial, juste l'herbe dans la cour et ce témoignage des pierres.

C'est Etienne Orbelian, l'historien de la famille des princes de Siounie, qui fit reconstruire l'église Saint-Grégoire où nous entrons pour l'ombre fraîche. Deux croix minuscules évidées y laissent entrer peu de lumière. Dépouillement total de l'intérieur comme souvent, rigueur de la mémoire, terre d'ascétisme - parcourir l'Arménie, c'est accepter l'extrême des pierres nues, cette force jusqu'à l'oppression parfois, jusqu'à la désespérance. Comme un vouloir de grandeur qu'on ne pourrait assumer tout à fait.

Nous reprenons le soleil, la déambulation de place en place, dans cet enclos qui semble si familier. Voici, près d'un bâtiment à l'est, des khatchkars au sol et d'autres insérés dans le mur, croix encore, réseaux d'entrelacs, marque après marque, comme un peuplement qu'on nourrit. Sona nous montre le gavazan, une haute colonne octogonale qui date du début du Xe siècle. Elle servait autrefois à détecter les tremblements de terre: des croix toujours, à son sommet, et sur les côtés un cadran solaire avec une colombe légère.

Montée une dernière fois sur les remparts, pour partie constitués des toits en terrasse des bâtiments tout autour de la cour. D'ici l'on comprend l'imprenable du site, que cet ensemble à l'intérieur paisible fut difficilement bâti, à même les roches, au bord du gouffre, comme au défi des forces telluriques.

 

Nous rentrons à Sisian. Route inverse, aux mêmes flancs vertigineux, on s'arrête aux sources fraîches, on remplit les bouteilles pour la route. Route inverse, notre mémoire emplie d'instants, ce qu'on veut retenir, ce qui va s'oublier. Les quelques voitures, nuages de poussière, les paroles entre nous dans l'enthousiasme répété, pour faire l'empreinte un peu plus, dire entre soi pour prolonger l'indicible de chacun. Sona dont le sourire fané dit la fatigue, et les voix bientôt qui s'arrêtent, les corps qui boivent le repos.

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47 Survivance d'un rituel païen, le matagh est un sacrifice christianisé. "C'est comme une promesse faite à Dieu, qu'on accomplit."
48 Etienne Orbelian, Histoire de Siounie, cité in René Grousset, Histoire de l'Arménie, op. cit.
49 Voir http://artsakhworld.com/Tatevatsi_Anonym_Painter_Syiniq/Grigor_Tatevatsi_Eng/Grigor_Tatevatsi_Eng.html