Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Voussure du portail
Foussais
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

On a commencé, dans l’article précédent, de parcourir l’aplatissement du monde selon Olivier Roy. Avant d’y revenir, faisons un pas de côté en manière d’illustration de l’inflation des normes et de l’effacement de l’implicite.

Nous demeurons au sein d’un petit village de Saintonge, dans une maison que nous avons acquise en 1970. Les anciens propriétaires nous ont donné les actes notariés liés à la maison, si bien que nous disposons d’un ensemble de vieux papiers, les plus anciens du début du XIXe siècle, relatifs aux transactions qui se sont effectuées dans ce village et qui étaient liées aux ascendants des propriétaires de 1970.

Examinons d’abord une vente passée devant le notaire royal (nous sommes sous Charles X) François Bourcy, le 14 octobre 1825. Le document, évidemment écrit à la main, fait un peu plus de deux pages. Il mentionne le vendeur “ Michel Ragenard père cultivateur ” et l’acheteur “ Joseph Sirat aussi cultivateur ”, tous deux demeurant au même village où nous sommes aujourd’hui. Joseph Sirat est né en 1778, il a donc 47 ans, mais ceci n’est pas mentionné sur l’acte. Deux autres personnes par contre le sont, deux “ témoins connus et requis ”, l’un “ Jean Neau, ancien lieutenant d’infanterie ” et l’autre “ Jean Broussard, ancien sergent grenadier ”.

Il s’agit de la vente de deux fois “ neuf sillons de terre labourable ”. Les premiers sont décrits comme suit : “ situés au mas des Champs aux Dames commune de Néré confrontant d’un côté du levant à la terre de Jean Bellin aîné, d’autre côté à celle de Jean Papilleaud de la Fontaine, d’un bout du nord à la terre en traverse de Batteron, et d’autre bout à la Route du Chiron. ” Les autres neuf sillons sont décrits de la même manière. Sont mentionnés ensuite la date d’entrée en jouissance (“ à compter de ce jour ”), le prix (“ cent trente six francs et cinquante centimes ”), les conditions de paiement et les engagements affirmés du vendeur et de l’acheteur. Commentons un peu : il n’y a pas de cadastre à Néré en 1825, il sera établi en 1835, mais jusque vers 1895, aucun des actes dont nous disposons ne mentionne les parcelles cadastrales, les situations des biens vendus sont décrites comme ci-dessus, autrement dit en faisant référence à des gens qu’on connaît et à une aire (“ les Champs aux Dames ”) également connue (aires dont les dénominations sont reprises dans le premier cadastre de 1835). La superficie vendue n’est pas mentionnée. Donc ce qu’on vend est situé d’abord dans un système de relations, tout n’est pas dit, et peu en est codé (“ neuf sillons ”). Le degré d’implicite est donc grand et cela fonctionne à travers une communauté concrète.

Vente Sirat

Examinons maintenant l’acte notarié de l’achat de notre maison, en 1970. Le document fait 5 pages, il est tapé à la machine à écrire. Vendeurs et acheteurs sont mentionnés, mais avec leur état-civil et leur statut marital. La description de la maison vendue est ainsi faite : “ une maison d’habitation, comprenant deux-pièces au rez-de chaussée, garage à la suite, grenier sur l’ensemble. Terrain au midi de la dite maison y attenant, bande de terrain derrière la dite maison, le tout d’un seul tenant, cadastré section C numéro 531 pour trente ares cinquante centiares ”.

On voit bien la montée de la codification, mais il reste beaucoup d’implicite (ou de manques si l’on regarde avec notre attirail d’aujourd’hui) : pas de mention de l’écurie, de la grange, du chai par exemple, pourtant dans le même bâtiment. Pas de surfaces des pièces habitables ou non… etc. Notons également qu’il n’y a pas eu de compromis de vente : nous signons cet acte chez le notaire un vendredi, nous étions venus voir la maison quatre jours avant, le lundi, et donné ce jour-là notre accord au notaire. Pas bien sûr non plus de délai de rétractation et autres procédures du même genre. Par contre, l’acte mentionne l’origine de propriété : nos vendeurs avaient acheté cette maison en 1942 auprès de Marcel Verdon et Marie Duret, avec la charge d’une rente annuelle et viagère, reprise dans l’acte de 1970 et ainsi libellée :

Vente Grivaud

Ce type de charge existe dans bien des actes de vente dans nos vieux papiers, libellée de manière similaire. Manière qui renvoie à une vision du monde qui se méfie de la finance et qui s’appuie sur un ensemble concret de ce qui aide à vivre, avec là encore un renvoi à la communauté et à son vécu. On quantifie et on code, mais avec parcimonie et en référence aux produits élaborés sur place.

Terminons par une analyse rapide d’une vente de maison aujourd’hui, en 2023. Sans entrer dans le détail mentionnons qu’il existe un compromis de vente qui contient 215 pages d’information, dont 190 pages d’annexes. Sommairement résumées, ces informations contiennent : l’identité certifiée des acheteurs et vendeurs, le plan cadastral avec les écoulements des eaux pluviales, les diagnostics effectués par un expert et concernant l’amiante, l’état parasitaire, l’état des risques et des pollutions, l’exposition au plomb, le circuit électrique, les performances énergétiques – ces diagnostics étant tous détaillés avec moult tableaux, plans et photos. On y trouve des informations remarquables, par exemple pour les risques sismiques, le fait qu’un séisme “ est une fracturation brutale en profondeur le long de failles en profondeur dans la croûte terrestre (rarement en surface) ”, ou bien que “ d’une manière générale, les séismes peuvent avoir des conséquences sur la vie humaine, l’économie et l’environnement ”… Une bonne part de ces informations provient de la préfecture ou des ministères ou encore de la commune où est située la maison. Figurent également un rapport sur l’assainissement, les déclarations de travaux effectués depuis le précédent achat, un certificat de ramonage, une copie des précédents impôts fonciers… Il est peu probable que tout soit lu dans le détail par vendeurs et acheteurs, ni même lu en entier lors de la signature de l’acte chez le notaire, mais l’essentiel est que tout soit signé, au moins numériquement.

Tout ici se veut codé, mentionné, verrouillé, même une crise sanitaire du type Covid qui pourrait survenir - “ Les Parties reconnaissent avoir été informées des conséquences que pourrait avoir une crise sanitaire du type Covid-19 sur les délais d’exécution des présentes. ” On ne mentionne pas encore la survenue possible d’une guerre, mais ça va venir… Bien entendu, tout peut se justifier dans l’intention de préserver acheteurs et vendeurs, mais que révèle au fond cette volonté de tout normer du réel, de tout rendre transparent ce qui ne peut l’être complètement ? S’agirait-il d’évacuer les humains et leurs relations, ou de combler simplement le vide de sens d’une culture en faillite ?

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 04/03/23

Olivier Roy est un intellectuel qui a beaucoup travaillé sur l’Islam, le religieux, dans leurs relations au présent de nos sociétés. En octobre 2022, il a publié “ L’aplatissement du monde ”, un monde passé en quelque sorte à l’extrême réduction d’un laminoir, dont le sous-titre éclaire un peu plus le propos : “ La crise de la culture et l’empire des normes ”.

Je n’avais pas saisi, avant de le lire, l’importance de ces normes dans leur rapport à la crise culturelle et aux mutations que nous traversons. Dans cet article, et les deux suivants, je vais tenter de fournir quelque éclairage sur ce livre, sans en faire une critique exhaustive tant il est foisonnant, et surtout de l’illustrer d’un exemple très concret.

Mutations

Olivier Roy en cite quatre à l’orée de son ouvrage, qui ont, dit-il, changé le monde :

“ 1) la mutation des valeurs avec la révolution individualiste et hédoniste des années 1960, 2) la révolution Internet, 3) la mondialisation financière néo-libérale, 4) la globalisation de l’espace et de la circulation des êtres humains, c’est-à-dire la déterritorialisation. ” → p. 17

Ces changements n’ont pas pour effet une évolution ou une rupture culturelle, mais une atteinte à la culture elle-même. Fin des visions positives pour l’avenir, on tente “ de freiner l’apocalypse à venir ”,

“ Et la seule chose qui remplit peu à peu ce vide d’espérance, c’est un système de règlements, d’interdits et de procédures bureaucratiques... ” → p. 19

Le codage en forme explicite et univoque des relations humaines cherche à tout étalonner, mais ne fait plus référence aux valeurs ou à un idéal de vie. Olivier Roy étoffe ensuite ces affirmations. Les années 1960 mettent en avant un individu qui revendique d’abord la satisfaction de ses désirs :

“ par rapport aux Lumières, le désir remplace la raison comme fondement de l’autonomie et de la liberté ” → p. 24

Internet offre à cet individu désirant “ un espace de déploiement sans précédent ”, où le “ réel ne disparaît pas, [mais] devient secondaire ”. La conséquence essentielle d’Internet, c’est sa “ dimension autoréférentielle ” :

“ Un algorithme n’invente pas : il anticipe à partir du connu, il fouille à l’horizontal dans l’ensemble des datas déjà présentes pour définir des profils. Le terme “ profils ” est intéressant parce que le profil est par définition un dessin sans profondeur ” → p. 41

Le profil code, il ne laisse place à aucune épaisseur humaine, à aucune interprétation. Il aplatit. Troisième mutation, le néo-libéralisme : tout devient finance et marchandise, même ce qui ne l’était pas jusque là (l’éducation, la santé…). Et ce n’est plus le travail qui fait valeur, mais la réussite, donc la capacité à la mettre en scène au mieux, la réussite se mesurant essentiellement à la polarisation mimétique qu’on attire sur soi. Quant à la globalisation et à l’effacement des territoires, cela pose la question des valeurs venues de l’Occident (droits humains, démocratie, sécularisation…) : sont-elles vraiment universelles, ou l’expression (déguisée) une fois de plus d’une dominance face au reste du monde ?

Culture et crise

Puis l’auteur interroge la culture comme représentation et sens communs à une société. Cette culture-là était basée sur des “ règles du jeu implicites ”, prolongées par des normes, des codes explicités, mais qui sont loin de tout dire. Or ceci ne tient plus :

“ L’État moderne […] faisait correspondre un souverain, un territoire, un peuple et une religion (sécularisée en culture politique) : aujourd’hui, il vacille dans ses institutions comme dans sa base territoriale. ” → p. 60

Désormais, au sein de l’ancienne unité culturelle défaite d’elle-même, prolifèrent ce que l’auteur nomme des subcultures, des cultures au sein de petits groupes locaux (les Basques…) ou de circulation mondiale (les fans des Beatles…). Quant à la culture-corpus, c’est-à-dire le panel de la production culturelle, son appréciation et sa transmission sont profondément bouleversées : parce que tout devient mondial, on ne peut plus s’appuyer sur des critères propres à une aire culturelle et, dès lors, on “ classe ” les artistes en fonction du nombre et des lieux de leurs expositions (p. 73). Idem pour les universités :

“ L’évaluation comparative des universités suppose, pour que la comparaison soit possible, la disparition des références culturelles en général, et donc, la fin des humanités, de l’ancrage dans l’histoire et de l’imaginaire de l’éthos, c’est-à-dire d’une finalité morale de l’éducation. ” → p. 87

Là aussi, il faut rétrécir, aplatir, enlever le contexte et le subtil, couper la mémoire… La valeur n’est que ce qui se compte ou se code facilement, et la multiplicité des codes instaure une sorte de paravent du réel, fallacieux :

“ Si tel auteur est fréquemment cité, alors il est forcément “ bon ” ou plus exactement sa valeur ne repose que sur la fréquence statistique de son apparition. ” → p. 93

Laissons un moment l’analyse du livre, que nous continuerons dans un troisième article, après avoir (deuxième article) illustré à travers un exemple la bulle inflationniste des normes.

Olivier Roy, L’aplatissement du monde • La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022

Écriture le 03/03/23

Comment se construisent les visions du monde au sein des cultures, souvent tellement ancrées qu’elles n’autorisent parfois aucune discussion pendant des siècles ?

Pour les gens de ma génération, les souvenirs de ce qu’on m’a appris à l’école, comme on dit, concernant les Mongols, ont tissé une image de guerriers intrépides, de brutes sanguinaires, de conquêtes fulgurantes mais qui n’ont pas duré dans le temps. Tout cela dans l’Asie profonde, bien loin de notre Europe occidentale.

L’image est fausse, et c’est une autre vision bien plus riche et nuancée qui émerge de la magnifique exposition présentée à Nantes, basée sur les recherches récentes, et de son catalogue élaboré sous la houlette de Marie Favereau. Certes, les Mongols furent violents, mais à peu de siècles d’intervalle, ce fut tout autant le cas des Croisés, ou des conquistadors, pour ne citer que deux exemples d’Occident. Les peuples projettent leurs peurs des autres, sans se rendre compte de ce que leurs actions induisent chez ceux qu’ils dominent, toujours pour la bonne cause.

“ Pour la première fois dans l’histoire, la Chine, les terres centrales de l’Islam et le monde slave furent unis sous une même tutelle politique. ” [→ Catalogue p. 34] Et du XIIIe au XVe siècles, ce vaste espace fut au sein de ce qu’on nomme maintenant “ le grand échange mongol ”. Car leur domination tient d’abord aux modalités des échanges commerciaux et humains qu’ils mettent en place. Par exemple, ces soi-disant barbares, instaurent une tolérance religieuse exemplaire : “ ce fut, enfin, une période florissante non seulement pour les chrétiens d’Asie (nestoriens et orthodoxes), mais aussi pour les représentants des clergés taoïstes, bouddhistes et les communautés d’islam qui obtinrent des Mongols le statut de darkhan, un statut privilégié qui exemptait les religieux d’impôts et du service militaire. ” [→ catalogue p. 37]. Et les Mongols n’ont pas cherché à asservir les peuples vaincus, mais à développer les échanges des produits de tous. “ Pour la première fois, voyageurs et caravanes marchandes pouvaient, sans prendre de risque inconsidéré, aller d’Italie jusqu’en Chine1 ”, on se souvient de Marco Polo. Ce n’est pas le lieu ici de détailler les aspects complexes de ce nouveau contexte, mais pensons simplement aux interactions entre le monde nomade originel des Mongols et le réseau de villes impériales qu’ils créèrent ou développèrent.

L’exposition part de la mosaïque des peuples comme les Xiongnu, les Xiangbei, puis les Ouïghours, et de l’émiettement des clans et des tribus. Temüjin, qui deviendra en 1206 Gengis Khan (le souverain universel), gagne des batailles sur ses voisins et réussit à fédérer avec lui ceux dont il est vainqueur. En vingt ans, l’empire mongol s’étend de la Chine du Nord à l’Asie centrale et au nord-est de l’Iran. Ses quatre fils et sa "lignée d'or" continueront son œuvre.

Plus de 400 objets sont présentés qui illustrent ce monde mongol et ses échanges, en provenance d’abord de Mongolie (l’exposition va après Nantes être présentée à Oulan-Bator et dans d’autres pays), mais aussi de grands musées et de collections privées. La scénographie est efficace : les paysages des steppes sont montrés en grand format et photos lumineuses, entre les espaces de présentation des objets, créant comme un appel vers l’ampleur et la respiration de ce monde. Le catalogue, largement illustré, regroupe les contributions de plusieurs experts.

On sort de ce parcours dense avec l’émerveillement de la découverte, mais aussi le sentiment de reconnaissance pour ces chercheurs qui ont bravé bien des pesanteurs et des conflits culturels pour arriver à leurs fins et tenter d’infléchir la mémoire.

1 Marie Faverau, La Horde, comment les Mongols ont changé le monde, Perrin, 2023, p. 17.

 

Visite exposition 26/10/23 Écriture 13/11/2023

 

Gengis Khan, Comment les Mongols ont changé le monde
• Château des Ducs de Bretagne, Musée d’histoire de Nantes
• exposition du 14 octobre 2023 au 5 mai 2024, commissariat scientifique de Jean-Paul Desroches, Marie Favereau et Bertrand Guillet
Catalogue sous la direction de Marie Favereau, 324 pages, 38,50 €, diffusion P.U.R.
En savoir plus…

Les étoiles dans la mémoire
qu’on risque de perdre à jamais,

ma mère qui étend le linge dans le soleil
mon père qui prépare dans l’atelier ses peintures
avec du Blanc d’Espagne,
tous les scintillements de l’enfance
en friche, en soi,
que la pensée tente de garder.

On n’a pas prise sur la mémoire
ni ses enchantements ni les béances,
la vie qui revient
ce n’est toujours qu’en pointillés
en instants clairsemés.

On sait bien qu’on marche vers l’absence,
que les étoiles vont se dissoudre un jour,
on voudrait tant que la mémoire
et toutes ces vies amassées en chaque corps
servent de chemins multiples, rayonnants,
à ceux qui passent après,
qui brodent à leur manière la vie avec un peu de soi.

Les instants passent toujours, on retient d’eux
la découverte des fleurs aux bords des promenades,
le passage à travers un village
qu’on n’a pas vu depuis longtemps,
le bonheur d’être ensemble
qui monte en vous soudain,
sans qu’on le prévoie, sans qu’on l’explique,
simplement les pas conjugués,
le vieux chemin retrouvé après un long détour
et la frondaison de ses arbres.

Tous les instants sont des étoiles,
la vie ne les garde pas tous en elle
on ne sait pas bien ce qui choisit,
ce qui fait durer l’instant ou l’étoile
comme pour l’éternité.

Écriture 9/05/23

Les mots dans la nuit
ils viennent sur moi
ils troublent toute l’ordonnance du monde

les mots voudraient changer
les blessures, les douleurs
tout ce qui dégrade les terres du vivant

Les mots m’assaillent dans la nuit
ils ne referment rien du corps
ou du temps qui s’écoule
ils ouvrent à la fébrilité
à ce qu’on voudrait nommer
qui s’échappe toujours

Rien ne s’efface jamais
des violences du monde
elles s’accumulent
elles tournoient dans les têtes
attendant l’instant propice,
la violence, la maîtresse
d’elle-même et de nous

Qu’est-ce que le courage en ces jours ?
Que serait l’apaisement
cette sorte de grâce qui descendrait
sur toutes les rosées du monde
au matin
quand rien n’est encore décidé
de la douleur ?

Je vais, les mots s’emportent
ils ne cherchent plus rien
ils font le parcours de la nuit
ils ont la voix cruelle de l’impossible.

Écriture 28/03/23

Fin de l’hiver,
la lune passe à travers les nuages
elle fait une douceur sur la terre bretonne

sait-on ce qu’on va quitter,
les moments d’un bonheur accrochés aux saisons,
la bienveillance de ceux d’ici
qui cherchent dans la terre leur espace de vivre ?

Le tout jeune enfant
qui marche avec son bâton
d’un air décidé comme les grands,
il acquiesce à grands sourires
au monde qui vient,
il fait reculer l’incertitude
l’impensable même.

Ou bien encore cet enfant d’autrefois
aux longs cheveux qui tombent,
qu’on a monté sur une chaise pour la photo.

Fin de l’hiver,
dans les branches du prunier
la multitude des pointes blanches
de ce qu’on dit être la vie,
cette poussée qu’on ne sait pas
vers la lumière
les fruits à venir
la parole du monde.

Et les parents du jeune enfant
sont là qui le bercent
de toute la légèreté des jours.

Au plus près de la terre
au plus près du dialogue
entre le monde et nous,
l’enfance a le visage
de tous nos possibles
à la condition extrême
de l’humanité funambule
qui risque de tout perdre
à chaque instant qu’elle avance
en elle-même.

L’enfance, et sa vision
qu’il faudrait garder en soi
tout au long du temps
pourrait-elle nous délivrer
nous apaiser
écrire la confiance,
les mots incertains de la confiance,
comme le regard malicieux
du petit garçon
qui s’en va d’un air décidé
vers les saisons de soi-même.

Écriture 01/02/23

C’est un pansement, une petite bande aux bords arrondis, avec une légère enflure au centre, là où la gaze absorbe le sang de la plaie. Ce n’est pas un pansement mais son image. Ou plutôt l’image de deux pansements croisés, croisés à l’endroit crucial, là où le sang coule de la plaie.

Mais en fait, il y a non pas un croisement, mais une multitude d’images de pansements. Comme il y a beaucoup de plaies. On les devine sous les pansements qui couvrent tout l’espace, croisements qui se prolongent de l’un à l’autre, qui se relient. Ils passent sous les yeux comme en traînées d’étoiles, les uns sur les autres, soumis aux vents et aux couleurs de l’univers. On ne voit qu’eux, sauf parfois comme en filigrane quelques marques du réel comme des signes imprécis. Et les traînées de pansements se tordent et peuplent l’univers, elles ne s’arrêtent pas.

Elles n’obsèdent pas pourtant ces images côte à côte, et dans chacune la multitude des pansements. Ils font des réseaux dans l’espace, ils se tissent à eux-mêmes. Les images ne disent rien comme toujours, mais on voit les pansements partout, dans l’espace du monde. François Cosson a intitulé cet ensemble d’images “ Art Panser ”, forme de clin d’œil bien sûr, mais multiplicité évidente aussi des rafistolages, des plaies dont il faut vite étancher le sang. Partout. Et cela fait un univers empli. L’humanité passe son temps à empêcher que cela déborde trop, la violence, on la contient avec des sparadraps, on ne l’éradique pas, on la cache. Et cela fait un monde bariolé de croisements, comme une seconde peau sur notre peau. Et l’on ne voit plus qu’elle, c’est le propre même de l’image.

 

Le Mur François Cosson

 

Comment le créateur en est-il venu à cette profusion numérique d’images pensées, de pansements répandus, manipulés, au point qu’ils constituent la texture du visible, comme s’ils nous tenaient ensemble ? Il raconte. “ J’exposais dans un jardin public à Paris des figurines en polystyrène, des silhouettes d’enfants, debout, près des bancs publics. Et l’on a brisé en morceaux ces figurines, des enfants peut-être… Au lieu de tout recommencer, j’ai réassemblé les morceaux avec des pansements. Et plus personne n’a touché à ces silhouettes le temps de l’exposition... ”

Le pansement met en évidence la victime, il dit : “ Voyez bien, elle est blessée, ce n’est pas elle la coupable ”. C’est comme un talisman qui protège de la violence accumulée. Les pansements couvrent le monde, ils assèchent le sang, ils nous empêchent aussi de le voir.

François Cosson a exposé cet ensemble “ Art Panser ” à l’Office de Tourisme de Saint-Jean d’Angély tout le mois de mai 2023.

Écriture le 29/05/23

Soleil sur la terre du printemps
mais nous restons encore timides et figés par l’hiver
comme si nous ne savions rien du monde
comme si nous attendions toujours le mystère

Soleil à peine, les coucous sur les talus
quelques autres fleurs qui font cortège
à nos yeux qui s’ouvrent encore
après déjà de longues saisons de vie

Qu’espérer du printemps, qui transformerait le monde
qui le rendrait comme ces fleurs
porteuses de toute l’espérance d’humanité
quand il ne reste que cela, les fleurs
ouvertes à la lumière
au risque insensé de l’existence

On ne sait rien jamais
de ce que promettent les saisons
de ce qu’elles avivent en nous
nous intimant d’aller encore
plus loin s’il se peut que nous-mêmes

Le temps passe sur les fleurs
nous ne croyons pas en leur chance
nous craignons le provisoire, l’étiolement
nous ne savons pas rassembler les bouquets
pour un creuset vraiment d’humanité

Nos yeux se sont fatigués
ils écrivent la nuit du monde au cœur de la lumière
nous ne sommes pas comme les fleurs
nous avons peur
de nous-mêmes et du monde et des saisons
nous cherchons trop l’évidence
sur les talus les fleurs s’évertuent pourtant
à nous montrer les voies d’amour multipliées.

Écriture 20/03/23

De tous ceux qui passent
qu’on voit à peine

à peine des ombres qui traversent
la lumière, les prairies
un peu du temps instable devant nous

De tous ceux-là, il faudrait
dresser des portraits étoffés
jusqu’à la chair intime des sourires
afficher les vies
partout sur le monde
dire le moindre geste
le sauver
dans la mémoire, entre nous, partagée

La dame veille sur ses chiens, ses chats
elle sort de chez elle parfois
encombrée de son corps
“ C’est l’heure de la promenade ”, dit-elle
pour quelques pas gagnés
sur la dureté des jours

Et lui qui vit
au sein de ses fenêtres closes
il se nourrit des pierres qu’il entasse
un peu partout
sur son bout de terre
bien alignées
les pierres alors
disent la fragrance du monde
et ce qu’on a perdu de lui,
à jamais

Et celle qui marche
à contrepoint de sa jeunesse
Que retient-on de soi-même
dans les saisons, semble-t-elle questionner
de son regard apeuré

Portraits qu’il faudrait inscrire
dans l’air vif
au plus près des instants aigus
qui nous enlacent
à la pointe du temps

Silhouettes, visages
un instant sur la terre
qu’on voit à peine
qu’on ne sait pas
dont les gestes dans la lumière
cognent si fort
à la porte de ce qui dure.

Écriture 28/02/23

Sage comme une image
on voit une petite fille d’autrefois
en robe à carreaux, qui sourit
au monde qui l’attend.

Ou bien ces vieilles personnes
sur un banc, proches de l’éternité
et qui murmurent entre elles.

Ou bien encore cet enfant
aux longs cheveux qui tombent
qu’on a monté sur une chaise pour la photo.

Ou bien encore, indéfiniment,
ces souvenirs de papier qu’on a gardés
dans des boîtes fermées, ou des albums
qu’on ouvre rarement,
ceux perdus dans les méandres des machines,
images tellement sages
qui font parfois un signe de la main
ou du moins le croit-on,
voir changer leur couleur
ou percevoir le détail d’un visage
qu’on avait oublié
et qui semble revivre, à nouveau
peuplant notre vie encore
seulement de signes.

Sage, l’image qui s’efface
dans les nuées immobiles du temps
qui ne reviendra plus
quêter en nous
de ses brisures imperceptibles.

Écriture 29/12/22

Quelque part en Siounie, dans ce sud arménien, nous avions éprouvé cette étrange sensation d’être en rapport intime avec la terre, et ses espaces et ses plissements de montagnes immenses qui toujours ouvraient le regard vers l’ailleurs, dans les ambiances bleutées du ciel doux. En peu d’endroits, j’ai senti à ce point l’espace nous accompagner, comme à un apogée d’intimité et de grandeur.

L’intimité et la grandeur se prolongeaient par ces multitudes de pierres assemblées en églises, semées un peu partout, qui marquaient le territoire comme des veilleurs depuis des siècles. Sur quoi veillaient les pierres ? Sans doute sur la vie et la foi des femmes et des hommes, les pierres avaient fondé ce mélange impalpable d’histoire, de beauté et de culture qui se tissaient avec l’espace et le temps. Sur quoi veillaient les pierres, on ne savait pas vraiment. On avait lu les désastres de ces gens, lu les poèmes et les récits, lu cette volonté d’anéantir, depuis longtemps. Et l’on ne comprenait pas, ni l’acharnement contre ce peuple, ni la précarité – comprend-on jamais la violence ?

Et le bonheur amoureux des pierres, la manière qu’elles avaient de nous enivrer tenaient à distance les douleurs, tout occupées qu’elles étaient à nous offrir le meilleur de leur génie, de bâtir, d’écrire, de modeler à leur façon le monde.

Quelques années plus tard, à découvrir encore les pierres arméniennes dans l’actuelle Turquie de l’est, l’histoire fouettait nos visages à chaque site ou presque. Douleurs des pierres abandonnées qui luttaient contre le temps, vestiges éteints, joyaux intenses. Et c’étaient souvent des Kurdes qui nous ouvraient à ces pierres, œuvrant dans l’ombre à les préserver encore quelque peu. À Van, il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour que le génocide nous revienne en pleine face, avec sa foule de cruautés, d’horreurs.

Paradoxe de l’Arménie, si peu nombreuse, si peu puissante, mais phare de culture et de civilisation depuis des siècles, premier espace chrétien revendiqué tout à l’Orient de l’Occident, immergée au cœur d’empires bien plus vastes, toujours sur une ligne de crête pour survivre. Nous n’avions pas pris le temps d’aller découvrir le Haut-Karabagh, cette terre arménienne que Staline attribua à l’Azerbaïdjan musulman. Comprend-on jamais les logiques du pouvoir des dictateurs ? Ils sont aujourd’hui cent vingt mille dans cette enclave, maintenant enfermés, qu’on va peut-être laisser mourir à petit feu, dans l’indifférence des douleurs qui traversent le monde. Qu’est-ce que cent vingt mille personnes ? Dans cette absurdité des temps, peut-on admettre une hiérarchie des haines et des violences, elles qui sapent de partout ce qui nous tenait un peu, malgré tout, ensemble ?

P.S. Voilà, les azéris ont attaqué et gagné une guerre-éclair. Ce territoire va réintégrer le pays tracé par Staline. Les églises arméniennes vont se désagréger lentement, sauf si on les aide à mourir plus vite, les Arméniens du Karabagh vont partir vers Erevan ou vers la diaspora. Comme les cultures et les mémoires humaines pèsent peu dans le mouvement du monde...

En 2004, puis 2010

Écriture le 04/09/23, P.S. du 24/09/23

C’est à quelques kilomètres de Paksé, la ville du Sud, au Laos. Le Mékong est déjà large de plus d’un kilomètre. Sur ses rives, presque face à face, deux villages où les femmes consacrent l’essentiel de leur temps au textile.

Ban Samane d’abord, sur la rive ouest, que nous atteignons sur une barque qui rend l’étendue du fleuve plus immense encore. Nous accostons à même la rive, près des barques des pêcheurs, nous serons les seuls étrangers ici durant notre parcours. Presque toutes les maisons du village laissent au sol un vaste espace à claire-voie, l’habitation est au-dessus, portée par de forts piliers de bois. C’est là, dans la chaleur de l’air, que sont installés les métiers à tisser, à l’imposante ossature en bois agrémentée de tiges de bambou, de cordes et de ficelles pour actionner notamment la levée des fils de chaîne. Une impression à la fois de solidité ancrée dans la terre et d’improvisation pour que la complexité de certains tissus vienne au jour. Les fils de chaîne ici se déroulent sur plusieurs mètres tout autour du métier, avant d’atteindre les lames qui les séparent et le peigne qui tasse la trame.

On va d’une maison à l’autre, les femmes sourient infiniment dans ce doux accueil si bienfaisant de l’Asie. Elles s’arrêtent pour qu’on admire les motifs brochés des fils de soie, tellement serrés les uns sur les autres qu’on peine à comprendre leurs enlacements. Rien à vendre ici dans l’apparence. On pousse jusqu’au bout du village, l’œil couvre ce paysage de plaine qui va vers la Thaïlande. Là, une maison plus moderne, une sorte de petit magasin où des écheveaux de soie sèchent encore après teinture, tout zébrés de réserves pour les motifs de l’ikat à venir. Mais peu de tissus, et un accueil cette fois presque indifférent. On apprend bientôt que la femme qui tient le magasin, et pour ainsi dire tout le village, envoie sa marchandise pour la vente, jusqu’à Vientiane la capitale. Tissus marchandise que les tisserandes lui fournissent, après qu’elle les a elle-même fournies en fils de soie. Contrôle de l’économie, nous traversons Ban Samane en sens inverse, reprenons le bateau, et le sourire des femmes soudain nous semble d’une infinie tristesse.

Sur l’autre rive, Ban Saphai. Même ambiance d’occupation nonchalante, mais plus d’ikats en train d’être tissés – ces ikats trame que l’on nomme ici matmii, aux motifs en pointillés qui s’offrent comme une légèreté improbable. Grande rigueur et précision dans la confection des réserves et le tissage lui-même, pour aboutir à cette sorte de sautillement visuel qui accentue l’évanescence de la soie. Les fils ikatés peuplent les dévidoirs, les métiers sont nombreux, sans que leurs battements rythmés rompent l’enchantement. Pas d’urgence, de fébrilité, mais le temps habité des gestes de toujours.

Ban Saphai ikat


Rien à vendre non plus près des métiers, mais dans une salle au centre du village. Là où l’on fait aussi la couture, où l’on présente les activités, où l’on échange… Ban Saphai est une sorte de coopérative et l’économie y est à l’inverse de l’autre rive. On nous explique les colorants naturels, on nous montre ces panneaux aux grands motifs d’ikat comme les sampot cambodgiens – les temples, les éléphants, les cavaliers… On achète des tissus, on respire soudain une mémoire longue que celles d’ici nous donnent. Densité des instants avec celles qu’on ne verra plus, ce peu de temps d’humanité entre nous, de leurs sourires à notre quête émerveillée.

En février 2018

Écriture le 17/12/22

De Luang Prabang, nous partons en début d’après-midi vers le Nord, à cent cinquante kilomètres, vers les villages à l’écart de la foule.

Voir des tisserandes et des tissus, a-t-on demandé à notre guide choisi de loin, en France. Sympathique, il a pris son fils avec lui, et le chauffeur. Nous longeons un temps la rivière Nam Ou, paysage de hautes collines luxuriantes, à la perspective lointaine dans les brumes.

Premier arrêt dans un village Tai Dam (Les Thai noirs). “ Voici des vers à soie... ” Juste un regard, et l’on se tourne vers la vieille tisserande, à côté, toute courbée sur son métier vieilli comme elle, qui trône dans une sorte de débarras. Chaîne noire, rayures fines du tissu, des cordes tiennent le peigne et les lames du métier, une grande épée de bois ouvre la foule, la navette porte deux bobines de fils différents. Tout semble suspendu dans un équilibre précaire, mais de cette femme, pourtant tout au bout de son âge, une telle humanité qui vient vers nous. On discute, elle ne peut plus tisser longtemps maintenant, c’est un intermédiaire qui vend ses quelques tissus à Luang Prabang. Je la regarde, gestes admirables que ses bras décharnés maîtrisent, dialogue du corps et du fil qui se sont apprivoisés depuis des décennies.

Route vers le Nord, les montagnes se découpent au loin, puis une piste durant des kilomètres et le village – c’est Ban Namay – où nous allons passer la nuit. Maisons construites sur de gros pieux fichés dans le sol, aux murs faits de simples nattes tressées. En bas, le bois qu’on range et les menues affaires à l’abri de la pluie. En haut, c’est là où l’on vit, cuisine, dort…

Dans la lumière du couchant, nous allons en promenade parmi les rizières et les parcelles cultivées dans le plat du vallon. Au bout de l’œil, les ondulations sublimes des montagnes que la lumière révèle comme un chant pacifié, profond. On s’arrête, on regarde, et c’est toute la terre qui nous berce. Quand on rentre, dans les cours, des jarres et des pots d’indigo, des écheveaux juste teints de ce bleu si singulier, et plus loin, une jeune femme filant le coton à son rouet bricolé d’une roue de vélo. À l’abri des maisons, les lourdes charpentes des métiers à tisser. Lumière qui baisse, froid qui nous couvre maintenant, nous rentrons chez ceux qui nous accueillent.

Les femmes portent des sin1, avec des bandes décorées en ikat trame, le matmii. Notre guide ne connaît pas le matmii, ni les autres ikats de l’Asie du Sud-Est. On lui explique, les réserves, la teinture, la très longue patience… Peut-on en trouver dans le village ? “ Oui, les femmes savent le faire, mais elles n’en font plus. Seulement le chok2 ”. Trop lent, le matmii, les signes de culture se dissolvent, on garde encore ce qui se tisse plus vite…

Dans la pièce de vie, les invités arrivent du village, les étrangers font l’attraction. Bientôt la salle est pleine, tout le monde est assis sur la natte au sol. Au centre, sur une petite table recouverte d’un tissu traditionnel, ce qui ressemble de loin à un sapin de Noël : des guirlandes en pointe vers le haut, avec en bas tout autour des bananes et du feuillage. Saluts et sourires qui s’entrecroisent. Un petit homme âgé aux grosses lunettes entame des incantations. C’est la fête du baci qui commence, que les laotiens nomment aussi l’appel de l’âme. Les psalmodies s’adressent aux trente-deux esprits qui veillent sur les organes du corps humain, il s’agit de rétablir l’équilibre, la paix. Toute l’assemblée s’unit avec ferveur autour des esprits, “ les bons dedans et les mauvais dehors ”, on impose les mains, tous ensemble, devant le petit autel aux guirlandes et aux bananes sacrées. À la fin, on les partage ces bananes, entre tous. Et les gens du village nous attachent des brins de coton filé main autour des poignets, à nous qui sommes leurs invités. Grande rumeur des corps qui se penchent et se mêlent. Les fils, il faut les garder trois jours au moins avant de les dénouer sans les couper, ou mieux encore, les laisser se dissoudre par le temps.

Laos autel baci

Cérémonie intensément vécue visiblement, mais avec le fond sonore et visuel de la télé qui appâte les enfants : boxe thaïlandaise, pubs, high-tech… Mélange fascinant des images du monde et du rituel, dont on voudrait qu’il ne soit pas célébré que pour les touristes. Après le repas – verdures, volaille, riz blanc – et tandis que les invités s’en vont peu à peu, les confidences de notre guide sur la corruption du pays, les élites qu’il accompagne à Luang Prabang qui ne songent qu’à se goinfrer, l’éducation très chère où les pots de vin donnent accès aux diplômes, les hommes de pouvoir qui bradent tout aux Chinois… J’écoute, triste de ce qui se désagrège, comme tant de cultures locales, à l’insu de ceux qui, encore, tentent de les prolonger.

La télé reste allumée jusqu’à l’ultime minute, devant le petit enfant dont on apprend qu’il est le fils de l’institutrice. Les femmes nous ont donné des sortes de couvre-pieds, qu’on empile couche sur couche, tant le froid de l’air des montagnes vient sur nous. Au matin, les corps se réveillent, il est cinq heures et demie, la vieille femme se lève la première, elle fait le feu, elle veille à la douceur du monde, elle jette dehors l’eau d’hier, l’eau vieillie, à même la terre.

En février 2018

Écriture le 19/11/22

1 Sin : jupe traditionnelle comme un sarong.

2 Chok: motif broché sur toute la largeur du tissu.

D’un côté, le Mékong, déjà empreint d’ampleur et de calme, l’image de légende, de l’autre la rivière Nam Kham et, entre les deux, jusqu’à leur confluent, un bout de terre : c’est là que s’est construite la ville.

Longtemps capitale d’un petit royaume ensuite protégée par les Français colonisateurs. Et sur ce bout de terre, des temples à profusion, un palais royal aujourd’hui musée, une architecture encore préservée sur laquelle l’UNESCO veille depuis 1995.

C’est le matin, nous traversons le marché – légumes, épices, poissons du Mékong – retrouvons la grande avenue, marchons longtemps dans la poussière de la banlieue, chaleur qui monte et dissout peu à peu les restes de brume, garages à motos, univers un peu disloqué, petite marchande d’oranges tout au bord de la grande circulation. Un chemin à droite enfin, l’entrée d’un parc aménagé, verdure et bougainvilliers d’un violet vif, et l’enseigne “ Ock Pop Tok ” – “ L’Ouest rencontre l’Est ”. Traduction : les touristes d’Occident viennent quêter l’authentique tradition de l’Asie du Sud-Est.

Dans ce parc où l’on peut déjeuner sur une terrasse surplombant le Mékong, on accueille, nous dit-on, les femmes laotiennes pour qu’elles développent leur maîtrise du tissage et des techniques de teinture qui vont avec, et les touristes pour les initier. Ce sont seulement ces derniers qui sont là. Nous parcourons les espaces d’exposition, de démonstration, les ateliers, tout est bien pensé, bien présenté, didactique et léché. Nous déjeunons là, parmi les frangipaniers en fleurs, au bord du fleuve où passe le long bateau effilé traditionnel – un couple et leur petite fille, un abri à l’arrière sommairement aménagé, ficelles et plastiques de récupération. La cuisine est excellente, ceux qui travaillent ici sympathiques, communicatifs. Comment ne pas être heureux du voyage, de cette belle image attentionnée qu’on nous fait partager ? Comment ne pas croire à ces expressions multi-colorées des ethnies qu’on a rassemblées là ?

Nous retournons dans le centre, empruntons cette avenue bordée de temples tous somptueux que nous visitons avec conscience. Débauche d’or, complexité des motifs mêlés d’images qui n’en sont pas vraiment, j’observe cette profusion des décors bouddhistes, comme on plonge dans une beauté distante, qui impressionne sans qu’on y adhère complètement. Est-ce le sentiment de ne pas savoir vraiment, de ne pas détenir les clés pour ouvrir mieux l’histoire, ou le religieux ? Ou le lissage extrême de ces lieux mis en exergue pour les seuls touristes ? L’humanité mise en patrimoine nous devient presque fallacieuse, la vraie vie s’en est allée de ces lieux.

Sauf peut-être à l’extrémité de l’avenue, quand on atteint la rivière, cette passerelle pour passer sur l’autre rive : les grands pieux de bambou enfoncés dans l’eau, leurs assemblages précaires, les gardes-fous et le passage sommaire signent un savoir-faire immémorial qui fait l’accès, sur l’autre rive, à quelques enclos verdoyants de jardins. Et soudain, c’est l’écho du vivant, fragile, qui me traverse.

En fin d’après-midi, nous montons à Phou Si, plus de trois cents marches pour atteindre le sommet de la colline. Paysage embrumé de la ville à nos pieds, et cette grande traînée du Mékong au travers de la vue, les petites montagnes au loin que le soleil dilue lentement, tout ce qui nous réconcilie avec les fondements d’un lieu sublime.

Quand on redescend, le marché de nuit s’est installé comme chaque soir dans la grande avenue, des centaines de mètres d’étals divers, la foule compacte qui passe dans un sens, puis dans l’autre en revenant. Pour ne rien rater de l’authenticité supposée des objets vendus là. Combien de tissus ou de sin1 viennent vraiment des villages ? On scrute les matmii2, les chok3, certains sortent du lot, dans un magma d’objets industriels sans doute produits ailleurs, loin d’ici. Le parcours marchand nous épuise, nous rentrons le long du Mékong, les pizzerias se succèdent, nous dînons, dans l’anonyme du monde, saturés de ce qui ne tisse rien de la mémoire des hommes, piégés dans la grande machinerie touristique et patrimoniale. Comme une écume juste sur la plage qui meurt dans le sable inconstant, résidu de la vague puissante qu’on ne verra jamais.

1 Sin : la jupe traditionnelle.
2 Matmii : motifs en ikat trame dans le tissu.
3 Chok : technique de broché.

En février 2018

Écriture le 14/11/22

C’est le titre d’un dernier livre de Christian Bobin, paru deux mois à peine avant sa mort en novembre 2022.

Très petit livre (60 pages en petit format), et très grand et fort texte, cinglant parfois, et nourri de cette écriture si particulière, puissante et frêle à la fois, qui a fait reconnaître Christian Bobin comme poète, à une époque où l’on fait bien peu de cas de la poésie, et comme écrivain à part entière, depuis sa vie à l’abri dans sa terre du Creusot.

Je n’ai pas cœur ici à évoquer son œuvre qui m’accompagne depuis plusieurs décennies – d’autres bien plus autorisés l’ont fait, ni le personnage, dont le rapport au monde et sa confiance dans l’humain m’ont pourtant souvent ébloui. Alors comme hommage, simplement ce parcours modeste dans ce texte qui sonne comme un dernier appel.

Appel crépusculaire. Voici la dernière phrase du livre :

“ Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à traverser la nuit qui vient. ” → p. 58

Il faut peu de mots au poète pour dire d’abord l’état du monde et sa terreur :

“ Si nous sommes “ modernes ” c’est pour rien d’autre que notre rage à détruire l’amour, cette alliance lumineuse de naïveté et de grâce qui empêche la roue de l’Argent-Roi de tourner. ” → p. 8

Et encore :

“ Les machines portent notre mort, elles en sont grosses et quand elles atteindront la perfection, hypnotiques et silencieuses, elles accoucheront de notre effacement. Nous n’aurons jamais existé. Qui se souviendra des hommes ? Il faut du cœur pour qu’il y ait une mémoire. ” → p. 9

Et Bobin évoque à la suite l’inhumanité des machines, créées de main d’homme, semblable à celle du “ militaire bureaucrate ” qui surveillait les chambres à gaz. Du même mouvement, il nous annonce, dit-il, une bonne nouvelle :

“ Nous sommes morts. Nous avons atteint la cible cartésienne : tout chiffrer, tout découper, puis tout vendre. Cela a mis du temps à mûrir, plusieurs siècles. L’amour, la simplicité, le poème tenaient bon. Maintenant nous y sommes : nous sommes morts, prétentieux et tristes, en deuil de nous-mêmes. ” → p. 13

Bonne nouvelle ? Peut-être faut-il aller au bout de la mort du monde, pour qu’il renaisse autrement, ouvert enfin à la douceur des fleurs et des sourires, au respect de nous-mêmes, à l’infini tremblement des paysages et des regards sur eux partagés.

Est-ce pour empêcher toute échappatoire ? L’auteur rappelle par touches légères et terriblement précises à la fois le souvenir d’Anna Akhmatova, poétesse sous le régime soviétique (elle est morte en 1966) qui appelle la nuit son amie-servante pour qu’elle recopie sur des cahiers cachés ses nouveaux poèmes, car :

“ L’Ours Staline n’aime pas la poésie. L’ancien séminariste qu’il est flaire le dieu vivant, sait qu’il peut faire son terrier dans un poème d’amour... ” → p. 18

Ce qui brise la parole en ces temps dans un versant du monde fait un triste écho totalitaire à ce qui surgit là-bas aujourd’hui, tandis que les machines, sur l’autre versant, dressées par les humains, fomentent la violence :

“ Dans les rues échevelées des grandes villes, sur les trottoirs, l’asphalte, glissent des ombres raides, légèrement obliques, statues d’elles-mêmes. Elles foncent droit comme une balle de fusil sur l’obstacle que chacun est devenu pour chacun. ” → p.40

Bonne nouvelle, parce que, à la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, mais le poème. Tant qu’il peut circuler, être dit, être lu. Tant qu’il témoigne qu’il n’y a pas que la raison et les chiffres, tant qu’il célèbre “ les noces de la douleur et de l’amour ”. Lisez ce livre.

Les poètes sont des monstres, Christian Bobin, Lettres Vives, 2022

Écriture le 24/02/23

Au village, nous sommes à nus avec la terre. Les maisons donnent sur le paysage, on passe du vent ou du soleil à ce qui nous en protège.

Dans l’instant. Le paysage fait des maisons son enfance. Certaines sont bien érigées côte à côte, mais toutes respirent par elles-mêmes, elles se mesurent directement à l’espace. Chacune est aussi singulière que les gens qui l’habitent, à cause de sa mémoire, de sa vieillesse, de ce qu’on a perdu d’elle au cours du temps mais qui la marque encore. Là une cour, ici un quereux comme on disait autrefois, l’enclos d’une maison, son empreinte, pourraient se décrire comme les ajouts de chaque génération, depuis des siècles sans doute, si l’on savait discerner dans la manière des pierres ce que furent les contraintes et les envolées de chaque vie.

Plus que des routes, ou mêmes des rues comme on les a récemment baptisées, il y a au village des chemins pour l’accès aux maisons, anciennes façons de se mouvoir dans la maigre communauté, anciennes façons de longer l’ombre et la lumière, de s’isoler, de partager. Et les chemins parfois se dissolvent dans l’herbe, quand on ne les fréquente plus assez, ou qu’on a délaissé les maisons qui les côtoient. Les chemins meurent d’un manque de relations, d’un manque d’amour peut-être. Le village est un lieu de la vie qui se maintient, s’agrandit parfois, parfois s’éteint.

La vie, des femmes et des hommes à même la terre, qui tentent de continuer de tisser leurs jours entre eux, au mieux, à l’insu le plus souvent de cet abîme qui les guette. Tous à peu près se connaissent au village, de près ou de loin, tous se souhaitent le bien du jour, sans pour autant partager les mêmes désirs, les mêmes volontés. Cela fait comme des rouages entre eux, distendus peut-être, mais réels encore. Et chacun se demande ce qui se passerait en cas de catastrophe, de l’aide entre eux. Chacun se dit que c’est une sorte de miracle, un village ainsi, qui se tient encore, entre le bonheur des siens et toute la pesanteur du monde.

Au loin, à quelques kilomètres, le bourg, là où le bien commun s’institue en commune, là où c’étaient les rassemblements des foires autrefois et des commerces. Qui aujourd’hui se meurent l’un après l’autre, même si quelques héros du quotidien brûlent encore d’une ardeur émouvante contre ce que les sages disent inéluctable. Maisons du bourg bien plus dépareillées que celles du village, qu’on a récemment tentées d’organiser. On s’emploie à planifier, optimiser l’espace dit-on, tracer des voies. Mais la volonté seule ni la raison ne suffisent, on aurait besoin de bras nouveaux, on ne sait plus faire comme avant le bien commun. Ce qui semble désuet maintenant et qui pourtant tenait ensemble dans l’impalpable. Le bourg a perdu presque toutes ses images, tout ce qui le rendait désirable, il lui reste les mouvements mécaniques du temps. Le bourg survit, tout comme les villages, en attente de quel défi où les visages se rapprocheraient, dresseraient un rempart contre la folie du monde.

Écriture le 30/01/23

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