Geghard
Des femmes vendant leurs gâteaux
Yovhannavank
Église St-Jean-Baptiste • Le tympan, parabole des vierges
Aghitou
Une pierre tombale
Gochavank
Tympan • Chapelle de l'Illuminateur
Kobayr
Visage du Christ de l'abside
Tatev
Motif sur le tambour de la coupole
Makaravank
Église principale • Motif polylobé
Bjni
L'église Saint-Serge
Noradouz
Détail d'un khatchkar
Edjmiadzin
Église Shoghakat • Détail de la façade ouest
Areni
Pierre tombale près de l'église
Haghbat
Église St-Signe • Les donateurs, Sembat le roi et son frère Gourguen
Ketcharis
Le bac à bougies
Erevan
Manuscrit au Matenadaran
Ererouk
Restes de la façade
Moro dzor
Chemin dans le village
Sevan
L'église des Saints Apôtres et le lac
Gochavank
Le monastère vu du bas de la colline
Tegher
Croix sur les pierres de la façade
Noradouz
Le troupeau qui rentre au village

Terre perdue
dans l'entre monde
peuple dispersé
comme jamais témoin
de notre devenir.


Terre précaire
depuis toujours
entre la résistance
et l'universel.

Encore des escaliers avant d'atteindre la salle où une centaine de manuscrits est montrée au public, parmi les dix-sept mille que compte l'institut. La jeune femme va de vitrine en vitrine, son discours est précis, scientifique, on passe d'un manuscrit à l'autre, à peine un éblouissement, à peine la fulgurance, mais le contexte et l'histoire qu'on détaille.

Les manuscrits du Ve siècle qu'on recopie au XVe, "pour garder la mémoire". Celui de six cents pages grand format, qui pesait vingt-huit kilos et que les femmes ont séparé en deux pour le porter, "pendant les événements, dans ce qui est la Turquie maintenant". L'une réussit et le porte à Edjmiadzin, l'autre femme l'enterre avant de se faire prendre, et c'est un soldat russe qui le découvre par hasard et l'apporte des années plus tard à Edjmiadzin aussi. Et puis encore, cette grande carte de la Méditerrannée et de l'Europe, avec tous les lieux où l'on a produit là plus de deux cents manuscrits, ici plus de cinquante... l'Arménie historique, la Cilicie, mais aussi la Crimée, la Roumanie, la Pologne, la Bulgarie... Densité féconde de cette culture en exil qui s'est propagée massivement, jamais en conquérante, toujours en creusant pour sa survie. Mémoire décousue, fragmentée, rassemblée, tout cela qu'on a conservé malgré les épreuves, depuis toujours, comme élément de soi.

La jeune femme a terminé ses commentaires, elle nous laisse, nous reprenons tout le parcours, seuls, longtemps. Pour la plupart, les manuscrits sont dans des vitrines horizontales sur lesquelles on se penche, côte à côte. Quelques mots entre nous, devant l'image, comme pour s'assurer de notre connivence, repères qui rassurent devant l'ambiguïté, qui prolongent l'éblouissement. Quelques mots, et le silence épaule contre épaule, instants des images dans la chair, vision qu'on partage dans l'aboli du temps, qui renvoie plus encore à la solitude quand s'est rompu le charme.

Matenadaran, évangile de 1038, anges au baptême du Christ
'...dont le tracé léger les fait naître...'

Il y a l'extrême finesse des traits, la complexité des scènes, le tissage des couleurs et des courbes, il y a ces visages attentifs, précaires dans leur expression minimale. On lit l'étiquette: c'est Sarkis Pitsak - on a conservé le nom de presque tous les miniaturistes - à Sis, en Cilicie au XIVe siècle. Il y a le Christ qui entre à Jérusalem, l'âne à l'œil rieur, les visages apeurés des apôtres, et ceux des gens qui tiennent les rameaux, tout de pudeur heureuse: c'est Hohvannès, au XIIIe siècle, en Vaspourakan60. Foisonnement des images dont on s'abreuve, de place en place.

Deux scènes en vis-à-vis: sur la page de gauche, le baptême du Christ. Il y a deux anges, leurs vêtements et leurs ailes sont marqués de gros traits, foncés, qui font l'essentiel du mouvement. Entre ces traits, des tons pastels, bleu, rose, vert, orange, qui font les tissus délicats. Et puis les visages, dont le tracé léger les fait naître, leur donnant une fragile présence que rien n'épuise. À droite, c'est la Transfiguration, et c'est le même signe dans l'image: le monde à gros traits, jusqu'aux habits des hommes, tout ce qui nous enveloppe, lumière et couleur, le contraste établi des différences. Et puis ces marques à peine des visages, des mains, tellement frêles et presque inachevés, les corps d'hommes proches l'un de l'autre, étonnés d'eux-mêmes: c'est un évangile, daté de 1038, réalisé dans la province de Taron61, et dont l'auteur est inconnu.

Image en système, éléments côte à côte que le regard met en échange, nous nous racontons ce que l'image suscite, ce qu'elle prolonge, du rectangle de la page à nos corps qui la vivent. Quand on se relève, comme épuisés d'un immense parcours, "Vous avez terminé?" dit Sona en souriant. J'ose à peine lui dire le bonheur que ce serait de passer des mois ici, voyager dans ces images, les mettre en dialogue, les boire, en faire langue...

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60 Le Vaspourakan est une province de l'Arménie historique, au sud-est du lac de Van.
61 Autre province, le Taron, aujourd'hui en Turquie, se situait à l'ouest du lac de Van.