Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Voussure du portail
Foussais
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Nous sommes dans l’errance du monde
nous nous agrippons aux saisons qui passent et changent

les jonquilles sont revenues
qui signent la lumière de nos étonnements, encore,
près des fenêtres.

On n’a jamais rien su de ce silence
qui clôt les vies
qui les range
comme sur l’étagère la boîte aux souvenirs
qu’on n’ouvrira plus.

Est-ce le décor des vieillesses
les gestes malhabiles contre quoi l’on se bat
ce qui se trame en nous
que la conscience n’arrive pas à atteindre.

Bruit coutumier des pluies de février
dans la maison apaisée, à l’abri de tous les vents
qui portent sur le monde bien plus de haine
que d’amour,
que savons-nous du monde qui va
qui n’en finit plus de craquer
de tracer l’horreur et le désastre ?

Nous nous accrochons aux branches des paysages
à ce qui fait le bleu du ciel
aux regards d’avenir des enfants,
nous nous accrochons
à ce qui pourrait nous dire
un peu de l’accalmie
dans le partage d’avant les solitudes.

On aimerait tant que les gestes
colorent vraiment le vivant,
que tout devienne jonquille, ou primevère,
la vérité première des naissances.

Écriture 23/02/24

On part du bourg, il y a peu encore comme un gros village avec ses quelques commerces de campagne, et maintenant gonflé de lotissements, d’aménagements des quelques rues qui lissent le regard, qui n’écrivent plus d’histoires spécifiques.

Le monde bascule, il bouscule les différences et les mémoires singulières, le bourg va devenir une petite ville de banlieue, les maisons basses d’autrefois vont se raréfier, on va faire des immeubles, des rues rectilignes, des points ronds autour desquels les gens tournent, signant dans l’espace leur temps désemparé.

On part du bourg, on parcourt peu de distance, et c’est l’habitat dispersé d’une vraie campagne qui peuple bientôt l’espace, une campagne quadrillée encore de haies, de parcelles à mesure d’homme, de hauts arbres. Et puis quelques hameaux, quelques demeures qui se tiennent ensemble comme pour affronter l’adversité, toutes proches du grand espace des marais. À peine quelques mètres en contrebas, et c’est l’immensité sous le regard, l’étendue toute plate de la terre quadrillée d’étiers, à perte d’horizon, avec au loin le clocher qui marque la hauteur d’un autre bourg.

Avant le XVIIIe siècle, ces terres étaient couvertes des eaux du lac de Grand Lieu une bonne part de l’année. Les aménagements hydrauliques, qui ont fait baisser l’eau du lac, les ont valorisées comme pâturages, où les bêtes venaient se nourrir grassement une fois les eaux retirées, au printemps.

On marche sur le chemin blanc, on laisse à gauche un petit troupeau, et c’est tout autour de nous une immense respiration de verts multipliés, de végétation brassée par le vent qui dialogue avec les nuages. On avance longtemps, près des petits étiers, des arbustes ont gardé des lambeaux d’herbes sèches, indiquant la montée des eaux durant l’hiver, de plus d’un mètre. La saison change ce territoire du tout au tout : l’hiver, seuls les arbres surgissent encore de l’eau, laissant comprendre que sous elle il y a un autre paysage, et l’été les vagues végétales dressent un mouvement aussi puissant que les eaux, elles déclinent le mouvement du monde que les hommes peuplent de leurs rêves, de leurs actes. Et l’on se dit que cette terre reste une longue mémoire immobile, permanente.

La jussie dans les marais

Mais les vagues d’herbes semées de millions de fleurs jaunes éclatantes au soleil sont trompeuses. Elle signent elles aussi le basculement d’un monde. Nous croisons trois promeneurs : “ Voyez, me dit l’homme, on devrait avoir ici, tout autour, trois à quatre cents bêtes à pâturer, il n’y en a qu’une trentaine. La jussie envahit tout et ruine les marais... ” La jussie, cette herbe aux fleurs jaunes qui fait la mélodie de la terre avec le vent. Plante invasive, dit-on, qui brise l’équilibre ancestral de ces terres et les dévore, sans qu’on puisse la détruire, la contenir, malgré tous les efforts d’outils puissants.

On marche, je regarde les rives près des étiers que les ragondins multipliés rongent, dissolvent, laissant çà et là quelques touffes d’iris au milieu de l’eau. Je me demande ce qui a maintenu l’équilibre des vies durant des siècles – bourgs, villages et marais – et ce qui aujourd’hui fait rupture, laissant tout un chacun désemparé, avec une vision qui s’emplit de désastre et d’impuissance à la fois.

Écriture le 22/08/24

Comment expliquer le déni de l’humanité face à des conclusions scientifiques alarmantes, alors que la science est au cœur de notre époque et son moteur évident ?

Continuons notre parcours initié dans l’article précédent, à partir de la parution en 1972 du rapport Meadows1, sur les limites de la croissance.

Tendances

On pourrait d’abord se dire que l’alarme formulée en 1972 n’était pas fondée, que le modèle et ses simulations étaient trop imparfaites et que, cinquante ans plus tard, l’évolution du monde n’est pas en cohérence avec ce que le rapport prévoyait.

Jean-Marc Jancovici, analyste infatigable, détaille et francise le travail de Graham Turner, chercheur australien qui a eu l’idée de comparer les résultats du rapport Meadows avec 30 ans de réalité, sur la période 1970-2000 :

Sans fournir la preuve absolue que l’effondrement « prédit » par l’équipe Meadows se réalisera au cours du 21è siècle, cette confrontation des simulations à ce qui s’est vraiment passé depuis la publication du travail de Meadows est à tout le moins troublante. Sur les aspects «énergie-climat», elle est même très troublante, parce que les hypothèses de Meadows et les caractéristiques des stocks de combustibles fossiles ou des émissions de gaz à effet de serre sont vraiment très proches2.

On doit ensuite admettre que la démocratie ne fait pas bon ménage avec les changements radicaux qu’il faudrait impulser. Interviewé en 2022 par Reporterre, Dennis Meadows illustre simplement ce fait :

Comment expliquez-vous que la croissance soit restée l’alpha et l’oméga des dirigeants de la planète, alors que vous avez montré dès 1972 qu’il s’agissait d’une impasse ?

Il est impossible de comprendre le débat sur les limites à la croissance sans réaliser à quel point celle-ci est bénéfique à court terme aux pouvoirs en place. Cela leur donne de la puissance politique et de la richesse financière. [...] Beaucoup de dirigeants ont lu les Limites à la croissance, et l’ont perçu comme juste. Mais ils n’ont pas pu en prendre acte. Un jour, l’un d’entre eux m’a dit : « Vous m’avez convaincu de ce que je dois faire. Maintenant, vous devez m’expliquer comment je peux être réélu si je le fais. »3

La cabane et sa triste impuissance

Lors d’une conférence, en réponse à une question sur l’enlisement du rapport Meadows, Jean-Marc Jancovici évoquait le fait que, face à une oeuvre-monde, il n’y avait pas d’interlocuteur-monde4. Autrement dit, pas de gouvernance mondiale, seulement une cacophonie hétéroclite des nations.

Du moins aurait-on pu penser que, devant l’évidence scientifique des analyses qui depuis cinquante ans se sont renforcées, avec notamment les rapports du GIEC, les citoyens se lèvent et finissent par imposer aux gouvernants une inflexion significative. Ce n’est pas vraiment ce à quoi on assiste.

Abel Quentin, dans un copieux roman récent intitulé Cabane5, prend comme source ce qu’il nomme le rapport 21 :

Le contenu du rapport 21 est librement inspiré du rapport Les Limites à la croissance, de 1972. Quant aux auteurs du rapport 21, ils ont été inventés de toutes pièces, pour les besoins de la cause. → [CA] p. 9, Note au lecteur.

La littérature donne parfois à entendre et voir le monde mieux que la réflexion. Plus précisément la création littéraire accouche en quelque sorte d’un réel plus dense que la vraie vie, et donc plus révélateur. Sur la couverture du livre est reproduite une peinture d’Edward Hopper, de 1960, People in the Sun, où quelques personnages se reposent face au soleil, sur des transats, sans rien faire, sauf un, plus en retrait, qui lit un livre. Lire, à la suite d’écrire, rien qui puisse changer le monde…

La première partie du livre s’intitule Le Rapport. La scène ne se passe pas au M.I.T. mais à Berkeley, foyer de la contre-culture, sur la côte Ouest. Les quatre auteurs sont Eugene et Mildred Dundee, dont on devine les échos avec le couple Meadows, Paul Quérillot un français, et Johannes Gudsonn un norvégien surdoué en mathématiques, tous rassemblés par Daniel W. Stoddard, pape de la dynamique des systèmes, comme Jay Forrester dans la vraie vie.

On perçoit très vite les correspondances fiction-réel, car l’écriture reste très mesurée et ne déforme pas la réalité, elle la met en scène avec réserve et elle la prolonge avec la même approche, donnant aux éléments de fiction des airs d’authenticité. Ainsi de la découverte du comportement du modèle :

Mildred avait découvert le schéma n° 8, dit “ business as usual ”, et sa courbe en forme de cloche qui n’augurait rien de bon. Ce schéma décrivait ce qui se passerait si la croissance industrielle et démographique suivait son cours, sans que l’on fasse rien pour la juguler. Symbolisés par des courbes en traits pleins, les indices de l’abondance (consommation alimentaire par terrien, production industrielle, espérance de vie, etc.) dépassaient la capacité de charge de la planète vers 2020, indiquée par une courbe en pointillé. Puis ils chutaient brutalement, en 2050. […] — C’est la chose la plus effrayante que j’ai vue de ma vie, avait dit Mildred. → [CA] p. 33

Ainsi encore de la prise de conscience d’une croissance exponentielle. C’est Stoddard, le père de la modélisation, qui parle :

Un roi des Indes s’ennuyait Il promit donc une récompense exceptionnelle à qui lui proposerait une bonne distraction. Lorsque Sissa lui présenta le jeu d’échecs, le souverain demanda au sage ce que celui-ci souhaitait en échange de ce jeu extraordinaire. Alors Sissa demanda au prince de déposer un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite pour remplir l’échiquier en doublant la quantité de grains à chaque case. Le prince accorda immédiatement cette récompense en apparence modeste. Atterré, son conseiller lui expliqua qu’il venait de signer la mort du royaume : des siècles de récolte ne suffiraient pas à s’acquitter du prix du jeu.
— Dix-huit milliards de milliards de grains, murmura le Norvégien qui avait calculé, de tête. → [CA] p. 37-38

On suit les débats des quatre chercheurs et de leur mentor, leurs désaccords, leurs surprises devant les résultats de leur propre recherche. Et surtout comment le livre qu’ils publient fait déflagration, comment les économistes le rejettent, et comment la sorte de naïveté et de bon droit du scientifique se heurte à l’étal morne de tout ce qui paralyse notre monde. Les Dundee parcourent la planète pour promouvoir leur livre et faire prendre conscience. Ils sont propulsés à la crête des médias dont les mouvements à hue et à dia annihilent les contenus qu’ils proposent. Le livre détaille cette histoire du couple, qui met à jour le rapport vingt ans après sa première parution, mais sans horizon, et va finir par se retirer dans une ferme de l’Utah, pour élever des porcs. “ Ils ont cessé d’y croire, tout simplement ” → p.124. Eugene Dundee meurt en 20076.

Puis vient l’histoire de Paul Quérillot le Français. Il n’adhère aux conclusions du rapport que du bout des lèvres et se préoccupe d’abord de son intérêt et de sa place. À sa compagne d’alors il affirme :

— Tu sais, Patty, il est probable que nous ne connaîtrons pas l’effondrement de notre vivant. Les projections les plus pessimistes du rapport tablent sur un effondrement au milieu du XXIe siècle. Donc vraiment, il n’y a pas de quoi se rendre malheureux. → [CA] p. 131

Il fréquente les hippies, parcourt la Californie, profite de ses droits d’auteur du rapport, et s’en va sur les conseils de son père comme cadre richement payé à Elf Aquitaine, le grand pétrolier français, qu’il va nourrir de dynamique des systèmes. Avant de créer sa propre entreprise Systems. Et vivre les riches heures parisiennes, entre le champagne et ses amants, tout en gardant le vernis respectable qui sied à son statut.

“ Tu ne renies rien, avait dit Noémie [son épouse]. Mon oncle est un type bien, et je crois qu’il a raison. C’est bien joli de se préoccuper de l’avenir du monde, mais il ne faut pas oublier le tien. Le nôtre. ” → [CA] p. 175

Commence à se dessiner dans le récit les refuges de ces protagonistes de l’Apocalypse, ont cru certains, dont les années qui passent sont loin d’être à la hauteur de leur travail de recherche. Le monde et son chaos sociétal les taraudent et sapent leur confiance. Abel Quentin fait vivre tout cela avec vivacité et détails. Chacun se bâtit sa cabane, chacun se forge un abri, moral tout autant que physique. La littérature déroule l’implacable.

Surgit alors dans le roman un nouveau personnage, Rudy, journaliste un peu précaire, un peu porté sur l’alcool, à qui on [l’actionnaire du journal] demande un reportage sur ces chercheurs du rapport 21 : “ Ça avait fait pas mal de bruit, et puis les gens sont passés à autre chose ” → p. 227. Rudy lit le rapport :

Le premier, il avait démontré scientifiquement l’impasse de la croissance dans un monde fini. Il avait été violemment critiqué, aussi. Il était effarant de lire un livre vieux de cinquante ans qui disait tout. → [CA] p.235

Il se met à la recherche des acteurs, des éditeurs, et notamment il enquête sur le quatrième chercheur, le Norvégien Johannes Gudsonn, dont on a perdu ou presque la trace. Avec patience, le journaliste retrouve son parcours, sa passion pour les mathématiques, radicale comme peut l’être une croyance religieuse enclose en elle-même, sa dérive mystique, sa solitude revendiquée dans une cabane d’une île norvégienne, puis dans le Massif Central. Et là, l’écriture se perd dans les méandres des multiples délires et terreurs d’aujourd’hui, ceux et celles du Norvégien dont il retrouve les carnets :

Berkeley, le 15 mai 1974
Je ne vois plus que les famines, les pénuries, les monstruosités que préparent nos orgies présentes. San Francisco, où je me suis aventuré hier, me débecte : l’atmosphère paresseuse de la fête est partout, les gens boivent et rotent, l’air ahuri, satisfaits. → [CA] p. 344

Et plus avant, dans un manuscrit intitulé Soldat de l’invisible :

Un jour, Erika [une de ses compagnes] m’a dit qu’il fallait frapper le système en plein cœur. Elle parlait de charges explosives, de sabotage des trains, de fusils automatiques. Elle me parlait de faire sauter la banque centrale d’Oslo, ou la raffinerie de la Statoil. Je lui ai répondu : “ À quoi sert de détruire les Machines, si nous laissons les hommes pour les reconstruire ? ” → [CA] p. 457

Et le roman d’aujourd’hui fournit une vue saisissante, dans son imprécision même et son foisonnement, de la vague multiforme en train de nous submerger, sans boussole aucune, multipliée dans ses fausses informations mortifères, où la haine et la guerre s’affranchissent allégrement du droit, de la raison et de la science. La cabane, les multiples cabanes étriquées plutôt, peuvent-elles nous protéger de quoi que ce soit ?

1 Halte à la croissance ?, enquête sur le Club de Rome, par Janine Delaunay, et Rapport sur les limites de la croissance, par Donella et Dennis Meadows, Jorgens Randers et Wiliam W. Behrens III, Fayard, 1972. [HC?]

2 https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-growth-1972/

3 https://reporterre.net/Dennis-Meadows-Il-y-a-deux-manieres-d-etre-heureux-avoir-plus-ou-vouloir-moins

4 https://www.youtube.com/watch?v=lxFQ1a52tmQ

5 Cabane, Abel Quentin, Éditions de l’Observatoire, 2024. [CA]

6 Dennis Meadows est en fait toujours vivant en 2024.

 

Écriture le 16/10/24

C’est un livre qui a marqué le jeune chercheur que j’étais, il y a plus de cinquante ans, et qui me revient à la figure aujourd’hui grâce à la parution d’un autre livre dont la trame romanesque s’inspire du premier.

On pourrait dire du premier livre qu’il se veut, à travers une vulgarisation scientifique de bon niveau, un signal d’alarme adressé à tous. Et du second, une exploration saisissante de la dérive du monde désormais globalisé, largement plongé dans l’irrationnel et le déni de la science, où prévaut pour bien des humains le mythe de l’abri, du refuge au seuil des catastrophes.

Nous sommes en juin 1972, je viens de soutenir ma thèse en Physique du Solide, à l’université de Nantes, tout heureux de ma mention Très honorable avec les félicitations du jury. En même temps, cette recherche me semble bien peu utile, elle trace comme un enclos au sein d’une discipline qui m’intéresse sans me passionner. Et, depuis deux ans, nous retrouvons en Saintonge des sensations d’enfance et tout un monde qui me semble plus authentique, ou plus sain peut-être, que la densité urbaine nantaise, toute échevelée et en forte croissance, justement.

J’achète le 26 juin, juste après sa parution, le premier livre Halte à la croissance ?1. Je me souviens l’avoir lu d’une traite, avec attention et passion, et m’être dit ensuite que, si le monde évoluait comme ça au cours du XXIe siècle, on serait mieux à vivre à la campagne, si tant est qu’on atteigne un âge avancé… Réflexion bien naïve, mais qui a contribué à notre changement de vie.

La croissance et sa question

Dans la décennie 1960-1970, la croissance économique annuelle varie en France de 5 à 7 %2, légèrement au-dessus de la moyenne mondiale3. L’impact du rapport Meadows est considérable, le livre va se vendre à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde et faire très vite polémique. Dès sa préface, le problème est justement posé :

La croissance s’inscrit trop souvent aujourd’hui dans des programmes à courte vue qui satisfont admirablement des égoïsmes nationaux, mais au prix d’irrémédiables détériorations à long terme. […] La Religion de l’Expansion doit s’effacer au profit, non d’un arrêt de la croissance, mais d’une croissance contrôlée pour préparer des grands équilibres écologiques… → [HC?] p. 13

Tout part d’une évidence pourtant : dans un monde fini comme l’est notre Terre, on ne peut croître de manière infinie. Il faudrait donc savoir se limiter. Mais…

La limite, c’est notre ennemie. A bien y regarder, les grandes aventures humaines ont toujours eu pour objectif de dépasser les limites. La Lune est à 400 000 km de la Terre, séparée de nous par le vide, et totalement incapable d’accueillir un être humain dans la tenue d’Ève ? Qu’à cela ne tienne, un peuple entier se mobilise – et une entreprise comptant jusqu’à 400 000 personnes est mise sur pied – pour parvenir à y faire une promenade du dimanche.4

Parcourons donc d’abord (un peu) l’histoire et le contexte de ce livre de 1972, ainsi que, grossièrement, les scénarios d’évolution qu’il décrit, et aussi où nous en sommes de ces scénarios cinquante ans plus tard.

Du Club de Rome au M.I.T.

Le Club de Rome5 est un groupe de réflexion fondé en 1968 autour d’Aurelio Peccei, alors membre du conseil d’administration de Fiat. Il rassemble des industriels, des hauts fonctionnaires, des universitaires, des penseurs… de différents pays, préoccupés par les problèmes complexes de l’évolution des sociétés humaines. Ces gens souhaitent des recherches qui appréhendent les problèmes à l’échelle du monde, mais ce genre de projet heurte les gouvernants, qui n’ont que faire des “ dilemmes de l’humanité ”. Les réunions se succèdent, et les échanges. En 1970, Jay Forrester6 assiste à l’une d’elles, il est professeur et chercheur au M.I.T., grand laboratoire de la côte Est des États-Unis :

Il travaille depuis une trentaine d’années à la mise au point de modèles mathématiques adaptés aux systèmes dynamiques et complexes que sont les problèmes industriels et les problèmes urbains. → [HC?] p. 33

On raconte que dans l’avion du retour, Forrester noircit des pages de notes pour adapter son modèle à la problématique du monde, ce sera World 1, ensuite affiné en World 2 et 3. Le père de la modélisation des systèmes dynamiques sera très convaincant devant l’équipe du Club de Rome qui vient au M.I.T. En juillet 1970, la fondation Wolkswagen finance la recherche pour 200 000 dollars.

Forrester réunit autour de lui dix-sept jeunes chercheurs, dont quatre vont signer le rapport. Dennis Meadows en est le responsable :

Pendant dix-huit mois la très jeune équipe internationale va faire un travail de bénédictin : recueillir chiffres et statistiques provenant de, et concernant, la planète entière. Et ce pour les variables qui ont été jugées essentielles : investissements (production, industrialisation), population, pollution, ressources naturelles, nourriture, qui sont les cinq éléments dont les interactions vont être étudiées. → [HC?] p. 35

Le modèle et ses résultats

On sait qu’un ensemble considéré comme un système est représenté par des éléments en interactions, parfois nombreuses, les uns avec les autres. Ces interactions sont de différents types :

Un exemple bien connu est celui de la boucle prix-salaires : les salaires augmentent, donc les prix augmentent ; l’augmentation des prix provoque des demandes de réajustement de salaires, et ainsi de suite. → [HC?] p. 153

Une telle interaction est dite boucle positive, il existe évidemment des boucles négatives, et des interactions dont les effets sont décalés dans le temps. Les chercheurs du M.I.T. qualifient eux-mêmes leur modèle comme “ imparfait, schématique, et incomplet ”, mais il résulte néanmoins d’un travail considérable pour 1/ établir la liste des relations causales entre les cinq éléments cités ci-dessus et construire la structure des boucles, 2/ quantifier chaque relation avec le plus de précision, compte tenu des données mondiales disponibles, 3/ calculer l’évolution de toutes les interactions et simuler le comportement du modèle dans le temps, et 4/ vérifier l’influence sur le système des différentes politiques pour modifier son comportement.

Notons que, par exemple, le modèle prend en compte la pollution, mais pas de manière forte le changement climatique, alors peu investi par les scientifiques. Et que le modèle en reste à des grandeurs et des interactions mesurables : il ne prend pas en compte des événements type pandémie du futur Covid-19, ni des guerres éventuelles qui peuvent avoir des incidences majeures sur l’évolution du monde.

Comment se comporte le modèle dans le temps, de 1900 à 2100 ? Jean-Marc Jancovici fournit les graphiques et un commentaire éclairant7, et les auteurs du rapport déclarent déjà :

Cela nous permet d’affirmer avec une quasi-certitude que, au cas où aucun changement n’interviendrait dans notre système actuel, l’expansion démographique et l’expansion économique s’arrêteraient au plus tard au cours du siècle prochain. → [HC?] p. 233

Le comportement fondamental de l’écosystème mondial est défini par une croissance exponentielle de la population et des investissements, suivie d’un effondrement. → [HC?] p. 250

Cet effondrement provient de la pénurie de matières premières. En doublant le stock de ressources naturelles, l’effondrement, selon le modèle, a lieu une vingtaine d’années plus tard, “ tout simplement parce que quelques années supplémentaires de consommation suivant une loi exponentielle ont été suffisantes pour accélérer leur disparition ” → p. 234.

On ne peut résumer ici la pédagogie et la prudence scientifique dont fait preuve ce rapport Meadows. J’en conseille encore aujourd’hui la lecture, il n’a rien perdu de sa pertinence. Avant de parcourir, dans un prochain article, ce qui s’en est suivi, depuis cinquante ans, à travers un autre livre, terminons par des extraits des commentaires des membres du Club de Rome. Ils écrivent que les limites à la croissance…

risquent d’être atteintes plus rapidement encore du fait des contraintes politiques, économiques et institutionnelles de l’injuste répartition des ressources et des revenus tant entre les groupes humains qu’à l’intérieur même de ces groupes… → [HC?] p. 290

Et encore :

Nous courons au désastre si les nations continuent à agir en ne tenant compte que de leurs seuls intérêts, ou si les nations industrialisées et pays en voie de développement entrent ouvertement en conflit. La planète n’est pas assez vaste et ses ressources ne sont pas suffisantes pour tolérer plus longtemps le comportement égocentrique et agressif de ses habitants. → [HC?] p. 295

1 Halte à la croissance ?, enquête sur le Club de Rome, par Janine Delaunay, et Rapport sur les limites de la croissance, par Donella et Dennis Meadows, Jorgens Randers et Wiliam W. Behrens III, Fayard, 1972. [HC?]

2 https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays/?codeStat=NY.GDP.MKTP.KD.ZG&codePays=FRA&codeTheme=2

3 https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.MKTP.KD.ZG

4 Jean-Marc Jancovici, Préface à la mise à jour du rapport Meadows, 2012. Voir : https://jancovici.com/publications-et-co/contributions-a-ouvrage/les-limites-a-la-croissance-dans-un-monde-fini-30-ans-apres/

5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_de_Rome

6 https://fr.wikipedia.org/wiki/Jay_Wright_Forrester

7 https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-growth-1972/. On trouvera sur cette page web les graphiques du rapport de 1972.

 

Écriture le 15/10/24

C’est dans une petite ville de l’Ouest, une grande salle bien éclairée, avec des tables tout autour et des piles de livres sur les tables.

La libraire, dynamique et souriante, organise ce salon, avec l’aide des édiles locaux : trente-quatre autrices et auteurs, chacune et chacun assis à sa table, derrière ses livres. Certains ont apporté de grands panneaux promotionnels qu’ils ont tendus derrière eux. Il va y avoir des animations dans la journée, quelques rencontres dans une salle à part avec quelques auteurs, et aussi une tombola dont je n’ai pas bien saisi les tenants et les aboutissants – on tire des numéros pour les enfants mais les enfants ne sont pas là, on remet tout en jeu. À l’entrée, dans le hall, un buffet dit oriental, avec des pâtisseries d’Orient donc, qui sert un thé parfumé merveilleusement préparé.

Au début, il n’y a presque personne, alors les auteurs déambulent, cherchant le fil conducteur, cherchant à repérer ce qu’ils connaissent, ce qu’ils découvrent. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme coiffée d’un tricorne et d’une veste à l’aspect militaire tient des propos volubiles sur la manière d’écrire et de se faire éditer. À ma gauche, ma voisine a déployé sur sa table des dizaines de titres en piles resserrées qui encombrent tout l’espace, elle en retire finalement certains. Est-ce que la profusion va séduire le lecteur potentiel ? À droite, elle ne propose, comme moi, qu’un seul livre, mais cartonné et avec photos, ça traite de New-York et de l’Apocalypse, comme je le découvrirai par bribes tout au long du jour, tant ses explications occupent l’espace sonore. Plus loin, un stand qui propose des livres graphiques – l’histoire aidée de la BD, qui va faire sans doute les meilleures ventes, “ c’est très tendance ”, me dit-on. Parmi tous ces auteurs, deux dont j’ai déjà lu des critiques dans quelque média d’envergure, les autres, comme moi, sont des anonymes besogneux de la littérature. De la littérature ? Pas vraiment. Peu d’œuvres littéraires, mais des livres à thèmes divers, fantastique, science-fiction, policier bien sûr, histoire mise en fiction…

Vers onze heures, le courant des visiteurs s’est affermi, mais la densité reste légère, on peut les observer tout à loisir. Ils restent là longtemps pour beaucoup, faisant deux ou trois fois le tour, un peu gênés de regarder le livre. “ Je peux ? ” - “ Mais ils sont là pour ça... ” Après le titre, chacun lit la quatrième de couverture, certains ouvrent l’ouvrage, lisent quelques lignes, changent de page, le referment et le reposent sur la pile. Avec un sourire gêné : “ Je fais le tour, mais je vais revenir ”… Certains auteurs de mes voisins agrippent celle ou celui qui s’arrête, tiennent un discours sur leur propre talent, sur l’exceptionnel qu’ils présentent, là, sur la table, l’œuvre à lire absolument… Mais ça reste peu efficace, le passant écoute, poli, un moment, puis se détourne, passe au stand d’à côté et le jeu recommence… Parfois, c’est le passant qui prend la conversation en mains, qui connaît le sujet comme l’auteur, qui a parcouru le pays concerné depuis longtemps – “ j’étais à New York justement... ” La population qui passe est assez âgée, quelques jeunes filles, rares, par groupes de deux ou trois.

Le plus souvent, ceux qui ouvrent le livre et montrent par leurs gestes leur intérêt, ont besoin d’arguments pour se désengager, ne pas l’acheter. En quelque sorte, on joue comme au théâtre. “ Ah Oui, j’ai bien connu tous ces mouvements, j’étais aux premières loges, c’était il y a cinquante ans... ” Lui est bien mis, il se raconte son passé, elle est souriante, emplie de bagues, elle l’entraîne ailleurs… Et le jeu recommence souvent, autrement décliné. Comme si, de se baigner dans les mots nouveaux, ne ravivait que de vieux souvenirs où ces mots avaient de l’importance pour vivre, qu’ils n’ont plus. Parfois, quand même, ce qu’on croit être une vraie rencontre : elle a lu quelques extraits, elle me regarde profondément, “ C’est très beau ”, dit-elle. Elle a le livre dans ses mains, je sais qu’elle va le lire, on se regarde dans un sourire à peine esquissé, je fais la dédicace, “ Pour Claire... ” “ C’est un joli prénom ”, dis-je. Elle prend le livre, il n’y a rien d’autre pour peupler l’instant que cette promesse que les mots vont l’abreuver quelque temps. Et qu’écrire, ce n’est pas toujours vain.

L’après-midi, c’est l’affluence, parfois plusieurs questions différentes en même temps, et chacun qui veut l’auteur à soi seul, et s’imaginer qu’ainsi il captera une part du mystère qu’il assigne aux mots couchés sur le papier. Il reste dans ce monde tout aplati, tant asséché, des zones obscures auxquelles certains, on le pense, ont accès. Des auteurs s’engouffrent dans cette brèche, cultivent la stature d’un personnage sacré. D’autres, au contraire, n’affichent qu’une modestie ordinaire, tant l’écriture pour eux n’est qu’un geste au cœur des vies, essentiel mais dans le fil des jours.

Le soir arrive, la salle retrouve sa transparence du matin, avec des livres en moins sur les étals, mais qui restent trop nombreux aux yeux de beaucoup. Chacun range les exemplaires dans les cartons. Est-ce que la journée a essaimé un peu de culture dans l’esprit de ces gens qui sont venus – quelques centaines ? Goût amer d’un temps si précaire.

Écriture le 20/02/24

Les livres,
un peu partout posés dans la maison,

on dialogue avec leur mémoire
on se rappelle leurs temps de vie en nous,
ce qu’ils nous ont appris du monde.

Les livres se sont accumulés, on a tenté
de les ranger, de leur assigner une place
en soi et dans l’espace,
entre la blessure et le devenir,
entre le sourire du bonheur
et l’ignorance qui monte des douleurs.

Sait-on quelle nourriture ils nous ont offerte,
en quoi leurs histoires, leurs images, leurs pensées
ont labouré notre être, l’ont rendu peut-être
plus fertile, plus ouvert à ce qui vient d’ailleurs,
à toutes les guirlandes des mondes jamais épuisées
qui murmurent à l’oreille tous nos possibles.

Mais ils restent tellement évanescents,
on voudrait les toucher du doigt,
les ramener à la vie même,
les fragrances des livres s’évaporent
elles se détachent du réel du monde,
elles ne font dans le souvenir
qu’un menu signe.

Les livres tissent dans l’ombre des maisons
une chaleur, comme un peu de la tendresse
essentielle au devenir des vies,
comme un peu de la profondeur
gagnée sur le futile des jours,
comme un peu de l’ancrage
dans la terre humaine dont on vient
et qu’on ira rejoindre,
au bout de la route amoureuse.

Écriture 16/02/24

J’ai commencé de brasser la terre du jardin, il y a deux jours, dans l’humidité encore grande de cette terre lourde, avec qui je dialogue depuis cinquante ans.

À chaque année qui vient, il faut griffer, creuser et bêcher un peu – juste un peu – cette terre compacte et les restes de l’engrais vert semé en septembre. Un peu plus loin, un envol de vanneaux, dans un nuage léger, signait le bonheur de vivre.

Le jardin nous arrime à la terre, aux aléas du temps qu’il fait, au climat qu’on voit changer au rythme qui s’accentue. Le jardin nous murmure qu’on ne maîtrise pas la terre, ni le temps, ni cette évolution folle que les humains ont mise en branle et qu’ils ne peuvent plus arrêter.

À une centaine de mètres du jardin, sur l’autre versenne, on continue de déverser des poisons dans le sol, régulièrement. Cela fait un brouillard léger dans la lumière. On espère à chaque fois que le vent porte dans l’autre sens. On ne mesure pas l’étendue des dommages, pour le vivant du sol, pour nous-mêmes, pour le monde. On ne sait rien, sauf ce rendement comme la valeur suprême. Qui pourtant ne suffit plus à la précarité paysanne, qui la dépossède, l’oblige à l’exil d’elle-même.

Il faudrait que la terre partout soit comme un jardin, qu’on y porte attention pour les générations qui viennent. Rien de tout cela. Seulement le modèle triomphant d’une économie globalisée, chaotique, incohérente, qui lamine les petites gens, les paysans comme celles et ceux des jardins. Toutes celles et ceux qui regardent le désastre venir dans l’impuissance de leurs mains.

Il faudrait de nouvelles oriflammes, une nouvelle foi, des confiances et des chemins renouvelés… nous n’avons que l’immensité médiatique des résonances vides. Nous nous accrochons, tous, aux jardins, aux plantes qui poussent encore, aux fleurs qui font la lumière nouvelle, celle qui fait du bien aux corps, un moment. Il faudrait une mobilisation, non pour réarmer quoi que ce soit – les armes, c’est toujours la mort, mais pour assembler, tisser, expliquer vraiment. Il faudrait du temps, de ce temps qui coûte trop cher désormais. Les jardins sont condamnés à survivre sans bruit, dans le reflux d’espérance, dans l’attente des malheurs à venir.

Écriture le 02/02/24

Avec ceux qui sont proches vient la vie facile des rencontres et souvent de la confiance partagée.

Les visages sont comme le ciel, même avec les nuages il y a la lumière. Avec ceux qui sont proches, on peut longtemps meubler le monde, de la saison qui vient, ou des champs de lavande qu’on a vus autrefois, là-bas, dans le sud du soleil. Ou bien encore des voyages bénis dans les terres de l’Orient, celles qui sont si loin, et si proches quand on s’immerge en elles. La vie dans le monde avec les proches tinte comme les matins du monde, ouverte à tous les vents, elle dit sur la terre immaculée le devenir improbable des rires et des bienfaits, malgré tout. Malgré toute la face sombre que font aussi les hommes.

Aime le proche de toi, comme toi. Ouvre, partage et tisse la confiance. Et celle-ci déroule tous les possibles du monde dans cet espace entre vous. Il n’y a plus que les couleurs du vivant, celles qui s’accommodent et magnifient les paysages, les patrimoines et toutes les mémoires qui ont fait à ce jour l’humanité. On sait bien que c’est cela qu’il faut faire grandir, préserver. Les œuvres des hommes comme un témoignage. Cela qui se décline dans le cours immédiat des vies, comme la naïveté enfantine, ou toutes les rumeurs accessibles du vent.

Nous marchons tous désormais au bord du désastre, sans savoir même que nous sommes ensemble, dans le difficile extrême de l’impuissance collective, nous ne savons rien de ce qui nous attend, au sein du flux montant de ce qui tue.

Il nous reste l’espoir à tisser, telle une foi dérisoire, à même les visages, il nous reste à prolonger les sourires. Comme le font depuis toujours toutes les mères du monde devant leur enfant. Nous ne savons rien de ce qui va venir, nous avons peu de prise sur ce qui fait les choix, à travers cette terre. Sauf avec vous qui êtes proches, là, dans l’espace des murmures, loin des discours de certitudes, dans le partage encore sublime des jardins, ou des nuages, ou de l’évidence des enfants.

Écriture le 27/01/24

C’est dans son atelier, sur les hauteurs de la maison, là où la lumière encore nimbée des montagnes entre à flot.

C’est dans une sorte de désordre une profusion d’outils, de pains de terre préparés, enveloppés, une profusion de petits personnages en train de sécher, nés de cette terre et de ses mains à lui, qui nous guide, qui nous fait traverser son monde où son imaginaire ne cesse de dialoguer avec sa mémoire d’enfance, avec la terre qu’il modèle, avec ses pensées intimes.

Il va faire cuire ses petits personnages, les rendre permanents, les pousser au-delà de la mort peut-être. Et cela dressera dans l’espace des processions humaines où les blessures sur les visages se verront à peine, où la fatigue de mener la vie jusqu’à son terme affleurera parfois. Il y en a des centaines, de ces personnages, souvent groupés, figures des efforts des hommes depuis toujours, la terre écrit le chant des anciens récits, des anciens psaumes. Il explique – Voici Abraham, et Sara, et Isaac…, il explique, et la terre devient comme une musique avec les figures tutélaires du monde. Il passe d’un groupe à l’autre, il raconte, il ne dit pas les blessures à vif qu’on voit sur les visages, ni les luttes des frêles silhouettes contre l’inéluctable. Ou peut-être est-ce simplement contre le vent qu’elles marchent à grand-peine, on ne sait jamais quand on voit une image ce qu’elle traduit de précaire, de bienheureux.

Il nous montre bientôt ses carnets de dessin, semis de traits, de courbes retracées, esquisses, et parfois l’accomplissement de l’image. Il détaille – là, la tour du village, là la Roche-Colombe… mais tout est mêlé sur la feuille, sans que l’univers figuré soit hésitant. On parcourt cet espace recréé avec enchantement, sans toujours reconnaître ce qui le constitue, mais on sait bien que c’est la musique des courbes et des traits qui compte, leur naissance, ce qui peuple la surface, comme une enfance qui remplirait sa mémoire sans fin, parce que l’humain est sans limite, qu’il sait transmettre l’impondérable des angoisses, la magnificence des certitudes.

Viennent les dessins eux-mêmes, avec leurs couleurs incertaines. La multiplication des paysages et leurs incertitudes, les formes vivantes qui les emplissent et qu’on ne découvre qu’après un long moment du regard. Les arbres et leurs feuilles dans la lumière et comme en arrière d’eux les mille matières ou signes qui font le monde, bien plus loin, comme une essentielle fondation qu’il faut chercher dans le visuel qui s’offre. Il dit encore – Là, c’est Venise. Il montre la folle miniature d’une église perdue dans l’immensité grouillante de la feuille dessinée. On a l’impression qu’il tisse l’infinité du vivant, que les traces et les couleurs lèvent à peine sous le regard l’insondable, qu’il nous invite dans l’incertitude d’un chemin qui ne finira pas, où les yeux partagés deviendraient plus fraternels.

C’est dans l’atelier, là où tout se joue dans l’aventure précaire de la création, là où tout se risque, là où la mémoire humaine inscrit des lucioles qui la dépassent. Là où peut-être face aux vents des montagnes peut s’écrire en pointillés une intime espérance.

Dans l’atelier de Frank Girard

Écriture le 09/05/24

C’est comme un nid, c’est une maison qu’on a commencée petite, une sorte de cocon à même la terre un peu sauvage, parmi les arbres de ce pays du sud vers le Lubéron, avec de grandes trouées ouvertes au regard.

Et l’on sait que ce regard se poursuit au-delà de ce qu’on peut voir, au-delà de soi-même.

C’est comme un nid qu’on a commencé il y a longtemps déjà – deux générations de vie pour assembler ses brindilles, les ajuster, prévoir des parcours, des endroits pour le repos, pour le partage. On l’a agrandie, peu à peu, à mesure des enfants qui poussaient. C’est une maison pour le temps paisible, pour se dire que, parmi les pierres plates et grises qu’on remet en terrasses, le fil du temps se déroule dans la densité des vies et que les trouées ouvertes du paysage sont immuables et signent comme d’une bénédiction cette terre.

Sur un mur de la maison, on a greffé une arche, un arc en anse de panier qui donne sur un espace ouvert au repos. Au bord de la maison, le chemin d’accès, qui se transforme là en étroit sentier. Tout autour, des arbres de la Méditerranée, des collines douces, et ce terrain qu’il faut nettoyer pour protéger du feu toujours possible. Comment écrire les ingrédients du bonheur à même la terre, ces sortes de liens entre l’existence humaine et son entour, ceux qu’on touche du regard, ceux qu’on devine ?

Celle qui vit dans la maison nous emmène sur le sentier, vers l’ancien village maintenant abandonné – les gens sont descendus vers la vallée plus lucrative un peu plus bas. Il y a encore d’anciennes bories au toit de pierres sèches, précautionneusement décalées l’une l’autre pour faire peu à peu voûte, il y a de vieilles cuves pour retenir l’eau incertaine, il y a les pierres des murs, leurs rangées, leurs alignements qui disent le savoir-faire d’antan.

Elle et lui nous conduisent à quelques kilomètres, dans un village à flanc, là où le divin marquis logeait dans son château, tout en haut. Tout le village a été restauré, par le grand couturier qui a naguère fait du château sa propriété, par un groupe américain d’art and design qui possède une bonne part des maisons et propose des sessions de création, des expositions. Et cela livre à ceux qui passent une atmosphère étrange, d’une authenticité ancienne de l’espace, irriguée, nervurée, par l’univers global de la mode qui draine jusqu’ici ses intérêts commerciaux. En montant dans les ruelles, des balcons, d’où l’on voit d’autres villages perchés, au loin, parmi les traînées des nuages bas. Au château, on ne peut pas entrer, une conférence de presse s’y tient, sur invitation, les grands bras grands ouverts d’une œuvre d’art à l’extérieur se referment sur nous. On redescend par un sentier, la terre conviviale n’est jamais loin.

On revient dans la solitude de la maison, tout près, mais si loin dans l’apparence des vies, à l’abri des habitats denses qui jalonnent la terre et y creusent leurs affaires. On y partage le délicieux repas de l’amitié, les moments simples, les fraises du printemps ont des saveurs éternelles.

Écriture le 06/05/24

La Svanétie est une terre à part, nichée au pied du Grand Caucase, dans la partie ouest de la Géorgie.

Terre de résistance à tous les envahisseurs, terre de sauvegarde de cette ethnie svane très ancienne qui la peuple, terre de patrimoine où les hautes tours des villages percent la brume comme une affirmation de l’indicible, où les églises sont comme semées à la volée, choyées par les habitants, couvertes de fresques aux styles multiples et qui renferment des icônes vieilles de plus de dix siècles.

Si le pays commence dans la verdure végétale, il se termine vers Ushguli par un village encore enneigé l’été, à plus de deux mille mètres d’altitude. Difficile en un article de donner à voir ce territoire, autrement que par quelques images un peu à la volée elles aussi. On a fait ce périple à partir de Mestia, la petite ville encore facile d’accès. Nous logions chez une femme qui travaillait au superbe petit musée de la ville. “ Comme j’aimerais aller avec vous ! ” À défaut, elle nous a trouvé un chauffeur étrange qui, en plus d’être un expert du 4 x 4, s’occupe du patrimoine, de faire des relevés dessinés des fresques avec grande précision. Il a le visage sévère et sérieux. Lela nous accompagne aussi, pour la traduction.

Mulakhi

Comme à Mulakhi, le scénario sera partout le même : l’église est fermée, le chauffeur nous dépose, il va chercher le prêtre qui arrive après un moment, comme ici cheveux blancs et calotte noire, nous bénit jovialement, dit qu’il aime la France, et nous présente en détail toutes les scènes des fresques et les icônes. On s’imbibe des paroles, on tente de comprendre, de situer. Dehors, les trouées de lumière sur les immenses versants, entre les nuages. La magie des très vieilles images au cœur des hautes montagnes, grandeur contre grandeur.

Murkmeli

Le territoire est organisé en petites communautés, qui peuvent regrouper plusieurs villages. Ainsi, tout en haut, Ushguli, qui possède son église Lamaria du Xe siècle (la Mère de Dieu en svane), est relié au village en-dessous, Murkmeli, avec son église du Sauveur et des fresques des XIe-XIIe siècles. D’autres églises sont isolées, perdues dans la montagne, parfois à deux heures de marche, et nous ne pourrons pas toutes les voir.

Ushguli

Cette profusion des trésors arrimés à ces maigres villages m’impressionne, d’autant qu’il y a toujours quelqu’un pour ouvrir, pour dévoiler, pour expliquer. À Lagurka, il nous faut monter dans la montagne durant presque une heure, sentier raide, cœur qui cogne dans la suée. Quand on arrive, des gens sont déjà là, notre chauffeur les a prévenus hier que nous venions ce matin. Rituel des scènes qu’on découvre, des visages qu’on identifie avec Lela, comme ce saint Jean que le peintre Tevdore a signé en 1111.

Khe

On s’imprègne de ces fresques, de ce qui se dissout lentement, de l’érosion qui fait son œuvre, des couches qui résistent. Les Svanes sont fiers de leurs trésors, mais c’est une fierté simple qui se confronte à l’immense, à l’âpreté de leur pays. Il y a ces icônes sur bois ou en métal repoussé, dont certains remontent avant le Xe siècle et qu’on nous sort de meubles mal fermés, avec ferveur. Sensation que tous connaissent leur mémoire comme un fleuve dont ils s’abreuvent et qu’ils partagent modestement. Sensation aussi que cette parole les fait vivre. Et nous avec eux, par scintillement.

Khe

 

Mulakhi

Comme toujours, en ces moments de grâce, le voyage abolit le temps, l’espace, nous voici ailleurs, portés profondément par les images et les pierres, transfigurés comme des enfants. Quand on pique-nique le midi, notre chauffeur, lui qui travaille à la restauration de ces lieux et qui nous montrera tout à l’heure longuement ses croquis des fresques, a trouvé sur la pente des fraises sauvages, toute une poignée, qu’il fait glisser de sa forte paume vers la tienne, si fine.

En 2013

Écriture le 12/06/23

D’une étape à l’autre en Géorgie, comment écrire la profusion de l’architecture, des reliefs sculptés, des peintures murales ?

Le patrimoine maille le territoire de façon dense, et c’est comme une récolte inépuisable croit-on, qui draine une longue période de temps. Et tout cela au cœur d’une variété de paysages peu commune. Nous sommes partis ce matin de Koutaïssi, grand centre de la partie occidentale du pays. Deux sites déjà visités, nous partons vers le nord-est par une longue route sinueuse dans la verdure des premières montagnes, passons bientôt Tkibouli, ancienne cité industrielle aux grandes avenues et façades lépreuses. Il faut monter encore, dans cette province de Ratcha, on se croirait bientôt en Auvergne dans la lumière douce, on pique-nique au bord d’un grand lac aux eaux claires.

Nikortsminda est un peu plus loin. L’église Saint-Nicolas se tient au bout d’un petit chemin qu’on monte dans le soleil et d’où l’on domine toutes les terres d’alentour. Cette église fut construite – une inscription en témoigne – en 1010-1014, par un roi nommé Bagrat III, fondateur du premier royaume unifié de Géorgie. Elle est à la fois élancée et ramassée sur elle-même, comme nombre d’édifices de cette région du monde, Arménie et Géorgie, où le signe fondateur est celui de la coupole élevée vers le ciel.

À en faire le tour, ce qui impressionne d’abord, ce sont les reliefs sculptés qui couvrent à foison les parois, murs des frontons, arcs et montants des fenêtres de la coupole. On ne peut s’empêcher de penser à notre art roman, au vu de la période de construction, mais ici tout l’extérieur est investi par les sculpteurs. Et d’abord par les images surprenantes, comme cette scène où deux anges portent le Christ sur son trône de gloire, quand il revient à la fin des temps, tandis que deux autres anges sonnent de leur cor la nouvelle, haut et fort… Tous les corps, les ailes, les vêtements sont saturés de traits et de courbes bien creusés dans la pierre, dont émergent les visages aux regards hallucinés, accentuant la prégnance profonde de l’ensemble. La scène est organisée de façon fort complexe.

nikortsminda seconde venue

On retrouve cette complexité partout sur les murs, notamment au tambour de la coupole. Les piliers des colonnettes, les moulures proéminentes des arcs sont transfigurés par des entrelacs végétaux très rigoureux, mais dont le regard s’échappe, devient mobile à saisir sans fin tous ces ornements. L’œil voyage au sein de ces motifs et quand il rencontre une image, il s’arrête, mais comprend d’emblée, par l’ornement que l’image prend en elle, que le voyage n’est jamais fini. Le dehors de l’église imprime ainsi en soi un mouvement profond, que les lointains du paysage augmentent.

nikortsminda tambour

Le dedans est entièrement couvert de fresques, réalisées au XVIe et XVIIe siècles, quand l’église fut réparée. L’effet est saisissant de l’écart entre les images de pierre du dehors et celles du dedans, et pas seulement en raison de la période de temps qui les sépare. On retrouve une sorte de vertige dans ces réseaux d’images multipliées, un peu comme dans les motifs du dehors. Les parois, les arcs, les conques et la grande coupole sont peuplés notamment de figures de princes, d’une descente de croix, de scènes de l’enfer, d’une Déisis et de thèmes de la Trinité. En haut de la coupole centrale, des anges soutiennent la grande figure centrale de la croix. Ils ont la silhouette grandement allongée, et les plis des vêtements, la courbure des ailes impriment une dynamique à cette part cruciale de l’église.

nikortsminda ange

Voilà un couple qui arrive avec le prêtre pour leur mariage. On s’esquive. Je me demande quels souvenirs d’images auront ces jeunes gens, dans leur mémoire d’amoureux. Dehors, des invités à la noce discutent, de la famille, de leur vie d’ici. Voient-ils encore cette profusion du dehors et du dedans, ce voyage inépuisable dont les images enveloppent les corps ?

En 2013

Écriture le 15/05/23

Nous avons dormi à Akhaltsikhe, au sud-ouest de la Géorgie, au sein des montagnes du Petit Caucase.

Ici, se sont côtoyés depuis longtemps, outre les Géorgiens, des Arméniens, des “ Français ” (ainsi nomme-t-on les catholiques), des Juifs, des Musulmans. Une grande église arménienne encore en usage, une mosquée et une synagogue dans la vieille ville. Et ce sentiment dans le parcours qu’en ce coin perdu se sont mêlées plusieurs civilisations.

Sentiment qui va se conforter ce matin. Nous partons vers Sapara, portés par les nuages bas qui s’accrochent aux arbres des montagnes. Le gris des brumes, le vert des arbres, tout au long de la montée sur la piste, et bientôt, là-bas, tout au bout, les coupoles et les tambours des églises qu’il faut longtemps pour atteindre. Demeurent ici quelques moines, jeunes, bons vivants, “ oui, vous pouvez photographier... ”

Dehors, en ce bout du monde, c’est l’assise imposante des volumes et la modestie aussi, de ces niches dans la montagne. Beaucoup d’entrelacs, une pierre sommairement sculptée d’un saint Georges terrassant le dragon. Le dialogue entre les pierres dressées et les montagnes. Puis on entre dans l’église Saint-Sabba construite au début du XIVe siècle. L’orthodoxie byzantine est alors dans une situation paradoxale : le pouvoir de l’Empire s’est beaucoup affaibli, mais, sous la dynastie des Paléologues, la culture fait renaissance, elle s’ouvre aux autres. Les croisés d’Occident ont en 1204 saccagé Constantinople, les Ottomans deviennent plus puissants et dangereux, mais les périls sont aussi l’occasion de remise en question. L’image byzantine, très encadrée depuis la fin de l’iconoclasme, se transforme, elle est traversée par un nouvel humanisme, elle s’ouvre. À cause des épreuves et malgré elles.

C’est ce qu’on découvre, émus de lumière et des scènes figurées, dans les fresques qui recouvrent les parois de Saint-Sabba. Les couleurs se déploient, plus franches, les plis des vêtements sont plus marqués, les gestes des personnages occupent mieux l’espace, comme on le voit par exemple sur cet ange qui montre le tombeau vide au saintes femmes. Et surtout les visages s’affinent, se personnalisent, ils gagnent en profondeur sans renier pour autant leur “ éternelle immobilité ”, témoin cet autre ange, Raphaël, peint sur un pilier.

sapara un ange

 

sapara ange raphael
Durant la descente, au sein des chaos de la piste, je me demande comment ces influences culturelles sont arrivées jusque là, quels étaient les échanges, quand les fresquistes de Constantinople avaient besoin d’aller ailleurs, vu la précarité des temps, en Serbie, en Bulgarie, dans la Russie de Novgorod, en plus de ces territoires géorgiens. Je m’interroge sur ce qui rend fertile, sur ce qui transforme, qui fait s’incarner l’esprit autrement.

En 2013

Écriture le 01/05/23

On touche des mots parfois,
dans l’incertitude tremblée de la main
qui les couche sur la page,

le plus grand scintillement, le plus grand dénuement,
à la fois l’essentiel de ce qu’on rêve et son impuissance.

L’écriture s’accroche aux bribes de ce qui reste,
à l’espérance de ce qui vient,
elle tremble de toutes les douleurs
de ce qui n’est pas su,
ni vécu,
mais entre les mots l’épaisseur d’un pays
qu’on aurait souhaité parcourir
juste peut-être le temps d’un rêve.

On glane des images, on croit naïvement
que ce qu’on traverse en elles
prend pouvoir sur le monde,
ou du moins l’empan de la terre qu’on partage,
tant les images parfois vous transfigurent
tant elles ouvrent, comme les mots
des trouées d’air et de bonheur mêlés,
parfois,
dans l’éclairage éperdu du temps.

Écriture 19/01/24

Les hommes dans les bois font la brouille,
ils nettoient autour des arbres, c’est l’hiver,

et quand il gèle, ils font un peu de feu
des broussailles qu’ils ont coupées.

Les hommes sont seuls dans les bois,
avec leur serpe et leurs outils de l’ancien temps
comme le moule à fagots…
Qui fait des fagots encore aujourd’hui,
qui se sert de bois menu pour le feu qui cuit
ou d’autres lits de braise ?

On ne sait pas trop les limites des parcelles
dans ces bois taillis qui poussent sauvagement
et repoussent autrement, d’une coupe
et d’une génération l’autre,
on ne sait pas trop les levées à suivre
les fossés qui séparent.

Les hommes sont seuls, ils ne quêtent rien,
ils font simplement les gestes de la terre,
comme ceux de la génération d’avant
les gestes pour survivre, le bois
c’est le feu qui fait griller, qui chauffe,
et qui nous sauve devant la cheminée de l’hiver.

Les hommes dans les bois se mesurent à eux-mêmes,
à leur effort au sein du froid,
parfois ils se retrouvent deux à deux
et c’est l’espace partagé du monde qui se décline
entre eux,
entre leur parole inquiète des saisons et des temps à venir,
ils laissent leurs outils un moment
ils délaissent leur solitude
ils se défont du fardeau
seulement pour un moment
seulement pour se reconnaître.

Écriture 12/01/24

Quand on revoit l’enfance, c’est à pleines brassées la certitude du monde.

Ce qui revient tient de l’inamovible, brefs instants dans la mémoire nimbés de l’immortalité. Quand on revoit l’enfance, ce sont les torrents d’images, des eaux claires en transparence du monde qu’on peut toucher, flux de bonheurs qui ne s’ébruitent pas, qui restent paisibles, marqueurs à tout jamais d’on ne sait quelle réalité.

C’est comme un paysage de mots mêlés de couleurs, un territoire qu’on voudrait isoler, reprendre, pouvoir y puiser quand bon nous semble. Mélanges de profusion et d’extrême rareté. La mémoire tisse des détours, des complexités qui nous échappent.

S’en aller dans l’âge, c’est éprouver plus encore la solitude. On n’ose plus déranger les proches, les questionner sur l’incompréhensible de la vie. L’enfance se reflète plus souvent, mais c’est une image qui tremble, qui mêle l’extrême certitude de mourir et l’extrême certitude du bonheur des années, ce long temps du parcours de la terre, les gestes, les regards, sans bien savoir. Qu’agrège-t-on au long d’une vie, que laisse-t-on comme nourriture à ceux qui passent, à ceux qui viennent ?

On revoit les vieilles rues, les chemins qui desservent les jardins, le port penché des arbres, toute la musique des mots lovés sur eux-mêmes et qui parfois jaillissent à notre insu. On revoit les visages, la marchande de chaussures qui parle, l’homme qui passe avec sa charrette aux grandes roues… Cela qui dure encore, cela qui n’existe plus, qui montre qu’on a parcouru le temps. Sans jamais comprendre au fond de soi ce qu’est le temps. On revoit les sourires, qui éclairent, les douleurs qui font clôtures. On se dit que rien n’est tant précieux que les uns, rien tant dérisoire que les autres. On ne sait pas ce qui nous arrête, nous retient, nous comble. Vivre, c’est puiser dans quelle réalité, creuser quelle chimère, faire naître, mais à peine, quels souvenirs, et quels bienfaits ?… Tout ce qu’on devine dans le parcours des nuages au cœur du ciel du printemps. Tout ce qu’on voudrait imaginer, si longuement encore, rassembler avec les visages…

Écriture le 30/12/23

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