Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Cette sensation d’abord peut-être d’une présence qui nimbe les jours, celle des visages bien sûr, mais aussi des lieux, des paysages d’humanité. Et que cette présence se nourrit d’une mémoire grande, celle des lointains de l’espace et du temps, celle des traces précaires, les œuvres, les images…

Rien ne limite au fond ce qu’on croit être le vivant. C’est notre regard sur le monde qui le nomme ainsi. Partout, là où j’ai marché, regardé, tressé des échanges, aimé… cette profonde évidence – ce qui est avant ou au-delà de la certitude même – qui fait résonner le corps et la pensée d’un même mouvement et qui, de chemins en chemins, tisse entre soi et l’autre, entre soi et le monde, comme une enveloppe si douce de sens, parfois déchirée mais qu’on recoud sans cesse. Vivant, ce qu’on se sait pas mais qu’on éprouve, ce qui fait tenir, dans les proximités multiples des jours.


Tissu du regard vivifié par les mots, les paroles s’enchevêtrent, elles maintiennent l’acceptation de vivre dans le proche de chacun, dans son histoire. Elle disent que malgré tous les désastres, le fil reste possible, qui agrège, corps et regards qui nous accompagnent.


Mais dans ces temps de maintenant, cette évidence même des liens premiers s’éloigne, laissant apparaître comme de grands pans d’humanité dévastée, où seules désormais prolifèrent d’immenses machines lancées pour elles-mêmes dans des courses folles, dont on sait qu’elles saccagent et vont détruire la cohérence ténue qui fait vivre, de la diversité des histoires et des espaces humains à ce dialogue précaire avec le végétal et l’animal que l’humanité a développé depuis le Néolithique.
On trouvera donc dans ces chemins des fragments de vie et d’inquiétude, des instants d’avant et d’aujourd’hui, entre le bonheur d’écrire et l’angoisse du devenir, entre ce qu’on recherche du chant qui apaise et la mesure de l’impuissance, entre ce qu’on a cru comprendre et le secret cruellement solitaire de toute écriture.

 

Dans les articles de ce blog, certains titres font référence à un premier village, et d’autres à un second village. Le premier est celui où j’ai passé mon enfance et la prime jeunesse, au cœur du Pays de Retz, entre la Loire et le lac de Grand Lieu, tout proche aujourd’hui de Nantes. J’y retourne régulièrement et j’y reste très attaché. Le second, au cœur des Vals de Saintonge, est celui où je vis depuis presque cinquante ans, entre lumière des jours et jardin nourricier.


Rémy Prin, l’auteur de ces Chemins, est suffisamment présent sur ce site de Parole & Patrimoine, pour que toute présentation s’avère inutile.

Automne 2021

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Nous avions commencé notre périple en Iran par cette région du nord-ouest proche de l’Arménie et de la Turquie, comme pour partir de terres moins lointaines, plus proches, croyait-on, de nous-mêmes. Et Reza, qui nous guidait, avait voulu nous emmener à la Mosquée Bleue, manière de pierre fondatrice de l’itinéraire.

C’est un édifice malmené par les siècles et les tremblements de terre, dont il ne reste que des bribes, mais fulgurantes. Quand le regard se pose sur ces décors de céramique émaillée, il plonge si profond en lui-même que leur aspect fragmentaire fait comme une souffrance physique quand on découvre leur finitude, alors que l’instant d’avant on était immergé dans le chant inépuisable des entrelacs. On s’en extrait alors difficilement, pour passer d’un détail qui tient du génie à un autre. Et le manège de l’absolu vertige du regard recommence, et sa rupture bientôt à nouveau.

Cette mosquée est achevée en 1465 par Djahân Shâh, un des chefs des Qara Qoyunlu (les Moutons Noirs), une tribu d’ascendance turque qui s’est sédentarisée dans la région au XIVe siècle. Tamerlan, mort en 1405, avait conquis ce territoire, et le décor sublime qu’on trouve ici est d’influence timouride.
Devant le pishtaq (le portail), en grande partie conservé, comme à chaque fois avec les décors de l’Islam, les yeux se perdent, ils voyagent à travers la nuée sans fin des glaçures bleues et noires où tout se mêle, des courbes abstraites, des aspects végétaux et des motifs calligraphiés. Mais cette mêlée garde son souffle d’ordre, sa présence du vivant. Car tout se tient dans cet ensemble qui utilise aussi le modelé doux du relief de la brique, et rien jamais ne se vide, ne se dissout.

Pishtaq de la mosquée bleue

 Appréhender ces décors, est-ce la même expérience du regard que l’image d’Occident ? Ici, pas de réalité représentée au sein d’un cadre, pas de fragment du réel, pas de mimétisme fascinant. Et pourtant, de loin, la profusion et la densité de ce décor attire, on s’en approche avec la sensation que derrière ces surfaces comme à l’infini, il y a quelque chose de caché, que l’approche croit-on va nous révéler. Mais l’œil au plus près ne cerne rien de plus, c’est l’intensité des bleus qui se révèle, l’équilibre entre les volutes et le vide, et la sensation plus aiguë encore que rien ne s’arrête jamais. Et qu’il faudrait aller plus près encore, s’immerger dans la matière même pour avoir une chance de déceler son chant profond, un arrangement qui semble tenir des étoiles, ou de l’infime musique du monde.

Mosquée bleue, détail des motifs

 Avec l’image, la représentation fait diversion, son contenu mobilise, nous fait respirer, échapper au mystère des couleurs et des formes. Ici, le regard ne se mesure qu’à son expérience propre – des liens, de la rumeur précaire de l’univers, des vides, de ce qui fait le peuplement, de ce qui fait le ruissellement du vivant. Ce décor ne révèle rien que notre errance, que nos incertitudes. Voir, c’est apprendre l’humilité, la quête nomade, le discernement dans ce qui se ressemble tant, comme dans les grandes étendues du désert. Savons-nous vraiment comment regarder ces mosaïques, si parentes de l’immensité, et si proches des détails intimes de ce qui s’assemble en nous ?

En 2015

Écriture le 24/06/22

Quand on ne maîtrise pas la langue d’un pays, à quoi tient la réussite d’un voyage sur ses terres – on pourrait presque dire sa vérité ?

Sans doute au talent du guide qui vous accompagne et qui, bien plus, vous fait voir à travers lui. Et c’est souvent affaire de chance, même si vous détaillez à l’agence votre itinéraire et l’approche que vous souhaitez donner à votre périple. L’agence est là-bas, en Iran, nous avons échangé en français depuis son site web.

À l’arrivée à Tabriz, il est cinq heures du matin, personne pour nous attendre. Il nous faut plusieurs téléphones, aidés d’un jeune changeur de devises à l’aéroport, pour voir arriver enfin notre guide, qui se confond en excuses. Il est venu de Shiraz (où il demeure) hier, 1500 kilomètres avec sa voiture, a retrouvé sa belle-famille qui vit ici et ils ont fait un peu la fête. Il a pourtant entendu le réveil mais s’est rendormi…
Pourtant, malgré ces débuts incertains, ce voyage fut un bonheur, et ce grâce à notre guide. Reza maîtrise parfaitement le français, l’histoire et la culture de son pays, l’organisation précise jour à jour du parcours. On a vite oublié le difficile premier réveil.

Pourquoi étions-nous venus ici ? L’Iran, c’était la Perse et sa grandeur de civilisation charnière entre l’Orient et l’Occident, et tant et tant de siècles d’histoire, des Parthes aux Sassanides en voisinage des Arméniens, des Seldjoukides aux Safavides, un islam de rigueur mais qui a fait place quelque peu à l’image, l’architecture et les décors somptueux des patrimoines multiples… vingt-cinq siècles de traces, des Achéménides à Persépolis aux faïences qadjares. Tout cela, nous l’avons éprouvé dans la présence concrète de nos corps au sein des pierres, des lumières, de l’aridité de ce pays. Mais je voudrais rassembler ici d’autres instants, d’autres facettes, de bienveillance et de découvertes.

À Yazd, dans la grande chaleur de l’été, nous sommes près d’un jardin construit au XVIIIe siècle par le gouverneur de la ville. L’ombre des arbres près du bassin et, au bout de la longue étendue d’eau, l’édifice surmonté de la plus haute tour du vent d’Iran (33 mètres). “ Il reste 180 tours du vent en activité à Yazd ” dit Reza. Le badguir (littéralement “ capteur de vent ”) est utilisé pour la ventilation des bâtiments. Ici le courant d’air parcourt le long bassin d’eau en se rafraîchissant, puis est capté par les bouches de la tour. Celle-ci, en cloisons séparées comme des cheminées, fait circuler l’air dans le bâtiment, contribuant ainsi à le rafraîchir. Reza, à l’aide d’un papier très fin, nous montre la circulation de l’air emportant lentement la feuille. Ce système est une invention iranienne – Reza est intarissable – que tout le Moyen Orient a adoptée, et dont les plus anciens vestiges datent du XIVe siècle.

tour du vent yazd


Il nous a parlé du livre qu’il prépare1 sur ces techniques traditionnelles que son peuple a inventées, de sa passion pour ces dispositifs soucieux de la préservation des ressources et de l’autonomie des communautés, et de leur précarité maintenant que que la modernisation recouvre tout..

Le lendemain, nous partons de Yazd vers Kerman. Après vingt-cinq kilomètres dans la campagne aride, avec les montagnes en fond d’horizon, Reza arrête sa voiture. Il nous montre de loin, comme un alignement de grosses boursouflures sur la terre, les blocs d’argile qu’on a retirés des puits du qanat. On s’approche, il enlève une lourde plaque, on se penche et à dix mètres de profondeur environ, l’eau, au fond du puits, dont on devine qu’elle coule. Il nous raconte cette invention du qanat au Ier millénaire avant notre ère, le travail immense de réalisation, depuis le puits-mère à flanc de montagne jusqu’à la destination. Celui-ci déroule ses puits réguliers, à quelques dizaines de mètres d’écart. Immense labeur des puisatiers, de creusement et d’aération, pour que la ville dans la plaine bénéficie de l’eau bienfaisante du piémont. Reza s’émeut, il parle de l’autonomie perdue des gens, maintenant que la finance impose ses règles partout uniquement marchandes. Cette technique du qanat s’est répandue depuis l’Iran, de la Sicile à la Chine. On l’abandonne, à l’heure même du changement climatique, en même temps que l’UNESCO le classe au patrimoine mondial…

qanat mehriz


Dernières images autour de Reza, c’est la fin du voyage, à Shiraz où il vit. Il nous emmène aux mausolées des poètes. On commence par Saadi, qui est venu finir sa vie dans ce jardin à l’écart de la ville, après avoir fui Shiraz envahie par les Mongols, au XIIIe siècle, et passé trente ans à voyager dans tout le monde musulman.

Beaucoup de monde, dans ce jardin mausolée, les gens s’assoient sur les bancs, parmi les orangers. On fait de même. Reza a apporté le livre phare de Saadi, Le jardin des roses. Il nous lit quelques textes, nous explique le côté moraliste, et que Saadi a influencé notre La Fontaine – il était traduit dès le XVIIe siècle.
Nous partons ensuite vers le mausolée de Hafez. Poète mystique au XIVe siècle, lyrique, empreint d’une profondeur d’écriture exceptionnelle. Même scène que tout à l’heure sur le banc : Reza a choisi des textes qu’il nous lit, en français (il hésite un peu), en persan (et sa voix devient douce et fluide…). On plonge dans les rythmes et la musique de la langue.

Il nous laisse nous promener dans le parc, lui va faire sa prière. Il y a un tapis sur l’esplanade, des gens se regroupent, hommes devant, femmes derrière, un religieux est au premier rang. On a entendu le chant du muezzin. Ils prient là, quelques dizaines, tandis que d’autres font des selfies, discutent sur les bancs. Ici, à Shiraz, bien plus de femmes maquillées qu’ailleurs, à l’air plus libre, tuniques courtes, jeans moulants, voiles en arrière des cheveux.

On rentre, à travers les étals de livres à vendre près du mausolée – un Petit Prince en persan, l’Iliade… qui voisinent avec le Shâh Nameh (Le livre des Rois) aux miniatures somptueuses. Imagine-t-on la France célébrer ainsi ses grands poètes, dans des mausolées emplis chaque jour. Ici, les élèves apprennent encore la poésie dès l’école primaire, et tout le monde sait réciter Hafez, comme autrefois chez nous Victor Hugo, avant qu’un bouleversement qu’on ne sait pas bien nommer ait tout défait. Hafez qui même devine l’avenir : on fait un vœu, on ouvre le livre au hasard, on lit et on interprète le poème qui est censé traduire ce qui va venir dans la vie...

1 Ce livre, écrit directement en français, est paru en 2016 : La maîtrise millénaire de la terre, de l’eau et du vent en Iran, Seyed Mohammad Reza Javadi, Éditions Razbar.

En 2015

Écriture le 13/08/22

 

Sur ces chemins quasi infinis, qu’on a dit de la soie, entre Orient et Occident, que les voyageurs empruntent depuis deux millénaires, l’Iran fait office de plaque centrale, une simple carte le montre.

Il faudrait plutôt dire une interface entre les mondes, un lieu d’infusion des échanges. Mais aussi bien lieu des empires, Perses et Mèdes, Sassanides, avant que l’Islam ne les balayent. Islam, mais chiite, aux dynasties fortes, aux oppositions tenaces avec les voisins sunnites. Avant qu’au début du XXe siècle l’Occident ne s’en mêle et que le Shâh, dernier en date, ne se laisse séduire par lui. Puis, que tout bascule, il y a plus de quarante ans.

Le shâh était encore au pouvoir quand nous avions la première fois projeté d’aller là-bas. Le projet n’a pris corps qu’en 2015, au moment même où le pays signait un accord porteur d’espoir avec les grands états de ce monde. On sait ce qu’il en est advenu. Aujourd’hui que j’écris ces lignes, deux jeunes hommes viennent d’y être pendus, pour avoir manifesté, en soutien aux femmes iraniennes. Que peut la tristesse, ou la douleur, qui traversent le cœur ? Des pays dont nous avons partagé un court moment l’existence, combien sont aujourd’hui hors d’accès ? Sensation amère de la fermeture du monde, hormis peut-être pour les grands marchands de la planète. Violences et cruautés, conjuguées avec ce qu’il advient de l’énergie et du climat : bientôt les peuples resteront chez eux, comme autrefois, chacun devenant plus ennemi potentiel pour les autres. Non que je méconnaisse les désastres du tourisme de masse, ni ses réductions strictement marchandes, ni même la porosité des cultures qui les changent à grande vitesse, à grande échelle désormais, mais du moins un espace d’échanges encore vrais était-il possible pour ceux qui le désiraient vraiment.

Les articles qui vont suivre consacrés à cet Iran de 2015 ne se veulent pas naïfs, ni oublieux. Nous sommes allés là-bas à la rencontre de la mémoire longue des aventures humaines. Loin somme toute des épreuves d’aujourd’hui. Parce que celles-ci ne révèlent, si l’on peut dire, leur complexité tout comme leur inconsistance, qu’à la lumière du génie des cultures humaines. Perses, Parthes, Sassanides, Arméniens, Bouyides, Timourides, Safavides et d’autres encore ont laissé sur ces terres des traces de l’absolu. Leur vision à eux, singulière, de l’absolu, qui toutes devraient nourrir aujourd’hui notre questionnement du monde, et qu’on devrait respecter en toute humilité. Sans accepter l’intolérable. C’est ce à quoi s’emploient, je l’espère, les quelques articles “ iraniens ” des semaines à venir.

Écriture le 08/01/23

Nous sommes là depuis quelques jours, quelques semaines peut-être. Nous rangeons, nous nettoyons.

Nous découvrons ce que disent les murs, les meubles qui sont restés là, la grande table ovale où l’on peut se mettre une douzaine, les lits en bois, peu larges, à bonne hauteur du sol. Nous cherchons les traces de ce qui fait l’humanité, l’improbable des signes. Nous venons d’arriver dans cette maison, dont nous ne savons pas encore qu’elle sera nôtre pour la vie à venir, imbibés de la jeunesse, de l’innocence de la lumière.

Dans la grande salle, une cheminée, dont le manteau – c’est la coutume des vieilles maisons d’ici – est fait d’une longue pierre calcaire, qui repose sur deux avancées de même matériau. Tout est recouvert de chaux blanche. Au milieu du manteau, une vague bosse, et de chaque côté un petit creux. Tu décides de voir comment c’est, une fois la chaux enlevée. Te voici avec le petit couteau, qui grattes les couches accumulées depuis des générations, des dizaines de tranches de vie. Tu portes un fichu bleu sur la tête, pour la poussière. Tu t’appliques, tu veux retrouver l’origine, les signes modestes que l’artisan a gravés dans la pierre tendre. Bientôt naît – renaît plutôt, revient à la vue – une rosace au centre, au sein d’un petit cadre en relief, puis des sortes de soleils, ou de fleurs, sur les côtés, figures à rayons malhabiles. Un peu de temps encore, et tout le manteau resplendit dans sa nudité initiale un peu patinée par le temps, au prix de la poussière blanche qui couvre ton visage.

Je m’approche, nous sommes heureux, nous ne savons pas vraiment pourquoi. De recoudre la mémoire peut-être. De s’approcher un peu du geste d’autrefois. Qu’est-ce qui a poussé l’artisan d’alors à prendre de son temps pour mettre au monde cet ornement modeste ? C’est le seul décor de la maison. Tout ailleurs est simplement nécessaire, à deux pas de la pauvreté, noyé dans le lisse, l’anonyme. On ne saura rien de ce vouloir d’embellir, de distraire le regard, quelques heures d’un homme penché sur la pierre avec son ciseau, sa massette. Étaient-ce ceux qui vivaient là qui en étaient à l’origine ? Nous regardons la rosace, et les fleurs soleils, nous sourions, comme traversés par le temps.

Élie nous avait dit : “ Cette cheminée ne tire pas, elle n’a jamais bien tiré... ” Hauteur, largeur, profondeur dans le mur, la subtile architecture pour que le mouvement d’air se fasse au mieux. Nous essayons quand même, pariant sur le savoir-faire des Anciens et que le temps a remanié peut-être l’alchimie des vents. Quelques minutes, et la fumée remplit la pièce, épaisse.

Nous ouvrons portes et fenêtres, rien n’y fait, la cheminée refuse son service. Comme si l’homme d’autrefois n’avait eu que faire de l’usage, qu’il avait voulu le décor comme seul fondement de son travail. Comme s’il avait œuvré pour le regard seulement, pas pour le confort. Et les générations avaient gardé ces signes minces, les avaient blanchis, gardé le manteau propre durant des décennies, et par là même les effaçant peu à peu du réel du monde sous les couches de chaux.

Écriture le 20/10/22

Les livres qu’on lit se répondent, lancent parfois les uns vers les autres des passerelles. Heureuse coïncidence des lectures.

Nous allons picorer dans deux ouvrages : (1) S’acheter une vie de Zygmunt Bauman et (2) La fin des choses de Byung-Chul Han.
Zygmunt Bauman (1925-2017) naît et vit en Pologne la première partie de sa vie, avant de rejoindre l’Angleterre après 1968. Sociologue et philosophe, il invente le concept de “ société liquide ”, période récente de liquéfaction selon lui des états et institutions chargés d’organiser les sociétés.
Byung-Chul Han (né en 1959) en Corée du Sud travaille d’abord en métallurgie, avant d’émigrer en Allemagne pour y étudier la philosophie, la littérature et la théologie. Il est professeur à l’université des arts de Berlin et s’est intéressé notamment aux effets sociaux de la numérisation.

S’acheter une vie (le titre original est Consuming Life) cela veut dire que la vie s’achète :

“ Dans la société des consommateurs, personne ne peut devenir sujet sans s’être changé au préalable en marchandise. Et aucun sujet ne peut rester sujet sans perpétuellement réanimer, ressusciter et acquérir les capacités requises d’une marchandise commercialisable. […] Le trait le plus saillant de la société des consommateurs – malgré tous les soins qu’on met à le dissimuler – est la transformation des consommateurs en marchandises ; ou plutôt leur dissolution dans l’océan des marchandises. ” (1 → p. 22-23)

Bauman revient plusieurs fois à cette idée, qui vaut bien sûr pour les activités professionnelles, mais bien au-delà, puisque la société cherche à vendre la totalité du monde, matériaux, produits fabriqués, mais aussi paysages et les êtres eux-mêmes, leurs activités, leurs images, leurs paroles… :

“ Le but crucial – voire décisif – de la consommation dans la société des consommateurs […] n’est pas dans la satisfaction des besoins, des désirs et des manques, mais la marchandisation ou la re-marchandisation du consommateur. ” (1 → p. 77)

Parmi les nombreuses conséquences, il y a l’impact sur la conscience du temps. La mode, depuis le XIXe siècle, nous a habitués à cette dégradation de “ la durée pour exalter l’éphémère ” (1 → p. 113). Désormais, le système sociétal :

“ raccourcit en outre radicalement l’espérance de vie du désir, ainsi que la distance temporelle séparant le désir de sa satisfaction, et la satisfaction de la mise au rebut. ” (1 → p. 113-114)

Autre conséquence, l’insatisfaction organisée, sous des dehors de vouloir satisfaire tous les désirs :

“ Pour un type de société qui proclame la satisfaction du consommateur comme son unique motivation et son but suprême, un consommateur satisfait n’est ni une motivation ni un but, mais la plus terrifiante des menaces. ” (1 → p. 128)

Après bien d’autres, Zygmunt Bauman pointe ainsi la perversité de la mode :

“ Le maquillage beige, signe d’audace la saison dernière, n’est plus aujourd’hui non seulement qu’un coloris en train de passer de mode mais encore un coloris terne et disgracieux, et en outre un stigmate honteux et une marque d’ignorance, d’indolence, d’incompétence ou d’infériorité complète. ” (1 → p. 130)

Au total, l’auteur donne à voir la douceur terrifiante d’un monde où le moteur économique s’est instillé partout, dépouillant l’humain de ce qu’on croyait naguère être constitutif de son humanité : la relation à autrui, la conscience, la mémoire et le temps…

Dans le petit livre de Byung-Chul Han, on retrouve la même analyse implacable, colorée différemment :

“ Le capitalisme de l’information représente une forme encore plus aiguisée de capitalisme. Contrairement au capitalisme industriel, il transforme aussi l’immatériel en marchandise. La vie elle-même devient une marchandise. […] Les affections humaines sont remplacées par des évaluations ou des likes et l’on ne fait plus, pour l’essentiel, que compter ses amis. […] La différence entre culture et commerce disparaît à vue d’œil. Les lieux culturels s’établissent en tant que marques lucratives. ” (2 → p. 31)

Le numérique distend les relations, les réduit au niveau des outils, des procédures, les perturbe terriblement :

“ Nous sommes aujourd’hui connectés partout sans être pourtant reliés les uns aux autres. […] La communication numérique abolit le vis-à-vis personnel, le visage, le regard, la présence physique. Elle accélère ainsi la disparition de l’autre. ” (2 → p. 83)

Dans un chapitre consacré à “ l’oubli de la chose dans l’art ”, il affirme que “ le poète est dépourvu d’idées ” (2 → p. 95), qu’il tisse des mots pour composer un corps, sans signification préalable, et que le poème déborde de significations multiples. Il est une présence, une magie secrète liée au bonheur des mots, plus qu’une réponse à des questions. Et l’auteur de fustiger l’art contemporain :

“ Ce qu’il y a de problématique dans l’art actuel, c’est qu’il tend à véhiculer une opinion préconçue, une conviction morale ou politique, c’est-à-dire à transmettre des informations. La conception précède l’exécution. L’art se dégrade ainsi au rang d’illustration. ” (2 → p. 98)

On n’est pas si éloigné de Bauman, car ce faisant, l’art évacue ce qui naît du dialogue avec le monde autrement que par le concept ou la pensée déjà formulée, qui déjà cherchent à se vendre.
À propos des “ choses du cœur ” , Byung-Chul Han pointe lui aussi la disparition de la relation à l’autre, en citant le renard du Petit Prince de Saint-Exupéry :

“ Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. ” (2 → p. 112)

Et il ajoute :

“ Aujourd’hui, Saint-Exupéry pourrait affirmer qu’il existe aussi des boutiques où l’on achète des amis, des boutiques qui porteraient des noms comme Facebook ou Tinder. ” (ibid.)

Mais les amis numériques, on l’a vu, on ne fait le plus souvent que les compter. Et c’est justement leur nombre seul qui importe, qui vous valorise comme agent de l’univers marchand.
On pourrait picorer encore, et continuer de s’indigner. Et aussi s’inquiéter du faible poids de ces penseurs qui éclairent et dénoncent, face aux puissances médiatiques et économiques. Peut-être finalement que l’espoir se terre dans le silence, dans les visages qui s’échangent encore à l’abri, à l’écart, dans cette certitude aussi que la planète, bientôt, cessera de pourvoir à l’insatiable soif des marchands.

(1) Zygmunt Bauman, S’acheter une vie, Éditions Jacqueline Chambon, 2008

(2) Byung-Chul Han, La fin des choses, Actes Sud, 2022

Écriture le 17/09/22

Il penchait depuis longtemps au côté nord de la maison.

Et entre les pierres, le mortier – était-ce bien plus que de la vieille argile mêlée d’un peu de chaux ? – s’effritait laissant voir ce qu’ici on nomme des anguilles, ces sortes de zébrures qui montrent que les murs travaillent. Ils travaillent même de plus en plus sous l’effet des canicules et des sécheresses qui compriment le sol, laissant parfois en eux des béances qu’on craint d’explorer, de la main ou de la pique.

Cette maison, dont les anciens actes qui la concernent remontent au XVIIIe siècle, a été tant et tant remaniée au cours des générations qu’on ne sait plus rien dater vraiment. Ce pan de mur en tout cas était bien vieux, au vu de certaines de ses pierres à l’immense gabarit, dont on se demandait comment elles pouvaient encore garder l’équilibre et l’adhésion à cela, qui fait un mur.

Il a donc fallu l’abattre ce mur, après avoir tout étayé sur douze mètres de longueur, l’abattre et faire des fondations, qui n’existaient pas. Puis nous nous sommes mis à le remonter, rang de pierres après rang de pierres, quelques milliers de cailloux parfois à peine taillés, dont on cherche le beau parement, ce côté acceptable à l’œil, ce qu’on verra quand on passe. Un mur, c’est un parement de chaque côté, et au centre des pierres plus informes, plus petites aussi, qu’on nomme le garni, où le liant du mortier est plus grossier que sur le parement.

On a réutilisé les mêmes pierres, qu’il a fallu trier, en tas de même hauteur, sept, huit, neuf, dix centimètres, pour que les rangs soient cohérents, agréables à la vue. Et bien souvent, on a dû les retailler, améliorer la forme, en frappant d’un coup sec – ou de plusieurs – avec le rebord du marteau de maçon.

Nous travaillons tous deux, des heures et des jours durant, le corps étoilé de fatigue, les douleurs qui marquent l’âge. Je pose les pierres sur le lit du mortier, tu places le garni et tu remplis aussi de mortier, on cale les pierres. On garde les grandes et lourdes pour les angles, pour la solidité. Et puis, après, quand tout est monté, c’est l’enduit, au mortier de chaux blanche et de sable blond, qu’on jette à la truelle et qui colle au mur neuf. Et tu brosses le surplus, tu remets les pierres sous le regard, tout devient net.

Comme pour tous les mots, on ne connaît bien le mot mur qu’après en avoir construit un, et le mot pierres qu’après en avoir taillé et manipulé quelques-unes. Car qu’éprouver de la langue, sans la relation charnelle – gestes et sueur, maîtrise relative, tâtonnements – avec la matière ? Car que comprendre du monde, sans cet assemblage besogneux, la pierre et son liant, qui va prendre et durcir, faire un tout. Monter un mur, du rassemblement précaire des pierres à cette paroi qui tient, qui fait part maintenant de la maison, et dans le corps le bonheur de cela, debout pour quelques générations après nous.

Et le parcours des pierres, c’est le temps entre nos mains. Parfois lors d’une taille, la découverte de la trace fossile d’un ancien coquillage aux nervures si fines. On la regarde tous deux en riant, cette mémoire de cent cinquante millions d’années peut-être, quand ici c’était la mer, et que les sédiments sont devenus calcaire dur, au bout d’une extrême durée, enfermant les organismes vivants pour notre regard partagé d’aujourd’hui. Liens si ténus, qui m’éblouissent, de ces pierres pour l’abri des hommes, nos demeures, dans ces villages, regorgent de l’élégance des temps d’avant, ces traces d’animaux morts, devenus solides à jamais dans les murs qui nous protègent.

Été 2022

Écriture le 22/08/22, date de la fin du mur

On a rempli cette vie
sans le savoir vraiment, avec notre regard
qu’on partage parfois devant la terre des hommes.

On se retourne, les instants en guirlandes
se comptent par milliers, on pourrait en faire
la dentelle d’une vie rêvée, à peine qui murmure
dans l’écho des années on ne sait pas bien ce qui reste
on ne sait pas bien notre prise au monde,
ce qu’on a mis dans la pauvre sébile des jours.

Quels sont les gestes, les actes qui font le commun
des humains sur cette terre que nous continuons de spolier
plus ou moins tous ensemble
sans le savoir vraiment ?

Quelle part pour l’autre, et pour nous-mêmes ?

On a rempli cette vie
des milliers d’instants bienheureux
L’amour abolit la douleur, et le temps même
parfois l’éternité d’un visage offert
on ne sait pas comment cela s’est conservé
depuis des décennies
cette image au bord des larmes
d’un corps furtif qui a peur de lui-même.

On ne sait rien, même la musique des mots
nous échappe à jamais, on tente de recoudre la phrase
qui s’est déjà perdue
On tente l’impossible
qui écarterait à jamais la douleur.

Mais la vie s’est remplie,
entre le soleil et le regard,
à peine qui murmure, le rêve
qu’on touche par instants de l’amour inextinguible
qui avance, ignorant
tous les désirs marchands du monde.

À l’heure presque du bilan, c’est le partage
entre l’effroi, l’immense douleur
et ce peu de radicale lumière
à partager à jamais
avec tous les instants si précaires soient-ils
de la terre des humains.

Sait-on ce que nous sommes devenus,
nos gestes en terreau décomposés
pour quel futur de ceux qui suivent ?

Nous avançons à grand peine chacun sans bien savoir
ce qu’il en est de remplir une vie
à tâtons
entre les certitudes, le soir, de certains visages
et l’ignorance de ce qui nous a fait.

Écriture 16 août 2022

Cela fait des années déjà que les cigales accompagnent nos étés, donnant à la Saintonge un air de Sud, chant des cigales entêtant, rythme sans fin des journées chaudes qui se tarit le soir au profit du tintement léger des grillons.

La terre célèbre la douceur d’être au monde. Dans le paysage des étoiles, au début de la nuit, nous guettons ces voix familières qui s’arrêtent une à une. Demain, dès le soleil, la musique va reprendre.

Nous étions jeunes en amour, quand j’avais compris combien les insectes vivant sur la terre la célébraient ainsi, peuplant les champs de lavande et les prairies en versants, de ce qui n’était ni mélodie, ni refrain, mais une présence au cœur du monde qui l’offrait mieux, le donnait à voir avec une plus grande acuité. Présence, ce qui est bien autrement que le fait d’être là, qui relie la chair du regard à l’univers. C’était en 1970, dans les Alpes de Provence, près d’un village qui s’appelait Saint-Jurson. Nous y avions rencontré une femme qui sculptait le bois, qui nous avait dit de planter la tente un peu plus loin, sur la clairière en pente, à l’abri de la montagne. Nous nous étions endormis avec le chant de la terre, bercés par ce qui semblait l’harmonie du vivant depuis toujours.

Cette année, depuis les grandes chaleurs de juin qui se sont prolongées une bonne part de l’été, les cigales se sont tues, très vite en saison, et les grillons. Comme un arrêt définitif. Il n’y a pratiquement plus de bourdonnements, très peu de guêpes. Seul le roucoulement de quelques tourterelles. Comme si le bruit des vies se retirait pas à pas de la terre trop sèche, de l’herbe grillée. Comme si c’étaient la mort et son silence qui gagnaient les arbres, qui allaient se répandre sur les jours.

Ce n’est pas la première année sèche et chaude, mais ce qu’on perçoit de nouveau dans les jours d’ici – ce retrait du vivant qu’on devine inexorable – s’agrège à toutes les catastrophes du monde que le flot des informations fait couler jour à jour sur nos corps. Sans qu’on le retienne en soi, flot qui divague, distille l’impuissance. Les plus puissants des hommes ne fondent sur la terre que leur domination. Ce qu’on en voit, tel un trou noir, c’est la vie lentement dissoute, de partout. Et la terreur qui se répand sur la planète cherche à faire signe malgré tout, d’être ensemble, en justice, en équité, que c’est la seule issue. Mais nous n’entendons rien, juste un jour après l’autre, le flot des infos sur les corps, qui s’en va vers une mer innommée.

Écriture le 07/09/22

Le mot voyage, nous disent les linguistes, apparaît en notre langue vers 1080. Il provient de viaticum, “ ce qui sert à faire la route ”.

Voyager va prendre le sens d’aller dans un lieu éloigné, de découvrir donc l’ailleurs lointain, et donc peut-être de se quitter soi-même un moment – ses proches, ses paysages, son contexte familier. Se quitter pour la rencontre de l’autre, et d’un autre monde.

Les voyageurs existent depuis longtemps. Sans remonter aux migrations initiales de l’humanité, on connaît tous Marco Polo et son Devisement du monde, ou Ibn Battûta et ses voyages au long cours. Les figures des grands voyageurs jalonnent le temps, attestant que cette soif de l’ailleurs et de l’altérité est constitutive de l’être humain.

Le mot tourisme, lui, est bien plus récent. “ Avant le développement du capitalisme et de sa première révolution industrielle, le tourisme n’existait pas. ” (11 → p. 12) Tourisme arrive en français en 1841, après touriste (1803). Celui-ci fait un tour, un voyage circulaire, pour son plaisir. Qui dit tour, dit référence à son point d’attache et d’arrivée, à son chez-soi, à ce qu’on ne quitte donc pas vraiment. Tourisme et voyage, on devine les parentés, les différences. Mais en quoi, comme le suggère Henri Mora, le tourisme devient-il un désastre ? Creusons un peu.

J’ai dix ans à peine (1956), mes parents m’emmènent en auto vers le Sud. Je vois les montagnes pour la première fois, les paysages du Tourmalet, les nuages au flanc des pentes qui s’effilochent… En moi soudain, cette sensation de grandeur, d’immensité que jamais je n’avais éprouvée. Les bergers et leurs bêtes, leurs fromages. Un autre monde rayonne sur l’enfant que je suis, et ce premier voyage signe en moi tous les chants des possibles. Boire à pleines gorgées dans cela que je ne connais pas, me marque à jamais sans doute, sans que je le sache encore.

J’ai trente ans à peine (1976), c’est notre premier voyage au loin. Moscou et Leningrad, deux villes de l’URSS d’alors. En groupe, avec des enseignants. La culture, la langue, les représentations, tout diffère, avec un système et des contraintes qui déforment le réel. On le cherche, on en saisit des fragments de ci de là. Et déjà, ces signes qui fissurent la cohérence de ce qui se dévoile : dans la foule de l’Ermitage, ces trésors de peinture au pas de course, à suivre le mouchoir de la guide qu’elle agite au-dessus d’elle, pour qu’on ne la perde pas de vue.

Et puis ensuite, à trois ou quatre, de nombreux voyages qu’on met sur pied nous-mêmes, des creusets d’amitié, trois fois l’Indonésie, deux fois l’Asie centrale et le Yémen, l’Arménie, la Géorgie, l’Iran, la Chine et quelques autres en Europe et dans le nord de l’Amérique, à quêter la magnificence des textiles et des patrimoines, à tenter d’approcher les mystères des cultures. Avec à chaque fois le bonheur en partage avec ceux qui nous accueillent, une petite mosaïque de la planète en soi qui se dessine, la globalisation galopante et la dissolution de ces cultures devant nous, que peut-être on favorise sans le savoir. Et des béances de plus en plus marquées dans ce vécu des territoires. Cet immense paquebot qui s’amarre à Istanbul et déverse ses milliers d’occupants à Sainte-Sophie, comme une vague inondante qui ne respecte plus rien de la terre où elle roule. Ou bien cette phrase lue à la fondation Tun Jugah, à Kuching au Sarawak, qui pourtant cherche à sauver la culture iban : “ Maintenant il faut tisser des pua pour les touristes ”. Les pua kumbu, les tissus sacrés, vecteurs de l’âme du peuple iban, en quête de marché ! Comme si l’argent et la marchandisation allaient sauver l’âme !… Comme si le sacré pouvait se transférer d’un coup de dollars à celui qui achète. Bien d’autres fêlures au cours de ces voyages, mais la sensation malgré tout, innocente peut-être (nous avons aussi acheté des pua au Sarawak), que le jeu en valait la chandelle, et que rendre compte, prolonger, écrire, exposer… c’était aussi à l’unisson du monde enrichir, même modestement, une humanité commune.

Il me semblait avoir peu de points communs avec la foule sortie du bateau à Istanbul, ou bien d’autres, avides de selfies, de petits tours et puis s’en vont… Voyageurs ou touristes ? “ Tout le monde est d’accord pour condamner ces touristes qui sont l’archétype même du tourisme de masse, celui qu’on moque et qu’on méprise, celui qui justifie qu’on est différent et que le tourisme que l’on fait est bien respectueux de l’environnement et des bonnes mœurs. Celui qui nous donne bonne conscience et qui justifie que l’on se considère comme un touriste irréprochable ou, mieux encore, comme un voyageur vertueux. ” (1 → p. 144)
De fait, et on le sait mieux depuis quelque temps, nous touchons les limites de notre monde fini. Or “ notre société est obligée de se développer économiquement et technologiquement pour subsister ”. (1 → p. 116). Et le tourisme est un fer de lance de la croissance : “ il est une industrie transformant le monde dans sa globalité en produit à consommer ” (1 → p. 19). Et s’il faut insister pour bien faire comprendre : “ Le tourisme transforme toute réalité et tout sentiment réellement vécus en simple curiosité et, tout au plus, en émotion stimulée par sa mise en vitrine. ” (1 → p.31).

Il n’y a plus d’âme en ce monde, ou tellement peu. La mise en argent réduit l’épaisseur des vies, leurs densités, à l’instant photographique, image parmi des milliards noyée dans les réseaux. Comment prend-on conscience qu’on agit, quoiqu’on fasse, comme une sorte de prédateur des peuples démunis, ceux justement les plus loin de notre richesse, et qui ont encore en eux une grandeur d’âme dont on les dépossède lentement ? Et ce qui crée l’angoisse, c’est l’absence d’un autre possible, dont on ne voit se dessiner aucun contour. Comment définir – et mettre en œuvre – la non croissance, ensemble pour les milliards d’humains sur la planète ? Comment se résoudre à rester presque immobiles, comme avant, il y a moins de deux siècles ?

(1) Les citations de cet article sont extraites de : Henri Mora, Désastres Touristiques, L’Échappée, 2022.

Écriture le 09/09/22

Combien de paysages m’ont marqué par leur immensité ?

Paysage, c’est quand de l’œil on embrasse un pays, qu’on sait que la vision met dans le corps l’empreinte d’un signe à part, juste un instant peut-être, ou d’une longue durée, mais qui écrit en soi pour le temps à venir. L’immensité, ce qui nous déborde de son infinitude, de son appel à l’ailleurs, ce qui se déploie pour nourrir la mémoire, ou la vie peut-être, les montées vers les terres hautes d’Arménie, les villages en Svanétie, la route après Kashgar dans les espaces de l’Himalaya. Quelques voyages et des lucioles, la sensation que parfois tout se décline autrement, la durée, les couleurs, le regard même posé sur la terre, que cela diffère des jours ordinaires du monde.

Tout commence toujours dans cela, l’ordinaire des jours. Nous partons de Québec, ce jour-là, de la maison des amis chers d’ici qui nous ont logés, dans le frais presque enterré de la chambre. Nous quittons la ville aux vieux accents d’Europe, passons sur l’autre rive, longeons le Saint-Laurent – encore ici comme une large Loire – vers le Nord, avides de ce qu’on découvre, dont on voit bien la parenté avec les signes réguliers de nos vies.

La route longe le fleuve qui très lentement devient estuaire, si large si lentement qu’on ne sait plus quand on a perdu la vue de l’autre rive. La route suit la rive, celle proche, tangible, le paysage se déroule, presque le même, et pourtant l’eau se dilate, s’épaissit, et c’est la première sensation d’une ampleur qui vous submerge, qui recouvre, qui s’insinue. Peu à peu, on perd tous les repères de l’étendue d’eau. Alors le regard se cale sur la rive, les villages et les villes qui s’égrènent, La Pocatière, Trois Pistoles, Rimouski, Matane, des noms qui sonnent comme notre famille et d’autres proprement d’ici. Et les villages et les villes nous rassurent, on les mesure en les traversant, on les fait siens, comme les cailloux du Petit Poucet jadis, pour revenir. Mais plus va le chemin, plus leur densité s’amenuise, plus l’air qu’on pourrait dire sauvage se fait présent, comme si sa vivacité et les couleurs qu’il répand sur la terre se faisaient plus aiguës. Comme si la main d’un peintre couvrait tout ce qu’on voit d’une intensité nouvelle, hors d’âge, comme si la mémoire devenait sa présence même, comme si le temps s’était agrandi dans l’eau du fleuve, qu’il s’était transformé en un espace mouvant mais au fond immobile, l’éternité à portée de main.

À Ruisseau à Rebours, le soir, la lumière atteignait la chambre blanchie de solitude, comme les stries des roches sur les rives du fleuve. Le village, ce n’étaient que quelques maisons disséminées blotties contre la rive haute. Et depuis longtemps déjà, nous étions pris par le paysage et son immensité, projetés dans un ailleurs qui nous modelait de fond en comble, soumis à lui au point de se laisser porter, de ne plus chercher à connaître.

D’autres noms marquaient la route – L’Anse Pleureuse, L’Anse aux griffons – comme pour dire que le chemin durerait toujours, ponctué de ces mêmes paysages qui fêtaient le dialogue de la terre et de l’eau. On éprouvait maintenant l’immensité de la distance, le paysage ne changeait plus que dans une permanence accrue, qu’on se devait de creuser encore, de traverser.

Bientôt Cap des Rosiers, et puis une marche vers le Bout du Monde, sur cette langue de terre dans les hauteurs qui domine ce qui est maintenant la mer, l’immensité même, indéfinissable. Sur les rivages, ici, il y a longtemps, on séchait la morue. Nous voici à la fin de cette terre de Gaspésie, on scrute l’océan, son horizon. On se dit qu’en face, c’est La Rochelle, là d’où l’on vient. On rassemble dans la mémoire ces pans de terre un peu frères.

Plus tard, en entrant dans la baie de Gaspé, ces sortes de stèles comme enfoncées profondément dans la terre. On y voit des images qui disent la rencontre de Jacques Cartier avec les Iroquois, en 1534. Premier voyage de l’envoyé du roi de France, prémices de cette colonie de Nouvelle-France, qui va semer ici notre langue et son cousinage, au prix de conquêtes et de conflits. Y a-t-il une immensité des relations humaines qui serait semblable à celle des paysages, qui nous mettrait en chemin en dehors de la guerre et des exterminations ?

En 1986

Écriture le 13/07/22

Les amis de Québec nous avaient dit “ Nous irons en Charlevoix, c’est une région si belle... ” Suffit-il de la beauté pour se souvenir ?

Qu’est-ce qui nous marque, d’une manière si dense qu’après plus de quarante ans on se souvienne encore des instants, de la quiétude d’exception, de la lumière ? Je tente à grand-peine d’assembler des fragments de mémoire qui s’échappent, de les articuler, d’en refaire une histoire de son début à la fin.

Mais l’effort reste vain. De ce jour, j’ai gardé des images. Certaines dans des lieux, comme cette exposition à Baie Saint Paul, où je revois de grandes œuvres aux murs que je crois textiles, mais sans être assuré qu’elles le soient. L’espace de ces salles me baigne encore, mais l’espace seul. D’autres sont des images diffuses, comme cette sensation de lumière si particulière, fine, aiguë, qui se disperse sur toutes choses, du lointain des paysages lavés de brume – et des hauteurs on devine le grand fleuve peuplant le monde – aux moindres détails que la lumière révèle vraiment, comme ces touffes d’arbustes qui ne savent pas grandir, où l’on cueille à pleines mains les bleuets.

Était-ce au parc des Grands Jardins que nous avions marché, dans la presque nudité de la fraîcheur des pierres, une sorte de poussée minimale de la végétation qui faisait pressentir l’hiver. Mais il y avait ces touffes aux fruits comme nos myrtilles, d’un bleu indéfinissable qui aiguisait le désir. Sitôt cueillis, ces bleuets nous comblaient de saveurs, et c’était la fraîcheur en nous, à peine acide de la terre longtemps durcie par le froid. Dans ce parcours de hauteur en hauteur et d’un étang à l’autre, on marchait vers l’origine, sur un itinéraire des premières nourritures de la nature. Cette image-là, des bleuets ramassés, juste goûtés, pour fugace qu’elle soit, s’est agrégée comme un puits d’écriture sans fond où je pourrais m’étancher des heures.

Je me souviens des noms aussi, Les Éboulements, le Cap aux Oies, certains associés à des paysages comme cette descente vers Saint-Joseph de la Rive, d’autres qui restent des mots seuls, en guirlande dans la tête, incertains, mais dont la musique m’attache à ce jour sans équivoque. On sait parfois pourquoi on se souvient : à Saint-Joseph de la Rive, il y a une boulangerie – une pâtisserie ? – qui vend des tartes aux bleuets. Je revois encore en détail la tarte et ses dizaines de bleuets cuits dans la pâte, luisants de sucre, devenus un peu violets, et qu’on dégustera tout à l’heure.

Ce sera avec des amis de nos amis qui ont une maison près du fleuve. D’où nous sommes attablés, dehors, dans le bonheur de l’été fragile d’ici, nous devinons l’Isle aux Coudres, dont on dit qu’elle fut nommée par Jacques Cartier – coudres comme l’arbuste qui y pousse, qui deviendra le coudrier, puis le noisetier. Nous goûtons la tarte aux bleuets avec lenteur, avec délices, fondus dans les couleurs exceptionnelles de cet endroit. Notre hôte enseigne à l’université Laval, à Québec. Nous parlons de la langue de France, du temps de l’histoire. Il est avide, comme tous ici, de ses origines, des lieux racines de sa famille en France. “ C’est à Nanteuil en Vallée, en Charente. ” — “ Mais c’est tout près de chez nous ! ” La tarte aux bleuets scelle cette promesse qu’en rentrant, nous irons à Nanteuil, pour la mémoire, pour le jalon d’amitié de ce jour. Et l’amitié fait les images plus intenses, elle recoud le temps, de la tarte aux bleuets, des siècles et des générations qui ont vécu de chaque côté de l’océan, elle tisse ces liens ténus des mots, encore.

Nous sommes allés à Nanteuil, nous avons visité les ruines de l’abbaye romane, acheté une carte postale dans la toute petite boutique. J’ai dit “ C’est pour envoyer au Québec ”, j’ai raconté un peu l’histoire. La dame émue m’a répondu : “ Mais il en vient ici, des Québécois, ils cherchent leurs sources... ”

C’était cela sans doute se souvenir, garder des sources, de celles qui font d’un ruisseau, rivières et fleuves, sautant d’une part de la terre à l’autre, dans l’exactitude de la lumière aimée qui garde à jamais les images.


En 1986

Écriture le 14/07/22

Dans cette ville tout est lisse, sédimenté en images puissantes, depuis qu'au XVe siècle on a "fait de la ville un palais".

Urbino, sur les collines des Marches, non loin de l'Adriatique, est gouvernée depuis le début du XIIIe siècle par la famille Montefeltro. Federico da Montefeltro en fait construire le palais ducal vers 1445. Fin politique, il est aussi homme de lettres, amoureux des arts et des sciences, qui fait d'Urbino un centre renommé de la Renaissance.

Tout semble conservé de ce moment de grâce de l'histoire, l'architecture, les ruelles et leurs dialogues d'ombre et de lumière, cette sorte d'arrangement des maisons – façades et toitures d'ocre et de rose – qui décline la plénitude ou si l’on veut l’acquiescement d’être au monde. Si bien que, dans les grandes salles du palais, les œuvres d’art sont comme chez elles : on est passé du couvent et du religieux au palais et à l’humanité presque insensiblement.

senigallia 1


C’est une image parmi bien d’autres qu’on aurait pu choisir pour approcher le génie de Piero della Francesca qui s’épanouit ici, à Urbino, dans cette cour raffinée ouverte à la peinture flamande de Jan Van Eyck. C’est une madone à l’enfant avec, de chaque côté un ange, l’un en bleu, l’autre en rose.

Mais peut-être faut-il commencer par le lieu de cette peinture, cet intérieur d’une maison que le tableau découpe : à gauche une porte vers peut-être un cabinet éclairé par une fenêtre aux volets ajourés, à droite une étagère au sein d’un placard avec une corbeille en osier remplie de mouchoirs. Ce lieu dit la simplicité des choses quotidiennes, dans les variations de gris-bleu, et à travers une maîtrise de la perspectives hors du commun – Piero a écrit sur les mathématiques, sur les rapports entre la géométrie et le réel, il prépare longuement ses peintures à l’avance, et son sens de la perspective s’accomplit à la fois dans les formes et les couleurs. Yves Bonnefoy dit de lui : “ Aussi empirique soit-il à tous les confins de sa science, aussi conscient de ce que le nombre peut organiser mais non retenir, il reste qu’il a pensé ce qu’il représente, et ce moment d’esprit, c’est comme un excès d’apparence qui se marque, aux dépens de la vraie présence, qui a l’invisible pour fond. ”

senigallia 2


Devant cette maîtrise de la composition du monde figuré, où le réel se fait rigueur, les personnages, s’ils gardent une solennité naturelle dans leurs postures, s’approchent d’une simple humanité. Le religieux s’invite dans l’intérieur de la demeure. Il perd de sa grandiloquence au profit d’une remarquable intériorité. Le visage de la Vierge est l’un des rendus les plus expressifs qu’a peints Piero : la douceur des variations de couleurs, le jeu subtil des transparences, les formes qui naissent de l’ombre, tout dit ici l’humble sérénité de cette femme à l’habillement presque familier. L’enfant, qui bénit de sa main droite, apparaît solide, lui aussi pétri d’humanité. Des anges, tous deux bras croisés sur la poitrine, dont émane une lumière diaphane, on reçoit les visages de douceur intense qui nous portent au-delà du genre, comme si leur beauté dépassait masculin et féminin.

senigallia 3


Le souci des détails est extrême. L’évanescence des chevelures, les bijoux et leurs jeux de lumière, le tombé des tissus et leurs drapés, les regards comme suspendus dans l’éternité, tout concourt à l’émotion retenue quand l’œil cherche à voir au plus profond.

Piero della Francesca est né vers 1415, il peint ce tableau, qui sera conservé longtemps dans l’église Santa Maria delle Grazie, à Senigallia sur les bords de l’Adriatique, vers 1478-1480, suite sans doute à une commande du gendre du duc Federico, Giovanni. Il a derrière lui alors une longue carrière de peintre, dont un extraordinaire ensemble de fresques à la basilique Saint-François d’Arezzo, l’Histoire de la Vraie Croix. Passer de la galerie des Offices à Florence où certaines de ses œuvres sont exposées, à Arezzo, puis à SanSepolcro où il est né, à Monterchi, à Pérouse et à Urbino, c’est suivre un prodigieux itinéraire de la quête de la présence dans la peinture, au fur et à mesure qu’elle cherche le réel et le cœur de l’humain.


En septembre 2014

Écriture 18 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Yves Bonnefoy, L’arrière-pays, Skira, 1972, p. 68
• Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 126-127
• Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 256-262

Dans la cour du cloître, des carrés de pelouse bordés de fleurs roses. Au centre, un arbre haut qui dépasse les murs à l’enduit presque rose aussi des bâtiments.

San Marco a gardé sa sobriété et son calme de couvent, lieu à l’écart, pour la réflexion, pour questionner ces rapports intimes de soi-même et du monde. Fra Angelico a tant peint ici qu’on en a fait un musée, où l’on a rassemblé une part de ses œuvres venues d’ailleurs. Et c’est par elles qu’on commence le parcours, presque un trop plein d’images, même si les unes et les autres sont bouleversantes de tension religieuse – on dit de ce peintre qu’il faisait sa prière avant de se mettre à peindre, chaque fois.

C’est quand on arrive à l’étage que tout se transforme. En haut de l’escalier, une Annonciation surgit de la nudité des murs. Et ce qui frappe, dans ce dialogue entre l’ange et la Vierge à l’abri sous les arcades, c’est la réalité intense, évidente, de la scène, mais une réalité comme transposée dans une essence spirituelle qui échapperait à elle-même. L’image ici force en quelque sorte le regard vers l’intérieur, vers la question en nous de ce qui nous dépasse.

Dès lors, le corps est préparé à la suite, qui est le parcours une à une des cellules des moines, avec une scène peinte à fresque dans chacune, autant d’épisodes de l’histoire du Christ. C’est en 1438 que la construction commence de ce couvent des Dominicains, et ces images dans les cellules sont faites pour les moines qui dorment, prient et méditent dans ce maigre espace. Ils y voient par une petite fenêtre l’extérieur du monde, et, à côté, cette fenêtre peinte, écho de l’ancien récit qui fonde leur croyance, dont la courbure suit la voûte réelle. Ici se joue la foi de ces gens, chacun devant une image, toujours présente devant eux des années durant, toujours inépuisable dans le mouvement du regard à quêter en elle bien plus que ce que les mots du récit peuvent apporter, toujours obsédante dans ce qu’elle ne révèle pas.

ne me touche pas 1


Nous voici donc dans la première cellule, à l’entrée de l’étage. À gauche de la lucarne sur le monde, cette image – tapis végétal, quelques arbres, une palissade, à gauche une porte dans ce qui tient peut-être d’un abri rocheux, signes qui créent comme un réel d’ailleurs, distant des personnages. C’est d’abord la femme inondée de lumière qui émeut, qui nous porte – l’élégance et le mouvement des plis, le rouge de la robe, et la stupeur incertaine de son visage. Et puis l’homme en blanc, dont on dirait qu’il danse avec elle, les pieds croisés. Leurs vêtements font sur le tapis d’herbe une corolle, un mouvement dont on cherche l’origine.

ne me touche pas 2


Lisons le récit qui décrit ce qui est peint. “ Marie-Madeleine se tenait au plus près du tombeau. Tout en pleurs, elle se penche dans le tombeau. Et elle voit deux anges en blanc, assis, l’un à la tête et l’autre aux pieds, où avait été le corps de Jésus. Ils lui disent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur dit : Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis. Sur ces mots, elle se retourne. Et elle voit Jésus qui était là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle pense que c’est le jardinier et elle lui dit : Seigneur, si tu l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. Jésus lui dit : Marie ! Elle se retourne et lui dit en hébreu : Rabbouni ! (c’est-à-dire maître). Jésus lui dit : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père1... ”

ne me touche pas 3


Voilà, c’est un homme vivant après sa mort que la femme finit par reconnaître, et c’est pourtant un jardinier, la houe sur l’épaule. La femme tend les mains, elle voudrait toucher, perdue entre le doute et l’évidence de son regard. Les mains s’approchent, mais il reste le vide dans la continuité du monde, l’homme n’est que le signe tangible de l’invisible – est-ce la foi ou le regard qui le rend si réel, si lui-même ? – les chairs ne se rencontrent pas, seule la lumière inonde la robe rouge, ce rouge qui est aussi celui des fleurs au sol et des marques des clous aux pieds de l’homme. Qu’est-ce qui se joue, dans la peinture, entre ces deux visages, ces deux regards, comme un amour éperdu de cette exigence surhumaine de voir l’invisible, de reconnaître l’absolue primauté du vivant, malgré les traces du sang répandues ?

L’image suit à la lettre le réel des mots, mais rien n’est réel en elle, la femme et l’homme et leur décor sont des chemins de réflexion. L’image cherche autrement que les mots la précarité du mystère, ou si l’on veut la béance de la foi. L’image rend perceptible la dimension cachée du visible.

Cette scène a été peinte vers 1440. Fra Angelico, le frère Ange qui s’appelait à l’origine Guido di Piero, est né vers 1400 et s’est formé très tôt à la peinture dans un atelier de Florence, avant d’entrer chez les Dominicains, passé l’âge de vingt ans. Maîtrise très singulière des couleurs, de la mise en scène de l’espace, d’une sorte de réel de l’illusion… Mais, bien plus que ces qualités et d’autres réunies, son art creuse, à travers des images éthérées, limpides, au plus profond des interrogations humaines.

1 Évangile de Jean, VIII, 11-17.


En septembre 2014

Écriture 8 mai 2022

Sources bibliographiques :
• Magnolia Scudieri, Les fresques de Fra Angelico à San Marco, Giunti, 2010, p. 46-49
• Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Champs Flammarion, 1995, p. 28-32 et 280-281

Dans la Galerie des Offices, c'est le cœur de la foule, le fourmillement des grands musées du monde.

Au-delà de la transparence des vitres, l'image du Ponte Vecchio, les rives de l'Arno, les maisons douces et les clochers qui les dépassent. La ville réelle reste proche mais c'est ailleurs. Nous sommes entrés dans le temple de la culture, des richesses de la mémoire humaine à foison mais bien rangées, déplacées de leur cadre de vie, isolées pour elles-mêmes. Je revois les fresques aux murs des églises, à ceux des palais comme à Sienne, ou encore les chapiteaux romans à Sant'Antimo dans le silence de l'abbaye, partout où les images sont de plein pied avec leur contexte d'émergence, avec leur déclinaison du vivant. Et c'est comme une douleur que cette coupure culturelle, cet enclavement de l'art à l'abri, réservé, parqué.

badia giotto 1


Il faut se défaire de l'ambiance, isoler l’œuvre, ou la relier dans le cheminement à d'autres, vues juste avant ou qu'on va découvrir juste après, dans ce modèle de lecture qu'on appelle l'histoire de l'art, cette invention de l'Occident quand il a compris que l'art pouvait être au service de l'économie. Nous allons d'une salle à l'autre, nous tentons de prendre le temps, de garder le regard vierge. Comment s'ouvrir à tout, comment toujours recommencer dans la nudité, quand les siècles de peinture s'amoncellent en peu de minutes ? On ne tient pas le temps au cœur de soi.

badia giotto 2


Après et avant bien d'autres regards, il y a ces cinq panneaux assemblés, dont la forme même semble protéger les personnages en buste qui sont peints au-dessous. Chacun son abri comme un toit, une sorte de rythme, de solennité, tous de face au devant d'un fond d'or. Et de loin, les couleurs douces des vêtements et des visages qui se lèvent. On ne peut voir l'image que dans le temps de l'approche, le corps se penche vers les personnages. Au centre, la Vierge à l'enfant, on reconnaît à sa gauche saint Pierre avec ses clés et de l'autre côté saint Jean dont on déchiffre le nom sur la paroi peinte. On saura, en lisant le cartel, que celui à la crosse est saint Nicolas, et celui en robe de bure saint Benoît. On voit aussi, au-dessus, des petits médaillons avec des anges. On approche de l'image, on sait qu'on n'a fait que planter le décor, qu'aller vers elle, l'image, sans la voir encore.

badia giotto 3


Alors, on regarde l'une après l'autre les figures, et singulièrement leurs visages car d'eux naît, du moins le pressent-on, le mystère de cette peinture. Extraordinaire légèreté tissée de l'ombre et de la lumière, chacun si singulier dans son modelé inventé, mais tellement pétri de la réalité. À voir Jean le jeune homme, ou la jeune femme à ses côtés, on a l'impression qu'ils nous convient l'un après l'autre dans une sorte d'espace intime que leur douceur aurait capté. Et que c'est cela la peinture, comme un surplus de présence offert au partage. Même l'austère visage du moine Benoît montre l'inexprimable de la bienveillance. Mais tous disent aussi l'exigence du regard devant eux, qu'il faut se défaire de soi pour entrer dans cette intimité de l'image qui seule met en chemin vers l'ailleurs.

badia giotto 4


Giotto peint ce polyptyque pour l'église de la Badia à Florence vers 1300, il a trente-trois ans. Vingt ans plus tôt, la légende dit que Cimabue remarqua ses dons et le prit comme élève. En 1300, porté par l'élan franciscain, il a déjà œuvré à la basilique d'Assise, et bientôt il créera son chef-d’œuvre, à la chapelle des Scrovegni à Padoue, toute couverte de fresques. L'élève aura largement dépassé le maître, il sera devenu le "meilleur peintre du monde", écrit Boccace l'écrivain vers 1350. Il aura révolutionné l'image, inventé ce regard de l'âme en quête éperdue de la réalité du monde.


En septembre 2014

Écriture 6 mai 2022


Source bibliographique : Francesca Flores d'Arçais, Giotto, Citadelles et Mazenod, 1996, notamment p. 114-119

C'est le matin, et comme si souvent en Toscane, la ville est calme, nous allons d'un site à l'autre dans la profusion des édifices, et des images en eux.

C'est comme le bonheur, des nourritures pour cheminer en soi ou des couleurs ou des lumières mêlées. On marche dans l'enchantement des rues, la ville est légère, accordée au soleil fraîchement levé. Bientôt une petite place, quelques arbres, des gravillons, et l'église à la façade romane de San Domenico. Campanile asymétrique, tout petit porche, on entre.

La clarté dans la nef, une impression de nudité malgré les fresques, et dans l'instant, au fond, devant l'autel, l'imposante croix suspendue dans l'espace comme souvent dans la région, qui naît à peine de l'ombre, dans le contre-jour du chevet. On ne sait jamais ce qui émerge de l'image quand les yeux qui s’accommodent à la lumière la perçoivent d'abord, on ne sait jamais comment se fait l'approche du regard.

L'image est là, soudain, présence qui vous emplit. Sans qu'on décèle ce qui vraiment vous prend, vous emmène, sans qu'on suppose même un chemin. L'image est là, ce grand corps élégant, ondulant dans la mort, cloué sur la croix, qui vous happe. On a vu, ces jours, des dizaines de crucifixions, rien n'est nouveau dans la scène et parfois l'on passe, attentifs, dans une sorte de courtoisie polie, et rien n'arrête dans l'image le mouvement des corps. Mais là, la présence, inexpliquée, devant laquelle tout soi-même se rive.

Croix arezzo 1

C'est un corps d'homme que l'on voit d'abord, aux muscles encore si gonflés du vivant. Et l’œil remonte au visage reposant sur l'épaule, regard éteint, courbes des traits fermés dans l'indécision, repos ou mort. De ces traits, la douleur qui sourd, qui court du visage vers le tronc, vers les membres. Et tout auprès les boucles paisibles des cheveux comme la mémoire de la vie en allée. On s'approche, on scrute au plus près dans l'agrandi de l'image la masse des chairs, on voit les striures si fines des coups de pinceaux qui créent les reliefs et les ombres, qui font gonfler les formes leur donnant une précarité fluide, comme une affirmation de l'essentiel qu'un simple souffle pourrait éteindre.

Croix arezzo 2

La puissance de l'image vous traverse, et c'est comme une éternité qui vous laisse vite au bord de vous-même. L’œil se raccroche alors à ce qui reste dans l'image à découvrir encore : cet arrière-plan aux motifs comme une étoffe ouvragée dans la rigueur d'une répétition inépuisable, et ces tableautins qui terminent la croix, la Vierge en douleur à gauche, l'Éternel qui bénit en haut et saint Jean à droite - la douleur de l'humanité dans la mort aux prises avec l'éternité. Là aussi, nous cherchons le détail, le contraste entre la douceur infinie des regards et des peaux offerts au continu de la lumière, et les structures affirmées des vêtements, fragmentés, hachurés presque. L’œil s'accroche à des parcours multiples dans l'image, il voudrait la résoudre, la circonscrire, empêcher qu'elle submerge, soi et monde.

Croix arezzo 3

Cette œuvre est la plus ancienne qui nous soit parvenue de Cimabue, vers 1265. Cimabue, dont Fillipo Villani, un chroniqueur florentin écrit à la fin du XIVe siècle qu'il a, le premier, "rappelé l'art de la peinture à la ressemblance de la nature", est pétri de la manière grecque de peindre comme on dit alors, c'est-à-dire byzantine, manière étroitement centrée sur l'art de l'icône. Il va mettre en question ce modèle, libérer l'image d'une sorte de sécheresse, y introduire l'expression d'une humanité sensible. L'image est là, désormais, offrant le mystère et le tragique de ce qu'elle révèle, offrant ce qu'on ne peut nommer vraiment.

En septembre 2014

Écriture 5 mai 2022

Source bibliographique : Luciano Bellosi, Cimabue, Actes Sud / Motta, 1998, notamment p. 39-45

Nous étions arrivés ici d'une traite depuis la Saintonge, dans l'épuisement de la route de fin d'été.

C'étaient quelques maisons sur les hauteurs, et dans la ruelle du hameau on devinait déjà le fin délié de l'élégance, une sorte de lumière qui brillait de l'intérieur du paysage. C'était à l'écart, quelque part entre Florence et Sienne. D'où nous étions, les collines striées des vignes, les rangs de cyprès bordant les allées, les verts multipliés, de l'affirmation proche de la couleur jusqu'au presque gris des oliviers.

On peut décrire la Toscane, les petits villages au loin dans la brume des collines, les tuiles douces qui semblent dire l'éternité du monde, et derrière les lignes d'horizons d'autres lignes encore, plus incertaines, presque voilées. On peut décrire mais on n'épuise rien, on touche à peine du regard l'essentiel, ou du moins ce qu'on croit tel, qui passe derrière les courbes, les couleurs.

Sait-on jamais ce qui fait le sens d'un pays ? Non pas une voie intérieure où aller que le chemin qu'on emprunte nous indiquerait, mais ce qui tient d'un accord parfait comme l'amour, que la terre et les hommes auraient façonné si longtemps. Et cet accord qu'on ne sait pas fait l'évidence. On ne s'étonne pas de la lumière qui envahit le cœur, ni que ces terres furent un berceau pour l'image, tant il suffit d'un regard sur telle alignée des vignes, sur tel pan de mur touché de biais par le soleil, ou sur tel visage de femme sur la place sortant de l'ombre, pour comprendre que ce qu'on voit est comme une mise au monde qui dépasse d'emblée l'expérience de voir.

On comprend ces générations de peintres qui ont traqué derrière cette vision sa cohérence, c'est-à-dire peut-être cette totalité fluide qui tient du bonheur régulier des jours et de l'exception. Comme si l'au-delà de l'image restait simple, à portée de regard mais hors de portée des corps. Nous irons voir dans ces jours ces images des peintres, dans les musées, les églises, les bâtiments des villes. Toutes nous sembleront écloses de cette cohérence-là, de cette certitude immense des paysages, que les génies des peintres auront su lire, extraire d'eux-mêmes, et qu'ils auront offertes au monde, fascinés, presque innocents de cette sublime découverte que leurs images, qu'ils voulaient proches de la réalité, la débordaient de partout, nous indiquant comme à suivre l'inépuisable.

Écriture 3 mai 2022

C’est de l’autre côté de la maison, sa parcelle de jardin qu’il bêche à la main, dans la patience.

Quand il fait chaud, il enlève sa casquette parfois pour essuyer la sueur, et son visage alors semble celui d’un autre. Comme toujours, on vit par les images sans le savoir. Un geste, et ce qu’on croit l’identité s’éloigne. Pour lui, c’est caquette, moustache, visage raviné, buriné, et la silhouette grande.

Il s’arrête, nous parle de sa sœur, qui vit là-bas, plus au Sud, et de ses bois taillis d’ici. “ Elle voudrait bien s’en débarrasser maintenant, elle n’en fera plus rien... ” Le visage s’ouvre en sourire, il sait qu’on se chauffe au bois, on cause, on prend le temps, comme à témoin, il va parler à sa sœur, on va faire affaire. “ Il vaut mieux s’en servir, les bois, on ne les coupe que tous les trente ans. C’est une fois dans une vie, parfois deux. ” Dans un hiver ou deux, nous irons couper les chênes, faire les stères. “ C’est tout près d’ici, dans la Chagnasse... ”

C’est un jour de printemps, il a repris sa bêche. Je me dis qu’il témoigne des saisons, que sa lenteur défie le temps, dans l’humilité de ce qu’il fait pousser. Signe d’humanité dans le paysage, d’un voisinage doux, il m’est proche et lointain à la fois, comme si sa présence marquait les jours en pointillés rares, mais essentiels.
“ – Avez-vous semé vos haricots ?
– Pas encore, mais on le fait vendredi. Quand on les sème le Vendredi Saint, ça pousse toujours, ils ne gèlent jamais.
– Ah ! Ici, on dit qu’il ne faut pas jardiner le Vendredi Saint, ça fait saigner la terre. ”

On le regarde, un peu désemparés, on lui dit que dans le pays nantais d’où l’on vient, c’est ce vendredi-là que les gens sèment les haricots… Nous rions tous ensemble, de la précarité des traditions, chacun dans son cadre de vie, sa croyance un peu désuète mais qui fait accepter les tribulations du réel.

Il va peupler lui aussi nos premières années dans ce village, nous donnant par fragments les fils du temps, les gestes qui nous apprivoisent, qui font que nous sommes chez nous, ici, avec lui et les autres, différents mais acceptés. Vie du village bienveillante, car tous nous savons les instants fragiles, et le difficile de vivre à même la terre, et sa grandeur aussi. Tout est à nu ici, les jardins révèlent tout de l’âme de ceux qui rendent leur terre meuble. Dans le jardin, on s’occupe du monde, dans l’abnégation du temps, des saisons auxquelles on se confronte, toujours changées et toujours semblables. Et nos corps vieillissent lentement sur la terre.

Quand il s’est agi de donner des noms aux ruelles de ce village, l’impasse qui mène à sa maison a pris son nom, Jollier, avec une faute d’écriture. La seule personne d'ici nommée pour les générations à venir. Même si, pour nous, les voisins, c’était le père Jolliet.

Écriture 4/06/22

Ces chemins du vivant croisent l’écriture, notamment poétique, l’approche des images et du textile, la rencontre des œuvres, et la trame du temps.

Ce n’est pas que tout se mélange mais plutôt que tout se tient, que chaque facette du monde, ou de nos récits sur elle, font écho à bien d’autres. Et que la vie, c’est la traversée de ces champs de relations, traversée qui se fait, de temps à autre, éclairante.

J’ai déjà, ailleurs, mentionné et rendu hommage à l’œuvre de Tim Ingold1, cet anthropologue écossais encore trop peu connu en France, qui relie inlassablement nature et culture, objet et sujet, imaginaire et réel, ou encore humain et non humain comme dans son dernier livre traduit, Machiavel chez les babouins. Le sous-titre en éclaire le propos : pour une anthropologie au-delà de l’humain. Je ne vais pas ici faire une critique de l’ouvrage, mais tenter de commenter et d’éclairer son dernier chapitre, Au-delà de l’art et de la technologie : une anthropologie du savoir-faire.

Tim Ingold débute son chapitre par une réflexion comparée de l’art et de la technologie, que la pensée moderne continue d’opposer, “ comme s’ils correspondaient à des domaines à certains égards antithétiques ” → p.207. Cette opposition, qui ne date que d’un siècle environ, contredit pourtant l’origine des mots : le latin ars et le grec tekhné “ signifiaient plus ou moins la même chose, c’est-à-dire le savoir-faire associé à une activité artisanale ” → p. 208. Mais une lente évolution a rendu les éléments d’intelligence de l’activité artisanale de plus en plus abstraits, les séparant des gestes du corps. Le savoir et le faire se sont peu à peu disjoints.

“ Cette déchéance de l’artisanat, réduit à l’exécution purement technique ou mécanique de séquences opérationnelles prédéterminées, est allée de pair avec la valorisation de l’art comme exercice créatif de l’imagination. Par conséquent, l’artiste a radicalement tourné le dos à l’artisan, et l’œuvre d’art à l’artefact. ” → p. 209

“ L’action technique produit mécaniquement des résultats ; l’art communique des idées. ” → p. 212

Dès lors, la réflexion anthropologique sur l’art a largement dominé celle consacrée à la technologie. La technologie est l’affaire des ingénieurs,

“ L’art, au contraire, s’inscrit dans un contexte social et incarne des significations culturelles. ” → p. 214

C’est ce fossé que Ingold met en question, cette “ idée que l’art flotterait dans le royaume éthéré de la signification symbolique, au-dessus du monde physique ” → p. 215. Et son développement est passionnant.


Il commence par interpréter finement le savoir-faire. L’artisan cordonnier par exemple, ne fait pas qu’utiliser ses outils de découpe, il les met en usage, dans une “ synergie gestuelle entre l’humain, l’outil et le matériau ” → p. 217. Le savoir-faire requiert la présence et l’action de l’artisan, “ inséparablement corps et esprit ” → p. 219, mais dans un système de relations avec le matériau, l’environnement… Dès lors, ce que l’artisan fait “ aux choses se fonde sur un lien attentif et perceptuel avec elles ” → p. 219. Le geste s’adapte en fonction du ressenti de l’action précédente. D’où la problématique de l’apprentissage et de la transmission du savoir-faire. Il ne suffit pas d’acquiescer à des procédures :

“ La clé de l’imitation réside dans la coordination intime du mouvement de l’attention du novice avec le mouvement de son corps dans le monde ” → p. 221.

Et c’est la même chose pour la fabrication même : le produit n’est pas déjà existant dans l’idée, ou le bâtiment dans le plan de l’architecte. C’est l’activité même de fabriquer ou de construire, au sein de toutes ces relations de complexité, qui fait émerger l’objet.


Puis Tim Ingold détaille la fabrication des sacs de corde chez les Telefol, une ethnie de quelques milliers de personnes en Nouvelle Guinée. Ce sac, le bilum, est un accessoire utilisé au quotidien, fabriqué avec une technique de bouclage d’une cordelette végétale. Ce sont les femmes qui filent les cordelettes et ensuite les assemblent, dans un ensemble de gestes du corps que les Telefol comparent au flux d’une rivière.

L’apprentissage des petites filles “ ne procède pas de la transmission intergénérationnelle de règles ou de formules, fussent-elles implicites, mais d’un processus de redécouverte accompagnée, au cours duquel le rôle des artisanes expérimentées consiste à préparer le contexte qui permettra aux novices de développer leurs compétences ” → p. 226

Il faut que la novice apprenne à sentir les mouvements de l’intérieur de soi, en dépassant leur apparence, pour que ses mains se déplacent “ aussi aisément que l’eau vive ” → p. 227. Et ceci se fait par un affinage progressif de ses mouvements et de ce qu’elle en perçoit, et pas par l’acquisition de règles ou de représentations, d’ailleurs bien difficiles à formuler pour ces techniques de nouage. Or, ce mode d’apprentissage “ corporel ” aboutit à une transmission complète du savoir-faire : les novices Telefol apprennent à faire exactement comme leurs mères. Et bien entendu, le talent d’avoir “ des mains qui filent comme l’eau ” n’est pas inné, mais acquis.


Pour faire comparaison à cette fabrication du bilum chez les Telefol, Ingold prend ensuite l’exemple “ du tisserin mâle, dont le nid exige les nœuds et les boucles les plus complexes ” → p.232. Le nid de ces oiseaux est fait de longues bandes de feuilles entrecroisées comme un tissage régulier, mais qui sont maintenues par diverses mailles et attaches qui ont été répertoriées par les chercheurs. Le tisserin “ utilise son bec exactement comme une aiguille à coudre et à repriser ” → p. 233.
Là aussi, la pratique est au cœur de l’acquisition. Dès leur jeune âge, les tisserins passent beaucoup de temps à manipuler “ des objets de toutes sortes avec leur bec ” → p. 233. Et si on les prive de cette pratique, ils ne sauront plus ensuite construire des nids.

“ Remuer des matériaux de nidification potentiels est aussi essentiel à la formation du tisserin que les premières tentatives de cardage et de filage à celle des petites Telefol ” → p. 233.

Un nid réussi nécessite, de la part de l’oiseau, une capacité “ à ajuster ses mouvements avec une délicate précision, en fonction de l’évolution de la forme de sa construction ” → p. 235. Autrement dit, lui aussi acquiert une sorte de jugement, de ressenti dans son processus de confection du nid.


Qu’est-ce qui est inné, qu’est-ce qui est acquis ?

“ Il n’y a pas plus de sens à ramener le comportement du tisserin à un programme génétique que celui de la femme qui fabrique un bilum à un programme culturel. Selon toute vraisemblance, l’artisane a à l’esprit une idée de la forme finale de sa construction ; le tisserin, presque certainement pas. Mais dans un cas comme dans l’autre […] ce n’est pas une conception prédéfinie mais la pratique de mouvements réguliers et répétés qui génère la forme ” → p. 236.

Le savoir-faire de l’oiseau, comme celui de l’humain, se développe au cours de sa jeunesse. Le bouclage chez les Telefol est d’évidence une compétence acquise, “ mais on pourrait dire la même chose des compétences du tisserin – comme de toute compétence humaine ou non humaine ” → p. 237. Quelle est la différence des compétences des femmes Telefol et des tisserins ? Tim Ingold avoue ne pas le savoir. Si différence il y a, elle réside dans le langage et ses capacités de “ connexions métaphoriques ” :

“ Si les oiseaux étaient humains, ils diraient d’un bon tisserand que son bec “ vole ”, tout comme les Telefol disent de l’artisane adroite que ses mains “ filent avec le courant ” → p. 238.

Autrement dit, les humains tissent leurs expériences dans des récits, à travers leur parole, ils brodent des motifs de plus en plus complexes, “ ce que les anthropologues nomment ordinairement culture. ” → p. 238. Les animaux n’ont pas cette capacité-là, mais le langage qui nous est propre garde-t-il cohérence avec le processus d’acquisition du savoir-faire ? Tim Ingold termine ce chapitre par cette phrase tellement pertinente :

“ Si l’on devait se demander où réside la culture, la réponse ne serait pas : dans quelque nébuleux monde de signification symbolique flottant au-dessus des vicissitudes de la vie pratique – mais dans la texture et la trame même du tissage ” → p. 239.

Jamais nous ne devrions oublier cet appel à l’humilité, ce rappel que nous créons au sein même du vivant, avec lui dans un dialogue incessant, et que tisser le monde est absolument antinomique avec le vouloir de lui imposer quelque signification symbolique. Or nous sommes encore bien loin de cette pratique, seule vraiment écologique.

1 Notamment dans le livre Le Textile et l’Image, Parole & Patrimoine, 2021.


Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali éd., 2021

Écriture le 20/10/22

L’homme est petit, râblé. De la casquette, des mèches de cheveux blanchis depuis tant d’années disent le temps de ce corps rivé à la terre aussi loin que porte la mémoire.

Il marche en se balançant, à cause des douleurs sans doute, il rit un peu “ c’est dur dans l’âge, avec les os... ” De l’autre côté de sa maison, le cerisier, les pommiers et quelques bâtiments maintenant désaffectés, que le vent l’hiver fouette et dépèce lentement.

Figures de la lenteur dans la vieillesse, qu’ai-je gardé de vous, quelles images font encore des traces fertiles ? La petite silhouette penchée vers la terre, le peu des paroles mais dans la bienveillance toujours, la sensation d’être encore aux gestes du jardin, à puiser dans le sol quelque sève pour égayer le visage, pour peindre un peu plus clair le paysage.

Un jour, à quelque distance du village, on marche, et le voilà dans sa très vieille auto qui nous dépasse, bientôt quitte le chemin et s’en va cahotant jusqu’au bas du champ. Il tourne autour de l’arbre immense, il revient, s’arrête “ j’étais à voir les noix, il y en aura... ”

Qu’ai-je gardé de vous ? Quelques instants de connivence au long d’une vie, mais tellement denses qu’on croit à travers eux à l’humanité radieuse, tissée de ce bonheur impalpable des êtres ensemble, au-delà d’eux-mêmes. Qu’ai-je gardé ? “ Ah ! J’allais chez vous, me dit-il quand on se croise au détour de la maison, voilà... ” et il me tend un vieux sac fripé empli de fèves. “ C’est du jardin… Vous les aimez, à la croque au sel, hein ? ” Qu’y a-t-il derrière les mots simples, le balancement du corps dans l’échange ? On ne sait pas vraiment ce que dit l’enracinement ou le voisinage, et la lenteur si calme des jours partagés. On ne sait rien de ce temps rempli, sauf que l’on se sent comme assumé de soi-même.

Un autre jour, il cogne à la porte. “ Comme vous êtes bien là, face aux champs… voilà des grenades, elles ont bien mûri cette année. ” On prend les fruits, du seul grenadier du village, dans sa cour. On remercie. “ Oh ! Ce n’est rien... ” Je repense à l’Arménie, à ce fruit du bonheur là-bas. Je n’ose pas lui raconter, ce fruit comme un bienfait du monde.

C’est quelque temps plus tard, il est un peu malade, il entre à l’hôpital. “ En rentrant, je vais mettre mon ail... ” Mais il ne revient pas, il quitte la terre et la magie heureuse des jardins. Il allait avoir cent ans. Peut-on dire que les instants volés à la folie du monde aident à vivre ? Qu’ils font croire à la transmission du vivant comme un rempart à toutes les terreurs ? Je m’aperçois que je ne savais même pas son prénom. Pour tous, c’était le père S.

Écriture 2/06/22

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