Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Il n'y a jamais...
PoÚme (Rémy Prin)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Détail d'une robe, ikat chaßne
Urgut, Ouzbékistan
Hinggi kombu, l'arbre Ă  crĂąnes, ikat chaĂźne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Voussure du portail
Foussais
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Détail d'un sarong, ikat chaßne
Sikka, Flores, Indonésie
Les églises du monastÚre
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Pua kumbu, ikat chaĂźne
Iban, Sarawak, Malaisie
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Coiffe de deuil
MaziÚres sur Béronne
Panneau de soie, ikat chaĂźne
Boukhara, Ouzbékistan
Nous tentons...
PoÚme (Rémy Prin)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
Ă  ce que nous devenons.

Chemins du vivant

Fragments d'un monde inquiet

Cette sensation d’abord peut-ĂȘtre d’une prĂ©sence qui nimbe les jours, celle des visages bien sĂ»r, mais aussi des lieux, des paysages d’humanitĂ©. Et que cette prĂ©sence se nourrit d’une mĂ©moire grande, celle des lointains de l’espace et du temps, celle des traces prĂ©caires, les Ɠuvres, les images


Rien ne limite au fond ce qu’on croit ĂȘtre le vivant. C’est notre regard sur le monde qui le nomme ainsi. Partout, lĂ  oĂč j’ai marchĂ©, regardĂ©, tressĂ© des Ă©changes, aimé  cette profonde Ă©vidence – ce qui est avant ou au-delĂ  de la certitude mĂȘme – qui fait rĂ©sonner le corps et la pensĂ©e d’un mĂȘme mouvement et qui, de chemins en chemins, tisse entre soi et l’autre, entre soi et le monde, comme une enveloppe si douce de sens, parfois dĂ©chirĂ©e mais qu’on recoud sans cesse. Vivant, ce qu’on se sait pas mais qu’on Ă©prouve, ce qui fait tenir, dans les proximitĂ©s multiples des jours.


Tissu du regard vivifiĂ© par les mots, les paroles s’enchevĂȘtrent, elles maintiennent l’acceptation de vivre dans le proche de chacun, dans son histoire. Elle disent que malgrĂ© tous les dĂ©sastres, le fil reste possible, qui agrĂšge, corps et regards qui nous accompagnent.


Mais dans ces temps de maintenant, cette Ă©vidence mĂȘme des liens premiers s’éloigne, laissant apparaĂźtre comme de grands pans d’humanitĂ© dĂ©vastĂ©e, oĂč seules dĂ©sormais prolifĂšrent d’immenses machines lancĂ©es pour elles-mĂȘmes dans des courses folles, dont on sait qu’elles saccagent et vont dĂ©truire la cohĂ©rence tĂ©nue qui fait vivre, de la diversitĂ© des histoires et des espaces humains Ă  ce dialogue prĂ©caire avec le vĂ©gĂ©tal et l’animal que l’humanitĂ© a dĂ©veloppĂ© depuis le NĂ©olithique.
On trouvera donc dans ces chemins des fragments de vie et d’inquiĂ©tude, des instants d’avant et d’aujourd’hui, entre le bonheur d’écrire et l’angoisse du devenir, entre ce qu’on recherche du chant qui apaise et la mesure de l’impuissance, entre ce qu’on a cru comprendre et le secret cruellement solitaire de toute Ă©criture.

 

Dans les articles de ce blog, certains titres font rĂ©fĂ©rence Ă  un premier village, et d’autres Ă  un second village. Le premier est celui oĂč j’ai passĂ© mon enfance et la prime jeunesse, au cƓur du Pays de Retz, entre la Loire et le lac de Grand Lieu, tout proche aujourd’hui de Nantes. J’y retourne rĂ©guliĂšrement et j’y reste trĂšs attachĂ©. Le second, au cƓur des Vals de Saintonge, est celui oĂč je vis depuis presque cinquante ans, entre lumiĂšre des jours et jardin nourricier.


RĂ©my Prin, l’auteur de ces Chemins, est suffisamment prĂ©sent sur ce site de Parole & Patrimoine, pour que toute prĂ©sentation s’avĂšre inutile.

Automne 2021

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On pourrait croire que les frasques et les incohĂ©rences, pour ne pas dire plus, du nouveau prĂ©sident des États-Unis et de son administration tiennent Ă  sa personnalitĂ©, Ă  son vouloir de maĂźtriser le monde et l’image, Ă  crĂ©er de “ bons moments de tĂ©lĂ©vision â€â€Š bref Ă  rajouter du chaos au chaos.

On pourrait croire que c’est une sorte d’accident de l’histoire, que c’est un mauvais moment à passer.
Mais ce qui se cristallise aujourd’hui puise des racines dans l’histoire de la mondialisation, si l’on peut dire. Le livre de Quinn Slobodian1 porte un titre un peu surfait, son Ă©criture n’a rien a priori d’apocalyptique et son travail d’historien est calme et posĂ©. Mais le sous-titre, le rĂȘve d’un monde sans dĂ©mocratie, semble d’emblĂ©e tout Ă  fait appropriĂ©. Son enquĂȘte rĂ©vĂšle comment, sur toute la planĂšte et depuis quelques dĂ©cennies, le capitalisme Ɠuvre Ă  s’affranchir de la rĂ©gulation des Ă©tats et comment ce rouleau compresseur de l’économie prend des proportions terrifiantes.

DĂšs la premiĂšre page du livre, l’auteur cite Peter Thiel, un des gourous de l’économie numĂ©rique et de la Silicon Valley : “ Je ne crois plus que la libertĂ© et la dĂ©mocratie soient compatibles â€ → p. 11. Ce libertarien2 notoire pense qu’il faut “ Ă©chapper Ă  la politique sous toutes ses formes â€. → ibid. Et Slobodian ajoute :

J’utilise la mĂ©taphore de la perforation pour dĂ©crire la façon dont le capitalisme agit, en perçant des trous dans le territoire de l’État-nation, en crĂ©ant des zones d’exception avec des lois diffĂ©rentes et souvent sans contrĂŽle dĂ©mocratique. → p. 14

Ce livre est une histoire du passĂ© rĂ©cent et de notre prĂ©sent tourmentĂ©, oĂč des milliardaires rĂȘvent d’échapper Ă  l’État, oĂč l’idĂ©e du public et du commun fait office de repoussoir pour certains. → p. 16

L’auteur va dĂ©tailler plusieurs de ces zones de perforation, Hong-Kong, Singapour, le Liechtenstein, Dubaï
 Petit parcours du livre, Ă  base de citations Ă©clairantes. Et d’abord, l’indice de libertĂ© Ă©conomique, créé Ă  la fin des annĂ©es 1980 par le thinktank Economic Freedom of the World :

Dans les critĂšres utilisĂ©s pour Ă©tablir l’indice, la dĂ©mocratie n’est pas une Ă©vidence [
] la stabilitĂ© monĂ©taire est primordiale et tout dĂ©veloppement de services sociaux est synonyme de recul dans le classement. [
 Pour les auteurs de l’indice], l’impĂŽt est synonyme de vol, purement et simplement. → p. 46

Hong-Kong est alors en bonne place dans ce classement oĂč...

on ne trouve aucune trace d’indicateurs comme l’amĂ©lioration de la productivitĂ©, la nature des investissements, le taux de chĂŽmage, la sĂ©curitĂ© sociale, le bien-ĂȘtre de la population ou l’égalitĂ© Ă©conomique. → p.49

Chaque zone met en place une variante diffĂ©rente de ce nouveau capitalisme radical. Ainsi, Singapour, oĂč...

les travailleurs viennent principalement d’Asie du Sud, de Chine, de ThaĂŻlande et de Birmanie, dont une moitiĂ© employĂ©s dans le bĂątiment, les autres occupant pour la plupart des emplois domestiques [
]. Exclus au fil des ans des logements publics, les travailleurs manuels sont logĂ©s dans des dortoirs sĂ©parĂ©s du reste de la ville par des clĂŽtures et accessibles uniquement par des bretelles d’accĂšs
 → p. 98

Ce mouvement des libertariens a ses penseurs, comme ce Murray Rothbard :

Il ne tolĂšre aucune forme de gouvernement, considĂ©rant les États comme du “ banditisme organisĂ© â€ et les impĂŽts comme du “ vol Ă  une Ă©chelle gigantesque et incontrĂŽlĂ©e â€. Dans son monde idĂ©al, le gouvernement serait complĂštement aboli. → p. 127

Dans la mĂȘme mouvance, Hans-Hermann Hoppe, au dĂ©but des annĂ©es 2000


dĂ©crit le suffrage universel comme le pĂ©chĂ© originel de la modernitĂ©, parce qu’il a privĂ© de son pouvoir la caste des “ Ă©lites naturelles â€. [
 Le mĂȘme affirme] “ Il ne saurait y avoir de tolĂ©rance envers les dĂ©mocrates ou les communistes au sein d’un ordre social libertarien. Il leur faudra ĂȘtre physiquement sĂ©parĂ©s et expulsĂ©s de la sociĂ©tĂ© â€. → p. 140

Ces gens et leurs “ adeptes â€, dĂšs lors, construisent des gated communities, sortes de villes privĂ©es et fortifiĂ©es et rĂ©agissent, explique l’un d’eux, de maniĂšre rationnelle “ en construisant des murs pour se protĂ©ger de la menace des barbares â€ → p. 153. Le dĂ©tail de toutes les zones parcourues dans ce livre dĂ©passe le cadre de cet article, comme le Liechtenstein, dont le charme “ tient d’abord Ă  ses origines : il a Ă©tĂ© achetĂ© argent comptant ” → p. 164, et dont le prince-entrepreneur dĂ©clare en 2001 qu’il “ serait heureux de vendre le pays Ă  Bill Gates et de le rebaptiser Microsoft â€ → p. 173. Citons encore DubaĂŻ oĂč rĂšgnent les technologies et les architectures les plus avancĂ©es, oĂč la croissance est fulgurante, ce qui fait dire aux libertariens que donc, “ la monarchie est supĂ©rieure Ă  la dĂ©mocratie â€ → p. 205. Cela n’est possible qu’avec des inĂ©galitĂ©s sans cesse croissantes, mais elles sont comme une face cachĂ©e qu’on ignore. Dans une nouvelle zone de DubaĂŻ :

Les avantages proposĂ©s incluent la possibilitĂ© d’une propriĂ©tĂ© Ă©trangĂšre Ă  100 %, l’absence d’impĂŽts sur les sociĂ©tĂ©s pendant quinze ans, l’absence d’impĂŽts sur le revenu des personnes, le rapatriement total des bĂ©nĂ©fices et des capitaux et, bien sĂ»r, la garantie de l’absence de troubles sociaux, grĂące Ă  l’importation d’une main d’Ɠuvre constamment menacĂ©e d’expulsion. → p. 210

DĂšs lors, le bilan du parcours est sans appel :

Sortir gagnant dans le grand jeu du capitalisme mondial ne semble pas avoir grand-chose Ă  voir avec les problĂšmes abstraits de libertĂ©s dĂ©mocratiques. Pour le monde des affaires, les choses sont claires : la centralisation du pouvoir entre les mains d’un chef d’état ressemblant Ă  un PDG permet d’unifier le message. La dĂ©mocratie, quant Ă  elle, est brouillonne. [
] Le capitalisme sans la dĂ©mocratie est quant Ă  lui toujours capable d’atteindre sa cible. â€ → p. 219

Or ces zones d’exceptions Ă©conomiques “ sont omniprĂ©sentes, dans le monde entier â€ → p. 275 et aucune


ne peut exister sans son sous-prolĂ©tariat. Outre les armĂ©es de travailleurs Ă  la tĂąche liĂ©s aux plateformes numĂ©riques, mĂȘme les programmes d’intelligence artificielle dont on vante aujourd’hui les capacitĂ©s ne fonctionnent que grĂące Ă  des routines souvent rĂ©pĂ©titives exĂ©cutĂ©es par de la main d’Ɠuvre, qualifiĂ©e ou non. → p. 264

Ainsi, les puissances financiĂšres, par un constant travail de sape, perforent et contournent la dĂ©mocratie, et mettent en place un monde de cruautĂ© qui, s’il n’est pas encore celui de la grande catastrophe, s’en approche Ă  grands pas. Le titre, finalement, n’est pas si mal choisi.

1 Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’Apocalypse, ou le rĂȘve d’un monde sans dĂ©mocratie, Seuil, 2025.

2 Libertarianisme : mouvement de pensĂ©e nĂ© aux États-Unis, qui considĂšre que “ l'État est une institution coercitive, illĂ©gitime, voire — selon certains — inutile â€ (WikipĂ©dia).

Écriture le 30/01/25

Deux exemples, encore, de fresques créées par Piero della Francesca à Arezzo, pour toucher un peu des yeux un génie de la peinture.

Une Annonciation d’abord, une des scĂšnes les plus reprĂ©sentĂ©es du rĂ©cit Ă©vangĂ©lique. Celle-ci est situĂ©e aussi dans la basilique Saint François, juste Ă  cĂŽtĂ© de l’Histoire de la vraie Croix, sans qu’il y ait de rapport Ă©vident entre les deux. Mais on sait que la fĂȘte de l’Annonciation connaissait Ă  Arezzo un culte particulier et que les Franciscains y Ă©taient trĂšs attachĂ©s.

“ Contrairement Ă  tant de Vierges de l’Annonciation dans l’histoire de l’art, la madone de Piero n’a rien de timorĂ© : elle s’impose par sa majestĂ© calme et sereine, noble sans ĂȘtre hautaine, avec une grandeur innĂ©e qui fait d’elle l’élue entre toutes les femmes1. â€ La scĂšne est situĂ©e devant la maison de la Vierge, sous un portique transformĂ© en dĂ©cor Renaissance, oĂč les influences antiques sont bien prĂ©sentes. Voici d’abord le visage de Marie.

 Arezzo Piero della Francesca Annonciation 1

Il y a un mystĂšre dans les visages de femmes de Piero, et une parentĂ© entre eux tous (Voir plus bas celui de Marie-Madeleine). Les jeux de la lumiĂšre et des couleurs sont d’une subtilitĂ© qu’on creuse au fur et Ă  mesure du regard. La transparence de la coiffe locale, les traits si fins des joues, le modelĂ© des lĂšvres sont en quelque sorte des signatures somptueuses du peintre. Mais, bien plus, tous ces Ă©lĂ©ments participent d’une plĂ©nitude, d’une prĂ©sence exceptionnelles. La Vierge a les yeux mi-clos, elle accepte ce que lui annonce l’ange, mais avec distance, dĂ©jĂ  emplie de l’accueil du divin en elle.

 Arezzo Piero della Francesca Annonciation Ange

L’ange, lui, est figurĂ© de profil, sous les traits d’un trĂšs jeune homme, dans un souci de rĂ©alisme extraordinaire. Les jeux de transparence du vĂȘtement font Ă©cho Ă  la prĂ©cision des ailes. La chevelure est nourrie de dĂ©tails qui ne nuisent en rien Ă  son extrĂȘme fluiditĂ© qui se prolonge dans tout le corps. Le visage et le signe de la main, nets et prĂ©cis, irriguent cet immense mystĂšre de l’Incarnation qui s’amorce avec cette scĂšne. Piero, ainsi, nous donne Ă  voir une rĂ©alitĂ© trĂšs aiguisĂ©e, trĂšs sereine, mais totalement transfigurĂ©e par une sorte d’au-delĂ  de la peinture qu’on peine Ă  nommer.

À quelques centaines de mĂštres de la basilique Saint-François se trouve le Duomo, autrement dit la cathĂ©drale Saint-Donat, oĂč Piero a peint Marie-Madeleine, vers 1468, en haut du mur de la nef gauche et un peu cachĂ©e par le tombeau de l’évĂȘque Tarlati. “ Au Moyen Âge, Marie-Madeleine Ă©tait l’image de la pĂ©nitence ; en Italie, ce sont surtout les Franciscains qui, au XIIIe siĂšcle, ont mis son culte en honneur. La reprĂ©sentation qu’on en a demandĂ©e Ă  Piero Ă©tait trĂšs populaire au XIVe siĂšcle, c’était la porteuse de myrrhe, d’origine byzantine.2 â€ Sous son arche, dans les variations des couleurs et des drapĂ©s, Marie-Madeleine devient presque une silhouette en majestĂ©, une majestĂ© toute intĂ©rieure, distante encore.

 Arezzo Piero Marie Madeleine  ensemble

Son visage et ses abords, Ă  travers les cheveux dĂ©faits, rĂ©vĂšle la maĂźtrise picturale de Piero. Et Ă  nouveau, le rĂ©el figurĂ© est dĂ©passĂ© par la sensation de prĂ©sence ultime et mystĂ©rieuse de cette femme aux mƓurs lĂ©gĂšres maintenant repentie, devenue proche de JĂ©sus.

Arezzo Piero Marie Madeleine visage

 Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 56
 Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 183

 

En septembre 2014

Écriture 12 juillet 2024

 

Arezzo est une ville oĂč l’on Ă©prouve d’abord l’espace, des ruelles ombragĂ©es aux grandes Ă©tendues des places. Et comme souvent en Toscane et dans ses alentours, on marche dans la trame urbaine avec allĂ©gresse, tant elle regorge de vraies richesses, comme Ă©crivait Jean Giono.

J’ai dĂ©jĂ  consacrĂ© un article de ce blog Ă  une Ɠuvre de Piero della Francesca, la Madone de Senigallia Ă  Urbino. Si je reviens Ă  quelques autres images de ce peintre, en quelques autres articles, c’est que l’expĂ©rience de vision que j’ai vĂ©cue alors, il y a dix ans maintenant, fut bouleversante et le moment peut-ĂȘtre d’une rĂ©conciliation avec l’image. Instants dĂšs lors inĂ©puisables, oĂč s’étancher sans crainte, comme on revient Ă  des textes fondateurs


Quelques mots d’abord sur Piero qui s’éteint avec la fin du Quattrocento (en 1492) et dont l’Ɠuvre couvre plus de la moitiĂ© du siĂšcle : il “ va passer de l’univers gothique tardif de la Toscane orientale aux milieux artistiques les plus novateurs de son Ă©poque1 â€. Esprit Ă©tonnamment ouvert, il puise aussi bien Ă  la peinture flamande de l’époque (Jan Van Eyck, Rogier Van der Weyden) qu’à la thĂ©orie de la perspective de Brunelleschi. Piero est d’abord un crĂ©ateur extrĂȘmement rigoureux (on le reconnaĂźt aprĂšs sa mort d’abord comme un thĂ©oricien des mathĂ©matiques, sur lesquelles il Ă©crit plusieurs ouvrages). Par exemple, il fait prĂ©parer pour ses fresques des cartons Ă  la taille exacte des panneaux, sur lesquels sont exĂ©cutĂ©s des dessins les plus prĂ©cis possibles. Il rĂ©alise des modĂšles en cire et les habille d’étoffes souples pour en Ă©tudier le rendu visuel.

Mais Piero dĂ©passe, on pourrait dire transfigure, cette rigueur. Au-delĂ  de la quĂȘte du rĂ©el dans un mode de reprĂ©sentation affinĂ© et raffinĂ©, ce qu’il arrive Ă  donner Ă  voir du monde est la prĂ©sence des femmes et des hommes, prĂ©sence comme un arriĂšre-pays des regards qui exhalent l’émerveillement et le mystĂšre. Comme l’assemblage poĂ©tique des mots rĂ©vĂšle une autre dimension qu’eux-mĂȘmes, les images de Piero della Francesca approfondissent le regard au-delĂ  de ce que l’on voit.

Puisons un exemple dans cette basilique Saint-François d’Arezzo. On y entre le matin, on va vers le chƓur, lĂ  oĂč les fresques de Piero occupent toutes les parois. On les voit dans des conditions merveilleuses, aprĂšs quinze ans de restauration, avec la juste lumiĂšre de la matinĂ©e. Cet ensemble relate la LĂ©gende de la Vraie Croix, un rĂ©cit mis en scĂšne par Jacques de Voragine dans sa LĂ©gende DorĂ©e, deux siĂšcles avant que Piero ne crĂ©e ces fresques. Il y travaille environ dix ans, avec ses assistants. Cette histoire Ă  succĂšs autour du bois qui a crucifiĂ© le Christ comprend bien des scĂšnes, qui commencent Ă  la mort d’Adam, font apparaĂźtre la reine de Saba, puis Constantin l’empereur romain


Arezzo Piero Vraie Croix 1 

Les deux images de cet article proviennent de la scĂšne de bataille qui a lieu en 615, entre l’empereur HĂ©raclius et le roi perse ChosroĂšs qui a volĂ© la croix. HĂ©raclius va l’emporter et la ramener Ă  JĂ©rusalem. La scĂšne de bataille donne Ă  voir une foule en guerre, oĂč se mĂȘlent les armes qui quadrillent l’espace, les visages, les chevaux et les Ă©tendards qui s’agitent sur le bleu du ciel. MalgrĂ© la densitĂ© de la violence, la composition reste claire, non surchargĂ©e. Piero raconte l’histoire, tout en inventant une prĂ©sence au monde de l’image toute particuliĂšre, Ă  la fois familiĂšre d’elle-mĂȘme et se dĂ©passant constamment, Ă  la fois simple et extrĂȘmement sophistiquĂ©e.

 Arezzo Piero Vraie Croix 2

On peut trouver ici une respiration, une Ă©motion dans chaque ensemble, chaque composition et chaque personnage, chaque approche des objets jusqu’au moindre niveau de dĂ©tail. Ainsi, de ces deux visages de jeunes soldats, dont l’un va peut-ĂȘtre mourir, qui regarde de front celui qui le frappe de son Ă©pĂ©e. Tandis que l’autre, si juvĂ©nile encore, jette ses yeux ailleurs comme pour Ă©chapper Ă  la furie meurtriĂšre de ceux qui le cĂŽtoient. Tout cela porte, sans subjuguer, c’est comme l’effusion retenue d’une relation dense, incarnĂ©e. Comme si, derriĂšre l’image, il y avait des promesses infinies.

1 Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p.13.

En septembre 2014

Écriture 2 juillet 2024

Sources bibliographiques :

‱ Giorgio Feri, Arezzo, guide, Cartaria Aretina, 2012, p. 15-26
‱ Pamela Zanieri, Guide sur les traces de Piero della Francesca, Scala, 2012, p. 5-59
‱ Ronald Lightbown, Piero della Francesca, Citadelles et Mazenod, 1992, p. 133-173
‱ Jacques de Voragine, La LĂ©gende DorĂ©e, Diane de Selliers, Tome II, 2001 [vers 1260], p. 148-156

Une femme sourit,
et c’est l’évidence soudain, l’avenir offert du monde,

le sourire des femmes, c’est comme toutes les fleurs,
rassemblĂ©es dans l’insondable instant,
une femme sourit,
on sait dans cet instant qu’on n’épuisera pas
ce qu’elle offre de soi,
ce qu’elle sùme sur la terre,
cette lumiùre qu’elle ajoute à toute la lumiùre.

Sourire, et le visage transfiguré,
la confiance inébranlable, malgré tout,
au-delĂ  de l’indĂ©cidable du monde,
le sourire, le don de soi Ă  peine retenu,
corps et ùme, le souffle que les femmes écrivent sur la terre,
l’instant qui affirme plus loin que la mort
la vie qu’elles propagent,
le sourire, c’est le berceau donnĂ© Ă  tous,
tout autour,
qui prolonge les enfances de partout,
− Voyez, disent en souriant les femmes,
la mort n’est pas le fin mot de l’histoire
malgré les apparences.

Une femme sourit, elle se tait,
c’est une image qu’elle donne à ceux qui passent,
qui rayonne du plus profond du temps,
on ne sait pas si l’image
pourra défaire toutes les violences,
mais le sourire a tout transfiguré
de l’instant,
de ce temps qui s’en va dĂ©jĂ  rejoindre la mĂ©moire,
qu’on a cueilli à peine,
on voudrait prendre ce sourire,
le mĂȘler Ă  d’autres, en faire un tissu,
une danse de sourires qui couvriraient la terre.

 

Écriture le 30/10/24

La douce ballade des instants dans la mémoire,

ils écrivent une guirlande au long des vies,
l’histoire toujours interrompue, toujours recommencĂ©e,
ils restent dans le tréfonds de soi
lucioles si fragiles, musique Ă  peine,
dont les notes parfois se dissolvent,
s’en vont de soi et c’est un bonheur perdu.

On passe dans le temps,
comme jeté sur des routes difficiles,
on passe, dans l’extrĂȘme attention
Ă  ce qu’on croit ĂȘtre l’exactitude des gestes,
des actes, de ce qu’on trace à grand peine sur le monde,
mais on ne sait pas ce qui fait la lumiĂšre,
le doux chant des instants qui resteront longtemps,
en soi comme des témoignages,
comme des bribes qui n’expliquent rien
mais disent la chaleur des partages,
le fol espoir de l’amour.

On passe, on voit tout ce qui a duré,
ce qui s’est tissĂ© le plus souvent Ă  notre insu,
qui reste en lambeaux parfois,
qui fait signe en soi, de si loin
qu’on ne sait plus trop le moment
ni les ĂȘtres parfois,
seulement cette lumiĂšre qui chante encore
et qui revient des fins fonds de la mémoire,
sait-on encore ce qu’elle veut nous dire,
cette vieille chanson qui lutte contre le silence,
en quoi elle peut encore faire semence de tendresse,
continuer de tracer sur le monde ce mince chant ?

Écriture 03/10/24

La pluie tombe trĂšs doucement sur le pays, sur les pierres, sur la mĂ©moire. La pluie fait toujours l’incertitude, elle trace des Ă©carts entre les objets du monde et nous-mĂȘmes.

Jour de dĂ©but d’automne oĂč l’on cĂ©lĂšbre et partage les vieilles pierres, jour oĂč la pluie prĂ©coce rend ces pierres plus ternes, oĂč il faut les imaginer dans la lumiĂšre, les inventer par devers soi, les transposer de leur lueur incertaine Ă  leur rĂ©alitĂ© de grandeur.

Ils sont une trentaine, femmes et hommes de tous Ăąges, passionnĂ©s de vieilles voitures, “ des deux Charentes â€ Ă  m’avoir demandĂ© de les guider ici, dans ce chef d’Ɠuvre d’art roman que je parcours depuis des dĂ©cennies sans que j’en sois Ă©puisĂ©. Comme si le fait d’y revenir sans cesse agrandissait encore le cercle de la mĂ©moire, la rĂ©vĂ©lait encore autrement, cette longue tessiture des images romanes. Ils sont une trentaine, ils vont ensuite pique-niquer, puis aller voir un zoo l’aprĂšs-midi, Ă  quelques dizaines de kilomĂštres.

Les images romanes sont certainement plus dures Ă  dĂ©couvrir que les animaux sauvages. DĂ©couvrir, enlever le voile, rendre le regard moins incertain. Images traversĂ©es par les bĂȘtes elles aussi, images qui cherchent Ă  donner ce qui est bien au-delĂ  du visible, dans un moment du monde – il y a neuf siĂšcles – oĂč rien n’est vraiment semblable – villages, villes, paysages, croyances
 – Ă  ce qui fait nos jours d’aujourd’hui.

Le patrimoine, c’est comme la musique. Les deux ne peuvent vivre que grĂące Ă  l’interprĂ©tation. Celle-ci est notre maniĂšre d’aujourd’hui, avec notre imaginaire culturel, notre connaissance, nos questions
 de dialoguer avec une Ɠuvre tellement lointaine dans le temps, et qui transcende le temps. L’interprĂ©tation n’est pas qu’affaire de comprĂ©hension de l’Ɠuvre, mais aussi de rĂ©sonance avec elle. Monteverdi jouĂ© par Jordi Savall n’est pas le mĂȘme que celui cĂ©lĂ©brĂ© par RenĂ© Jacobs. MĂȘme musique initiale, dont on amplifie la source.

Les images romanes sont incertaines, comme toute image. Il ne nous reste quasiment rien de ce qui a conduit Ă  leur crĂ©ation, si tant est qu’un discours de l’époque ait jamais existĂ©. La parole qu’elles font naĂźtre aujourd’hui ne peut donc ĂȘtre que mal assurĂ©e, prĂ©caire, elle ne peut que susciter un regard en partie indĂ©cidable. Et pourtant, ne pas interprĂ©ter le patrimoine, c’est le laisser mourir Ă  petit feu. D’oĂč la nĂ©cessitĂ© de paroles plurielles, celles de l’historien, celle du poĂšte, celle du chercheur et celle du voyageur, celle du croyant, celle de l’anthropologue et d’autres encore.

Je pense Ă  tout cela ce jour de pluie, face Ă  l’écoute attentive de ces gens des deux Charentes venus ici dans la curiositĂ© premiĂšre. Comment parler Ă  la diversitĂ© de ceux rassemblĂ©s lĂ  d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre, sans connaĂźtre leurs parcours ni leurs accroches ? InterprĂ©ter, faire le passage des images presque millĂ©naires vers les regards d’aujourd’hui, si diffĂ©rents. Chercher en ces images ce qui nous questionne, voire mĂȘme ce qui nous rĂ©vĂšle encore une part inconnue de nous-mĂȘmes. Comprendre comment l’image mĂȘme fut ici l’objet d’une mutation, d’un changement radical, comment l’imagier creusait dans la pierre un nouveau monde...

Écriture le 07/10/24

 

Pour découvrir mieux ce patrimoine d'exception : Aulnay, d'images et de paroles.

Comme tous les ans que la mémoire ne compte plus
nous avons récolté les raisins

- cette annĂ©e peu mĂ»ris au soleil peu ardent de l’étĂ© -
c’est l’automne, le temps de la mesure du temps qui passe.

Ici, tout en dedans de nous,
c’est le bonheur des marches quotidiennes
dans l’infinie douceur des collines
dont on connaĂźt toutes les vues
toutes les histoires
depuis si longtemps que danse le temps.
Le bonheur ne s’explique pas
il se tisse, jour aprĂšs jour comme le temps
dans la douceur infinie de nos regards
portĂ©s vers l’ailleurs, lĂ -bas, au-delĂ  des collines
en cet invisible point de notre finitude
- que savons-nous du temps vraiment ?
De ce qui passe ? De ce qui reste ?
Nous nous accrochons Ă  l’éternitĂ©,
dans l’infinitĂ© de la nature qui s’en va vers l’hiver.

Au loin dans le monde,
c’est toujours l’hiver des guerres
des luttes sans répit
de cette couverture sombre qui lentement
vient sur l’univers
recouvre l’humanitĂ©
finit par Ă©teindre mĂȘme
toutes les joies des enfants.
Nous voguons au bord de l’abüme
sans bien regarder ce qui vient
nous ne connaissons pas les monstres
qui nous assaillent.
On voudrait tant toucher la lumiĂšre,
la voir se rĂ©pandre au-delĂ  de nous-mĂȘmes,
mais nous savons si peu du bonheur,
si peu de ce qui mĂšne les humains,
si peu du savoir mĂȘme.

Écriture 24/09/24

Nous sommes allĂ©s trop tard Ă  Louisfert, l’étĂ©,
HélÚne ne vient plus accueillir les amants de la parole

Louisfert, c’est l’anonymat d’un village,
au bas de la Bretagne,
mais l’école a gardĂ© son aura d’autrefois,
quand le maütre s’occupait des enfants tout le jour
et devenait poĂšte le soir,
dans cette petite piĂšce de vie Ă  l’étage,
qu’on visite aujourd’hui,
avec la mĂȘme fenĂȘtre qu’autrefois
ouverte sur le monde, sur l’ñme,
ouverte sur tous les champs de l’humanitĂ© qu’on laboure.

Nous sommes venus trop tard,
HĂ©lĂšne n’est plus lĂ  pour tĂ©moigner
de son amour ensoleillé,
il nous reste les pages des livres
pour broder à jamais la mémoire,
pour guetter ce qui naĂźt de fulgurant entre les mots,
ce qui sĂšme les traces du prolongement des instants,
du bonheur de tous les amours du monde.

C’est un aprĂšs-midi d’étĂ©,
nous sommes venus pour que les mots
s’incarnent un peu plus dans les murs,
la cour d’école,
tout le provisoire des signes
qui nous constituent,
l’amour d’HĂ©lĂšne fauchĂ© dans sa jeunesse, autrefois,
et qui nimbe le nĂŽtre.

À Louisfert, sur les traces d’HĂ©lĂšne et RenĂ©-Guy Cadou,
vers 2011

Écriture le 22/10/24

Marie vit dans une petite maison, pas trĂšs loin d’un village, pas trĂšs loin de la mer. Jean est un ami fidĂšle, qui lui apporte des grenades, qui veille sur elle, qui construit aussi un bateau, pour partir bientĂŽt, s’en aller Ă©crire sur ce qu’il a vĂ©cu.

Marie a portĂ© en elle un fils venu d’ailleurs d’elle-mĂȘme, qui a disparu lors “ d’une grande souffrance â€, ce fils qui aimait Jean et dont la mĂ©moire vient cogner en elle. Elle vit avec le silence de la mĂ©moire. Elle rencontre une petite fille, incapable de parler depuis que sa mĂšre a perdu sa vie en la sauvant de la noyade lors d’une tempĂȘte. Elle va vers la petite fille, tout doucement, avec une immense tendresse, elle voudrait lui apprendre les mots, pour qu’elle parle. Il y a quelques autres personnages, la grand-mĂšre de la petite fille, un homme qui va fabriquer des sandales neuves pour Marie, elle qui a dĂ©cidĂ© de partir pour une autre vie, deux jeunes qui aident Jean Ă  construire son bateau. Et ceux qui ne sont plus lĂ , le fils Ă©trange dont l’absence traverse l’écriture comme un corps, le vieux maĂźtre de Marie qui lui a appris Ă  lire et Ă©crire autrefois, dans ce pays oĂč ce n’est pas le rĂŽle des femmes. Et il y a ce pays indĂ©fini, cette mer sont on ne sait rien, des lambeaux de paysages qui font dans l’écriture des signes minimes mais puissants, le sable et la poussiĂšre, les pierres plates, l’olivier ou l’oranger


Et puis, il y a Jeanne, celle qui Ă©crit ce livre admirable1, qui a dĂ©pouillĂ© son Ă©criture jusqu’à l’extrĂȘme, pour que les mots s’envolent d’eux-mĂȘmes, que tout soit simple, transparent, au point que l’écriture atteint l’universel d’un chant qui survole les aventures et les douleurs humaines et touche l’inaccessible.

Quelques extraits, pour effleurer par instants la voix qui remue l’entiĂšretĂ© du monde. À l’entrĂ©e du livre d’abord :

Il n’y a plus que ce qu’elle voit, elle, Ă  l’intĂ©rieur de sa poitrine, de son cƓur, de la paume de sa main et ce qu’elle voit n’a pas de nom.
C’est une ombre. C’est l’effacement et c’est la vie puisque toute vie ne palpite que pour ĂȘtre effacĂ©e. Alors elle caresse ce qui s’efface. Et elle sourit. → p. 9

Un peu plus loin, c’est l’amour de Jean qui



 le porte comme un vĂȘtement lĂ©ger qu’on enfile le matin sans y penser. L’air peut passer, de sa peau Ă  celle des autres. C’est comme ça qu’il donne. On ne sait pas nommer ce qui se passe alors avec les mots habituels mais l’amour de Jean n’en a pas besoin. → p. 34

Son vieux maĂźtre a laissĂ© Ă  Marie quatre rouleaux. Trois sont Ă©crits, elle s’en abreuve durant des nuits. Le quatriĂšme est vierge :

Le jour n’est pas encore levĂ©. Les couleurs ne sont pas encore arrivĂ©es sur terre. Tout est indistinct.
Elle attend puis, lentement, elle se met Ă  Ă©crire. Ce qui vient, elle ne le choisit pas. Elle se laisse traverser par les mots. Les mots ont une vie silencieuse. Ils habitent des espaces inconnus et ouvrent des chemins neufs. Elle s’y rend. → p. 122

C’est Marie le personnage qui Ă©crit, mais c’est tout autant Jeanne dont on perçoit la voix, Ă  la fin du livre :

Les vies se croisent sans qu’on ne devine rien de ce qui anime l’un ou l’autre. Elle, elle Ă©crira cela, ce qui anime le pas, fait entrer dans le cƓur le souffle de ce qui n’a pas de nom. Elle Ă©crira ce qui donne de la force sans mĂȘme qu’on le sache. → p. 191

Il faut se plonger dans ce livre comme dans une eau qui lave les douleurs, cette eau que Marie fait ruisseler sur le corps de la petite fille, pour qu’elle recouvre vie et parole. Toute l’écriture est cette eau mĂȘme, l’invisible courant qui va quĂȘtant auprĂšs des autres, un Ă  un, toutes les merveilles simples d’exister. Ce n’est ni un roman, ni un poĂšme, ni un rĂ©cit dans la mĂ©moire, mais tout cela Ă  la fois comme une Ă©vidence qui nous visite, qui fait toucher au mystĂšre de l’invisible, de ce qui s’annonce et va s’incarner :

Elle avait Ă©coutĂ© car rien ne pouvait empĂȘcher ces paroles de l’atteindre. C’était dehors et dedans Ă  la fois.
Immobile, elle avait entendu sa vie. Tout le rĂ©cit de sa vie, de ce qui l’attendait. Elle n’avait pas frĂ©mi. C’était impossible de ressentir quoi que ce soit. Les paroles, claires, se dĂ©posaient et disparaissaient Ă  la fois. C’était comme si le silence avait parlĂ© puis s’était tu. → p. 15-16.

1 Jeanne Benameur, Vivre tout bas, Actes Sud, 2025.

 

Écriture le 30/01/25

La ville de Pavie est situĂ©e en Lombardie, Ă  une trentaine de kilomĂštres au sud de Milan. La lĂ©gende tient que l’église romane Saint Michel fut fondĂ©e par l’empereur Constantin lui-mĂȘme.

AprĂšs l’invasion lombarde1, au milieu du VIIe siĂšcle, une Ă©glise dĂ©diĂ©e Ă  l’archange Michel est avĂ©rĂ©e en ce lieu, alors capitale des barbares. Mais Pavie est dĂ©truite (44 Ă©glises rasĂ©es) par les Hongrois en 924. L’édifice qu’on voit aujourd’hui est roman, sans qu’on sache bien en dĂ©terminer la pĂ©riode de construction.

 Pavie facade ouest


Un coup d’Ɠil sur l’imposante façade ouest donne Ă  penser que les liens entre architecture et sculpture sont ici bien plus distendus que dans nombre d’édifices : les reliefs sont disposĂ©s en grande libertĂ©, mĂȘme si les portails et leurs tympans structurent l’espace mural. Cette dissĂ©mination des images se retrouve sur l’élĂ©vation sud oĂč, Ă  cĂŽtĂ© du portail donnant accĂšs au transept, figure une Annonciation et une Vierge Ă  l’enfant. Le matĂ©riau utilisĂ© pour ces deux scĂšnes est le marbre, d’oĂč la bonne conservation. Cette Vierge joue avec la densitĂ© des drapĂ©s, ceux du vĂȘtement et ceux du voile qui crĂ©ent un lien subtil avec l’enfant. Son visage est aussi trĂšs singulier.

Pavie vierge Ă  l'enfant
Mais la majoritĂ© des sculptures sont en grĂšs, qui s’est souvent dĂ©litĂ© avec le temps. Ce qui a suscitĂ© la confection de copies de remplacement. C’est sans doute le cas de ce saint Michel terrassant le dragon, dont la facture est quelque peu sĂšche, mais qui affiche sur la grande façade le patronage de l’église. L’image se rĂ©fĂšre Ă  la tradition que rapporte La LĂ©gende DorĂ©e : “ doit ĂȘtre citĂ©e la victoire que remporta saint Michel quand il chassa du ciel le dragon, c’est-Ă -dire Lucifer, avec toute sa suite2 â€.

Pavie Saint Michel et le Dragon 
Terminons ce petit butinage parmi les images de cette Ă©glise de Pavie, par une sculpture d’un chapiteau de la crypte. RĂ©amĂ©nagĂ©e au dĂ©but du XVIIe siĂšcle, celle-ci a nĂ©anmoins conservĂ© une bonne part de chapiteaux du XIIe siĂšcle. Ce petit personnage au visage un peu triste est mordu par deux serpents dragons, qui entourent aussi ses jambes et qu’il tient de ses bras. Dialogue intime de la bĂȘte et de l’humain, qu’on retrouve si souvent en nos rĂ©gions du sud-ouest. D’ailleurs dans la nef de l’église, d’autres chapiteaux font penser Ă  ce mĂȘme voisinage : Samson et le lion, CaĂŻn et Abel, Daniel dans la fosse aux lions...

Pavie chapiteau de la crypte

 

1 Source bibliographique pour cet article : Sandro Chierici, Lombardie romane, Zodiaque, 1978.

2 Jacques de Voragine, La Légende Dorée, Diane de Selliers, Vol. 2, p. 183, 2000 [vers 1260]


En septembre 2014

Écriture 14 juin 2024

Juste suivre la mélodie du monde
sa pente douce d’humanitĂ©

celle des sourires, des rires,
des courbes douces des corps,
celle qui se tient, radieuse,
dans le soleil de toutes les terres,
si loin de la mort.

Juste suivre l’innocence,
celle des enfants mais bien plus,
celle des ĂȘtres pĂ©tris du temps
qui sont revenus des épreuves,
ont forgé cette attitude, malgré tout,
du bonheur.

Peut-on en ces temps incertains,
signer encore la feuille
d’une voie si prĂ©caire, le bonheur ?
Ce qu’on ne sait pas de l’au-delà de soi
qui touche les proches
et toute la ribambelle des ĂȘtres
traversant les territoires prĂšs de vous.

Juste suivre la mélodie, la rumeur,
ce qu’on chantonne
et que l’on s’évertue Ă  tisser
sans couture ni blessure.
Juste suivre dans l’intĂ©rieur
ce qu’on protùge farouchement,
désemparés que nous sommes
devant l’immense cacophonie.

Écriture 20/07/24

Le jardin de l’enfance oĂč je cueillais les cerises et les fraises frappe lĂ©gĂšrement Ă  l’ouverture de la mĂ©moire.

Petites plates-bandes des fraisiers : au dĂ©but de la saison, je vais voir tous les soirs si les fruits deviennent blancs, puis roses, ma mĂšre me dĂ©fend de les manger, je voudrais bien pourtant, je voudrais retrouver cette saveur de l’an d’avant. Les fraises mĂ»res sont comme un signe indicible de la bontĂ© du monde. Et tous les fruits sont ainsi, mĂȘme les cerises aigres tant acides, on leur pardonne, Ă  cause de leur beautĂ©, de leur reflet dans la lumiĂšre.

Le jardin de l’enfance, c’est la guirlande du bonheur, des dĂ©couvertes Ă  foison – la diffĂ©rence entre l’abeille et la guĂȘpe, entre les chants d’oiseaux qu’on tente de suivre dans l’air. C’est l’espace de ce qui grandit, des mains et des outils qui brassent la terre juste ce qu’il faut pour que ce qu’on sĂšme pousse et s’épanouisse. C’est une ribambelle Ă  jamais peuplĂ©e des sourires de ceux qui le traversent, qui s’y adonnent.

L’enfance ne se lasse jamais de cette Ă©vidence premiĂšre de la vie, ce qui naĂźt de la graine, entre la pluie et le soleil nĂ©cessaires, l’enfance boit au vivant qui va le nourrir si longtemps, l’enfance ne sait pas les blessures du temps, ni les faiblesses du vivant, ni ses luttes. Elle n’obĂ©it qu’à la lumiĂšre, elle ne sait voir que l’harmonie, l’équilibre, le mouvement des fruits merveilleux.

On ne sait pas quand l’enchantement prend fin, ni pourquoi. Quand la rĂ©pĂ©tition des jours cogne tant sur le corps que son appĂ©tit pour l’amour du monde se lĂ©zarde. Quand on ne peut Ă©chapper Ă  l’horreur qui court, qui rattrape tĂŽt ou tard les hommes impuissants.

Impuissants devant la haine, l’absurditĂ© des douleurs et des dĂ©sastres infligĂ©s Ă  la terre, notre matrice, notre mĂšre. On se cramponne Ă  nos propres amours comme on peut, on ne sait pas les prolonger plus loin que nous, que notre jardin. On se dit que si tout le monde regardait vraiment le lent mĂ»rissement des cerises et des fraises, chaque soir, comme l’enfance absente de la guerre, l’avenir du monde deviendrait plus lĂ©ger.

Écriture le 01/06/24

Est-ce l’usure de la mĂ©moire
quand l’ñge avance,
est-ce l’usure de soi ?

On se retourne,
et le chemin des vies s’est blanchi sous le temps,
tout s’est rĂ©duit
comme si le corps s’éloignait lentement du monde,
le rendait minuscule
au bord de la rupture.

J’ai portĂ© des amours en moi
sans que cela se voie toujours
j’ai portĂ© des amours plus lĂ©gers que la terre,
que reste-t-il d’eux-mĂȘmes
dans ce qu’on tient en soi,
amours de toi, des paysages, des gens,
amours des contrées, des mots,
de tous ces visages qui sont passés,
tout ce qu’on entasse comme un trĂ©sor
sans mĂȘme le savoir,
la mémoire agit en arriÚre de soi,
elle nous laisse l’incertitude, le bruit,
l’indĂ©cidable de ce qui passe entre nos doigts
qu’on nomme la vie peut-ĂȘtre,
les temps radieux qui nourrissent les Ăąmes,
les émotions qui déplacent les corps.

Sait-on bien oĂč l’on va,
ce qui se tisse au tréfonds
avec ceux qu’on aime ?
Les mains se croisent dans la tendresse,
on ne sait d’elle que le geste
et ce qu’elle brasse en soi,
le temps s’effrite
on s’imaginait le savourer,
il fuit, se désagrÚge
se réfugie dans la mémoire,
loin, tout proche
de l’imaginaire incandescent.

Écriture 22/05/24

Les gens viennent à Padoue en masses organisées, pour voir les fresques de cette chapelle des Scrovegni, peintes par Giotto dans les années 1303-1306.

Il a fallu rĂ©server la visite en ligne longtemps Ă  l’avance, et nous voici Ă  attendre, prĂšs de ce petit Ă©difice en brique rose. Jamais je n’ai senti Ă  ce point la sacralisation de l’art en Occident, c’est que le chef d’Ɠuvre de Giotto en vaut la peine, considĂ©rĂ© qu’il est comme une pierre fondatrice, une sorte d’incandescence qui ouvre le champ de toute la peinture.

Nous commençons par une sorte de sas de dĂ©contamination, une salle en atmosphĂšre neutre, nous sommes peut-ĂȘtre une quarantaine de personnes, sagement rangĂ©es, qui Ă©coutons des commentaires avisĂ©s et regardons les Ă©crans qui multiplient les dĂ©tails de ce que nous allons voir en vrai bientĂŽt. C’est ainsi un mouvement continu de groupes, du matin au soir. On entre dans le Saint des Saints, pour un choc visuel absolu qui va durer quinze minutes, pas une de plus, quand il faudrait des heures pour apprĂ©cier ce lieu, sa prĂ©sence, et ce qu’il donne Ă  voir.

Couleurs, et leurs noces avec la lumiĂšre, compositions des scĂšnes dans les murs qui crĂ©ent l’espace, logique des parcours des regards qu’on inscrit vite sur les murs, expressions des visages
 tout ici atteint au sublime, dans une sorte de concordance visuelle de l’évidence. Et l’on se dit que, oui, s’est jouĂ© ici le destin de l’image en Occident.

Difficile de rendre compte de cette expĂ©rience de vision tant la cohĂ©rence de l’Ɠuvre vous accapare, vous enveloppe. On cherche Ă  tout intĂ©grer en soi, mais seuls quelques dĂ©tails s’inscrivent dans la mĂ©moire, en plus de l’émerveillement absolu, continu, de l’ensemble. Comme ces visages de la scĂšne de la RĂ©surrection, qui semblent les origines de ceux de Piero della Francesca, cent cinquante ans plus tard, ou d’autres qui annoncent Michel-Ange, comme si ces images coulaient comme une source, ce Ă  partir de quoi le visuel allait s’épancher.

Écrire sur les scĂšnes, c’est raconter l’image Ă©videmment, mais ce n’est rien. Il faudrait rĂ©vĂ©ler par le rythme des mots chaque dĂ©tail, par leur souffle chaque visage, par leur phrasĂ© chaque composition. Et encore, cela ne serait rien, il faudrait apprĂ©hender l’ensemble d’un mĂȘme Ă©lan. L’image c’est toujours cette tension entre la scĂšne elle-mĂȘme et ses Ă©lĂ©ments. Elle est dans l’instant, Ă  l’infini d’elle-mĂȘme multipliĂ©e. Pendant que les mots tressent et tissent, avançant un fil, parfois plusieurs, en croyant que ce fil du temps trouvera la narration de l’image. Est-ce que Giotto est possible Ă  dire ?

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 1

Voici cette scĂšne de L’arrestation du Christ, au milieu de la paroi sud. “ VoilĂ  une foule que prĂ©cĂ©dait celui qu’on appelait Judas, l’un des douze. Il s’approcha de JĂ©sus pour lui donner un baiser. Et JĂ©sus lui dit : Judas, livres-tu le fils de l’homme par un baiser ? Ceux qui Ă©taient autour de lui virent ce qui allait arriver et dirent : Seigneur, si nous frappions du sabre ? Et l’un deux frappa l’esclave du grand prĂȘtre et lui arracha l’oreille droite. Mais JĂ©sus rĂ©pondit : Laissez ; cela suffit. Il lui toucha l’oreille et le guĂ©rit.1 â€ L’image met en prĂ©sence le texte, l’enchevĂȘtrement de la foule et les bĂątons et les torches dressĂ©s, le sabre qui tranche l’oreille, elle est nue cette image, sans paysage, sans dĂ©cor, seulement le monde enchevĂȘtrĂ© contre la nuit, seulement l’intensitĂ© et les variations des couleurs, avec au centre cette lumiĂšre sur la trahison de Judas, qui tente d’envelopper le Christ de sa tunique. Et quand on regarde le face Ă  face des visages, juste avant le baiser, on se dit que c’est toute l’ambiguĂŻtĂ© du mensonge humain qui monte Ă  la surface de la peinture. La violence, et celui qui la dĂ©fait d’un seul regard. L’image est une puissance, elle prend au corps, elle rend vrai le texte de l’ancien rĂ©cit, treize siĂšcles plus tĂŽt.

Giotto Scrovegni Arrestation Christ 2

La famille des Scrovegni est une des plus riches et des plus puissantes de Padoue. Enrico Scrovegni achĂšte en 1300 un vaste terrain oĂč il fait construire un palais et, Ă  cĂŽtĂ©, cette chapelle “ pour sauver l’ñme de son pĂšre Reginaldo du chĂątiment divin auquel il Ă©tait destinĂ© en tant qu’usurier notoire2 â€. Et c’est le grand paradoxe de ces sublimes images qui vont fonder notre regard en Occident pour des siĂšcles : elles n’existent que grĂące Ă  l’argent mal acquis. Et l’on se souvient alors de cette terrible phrase “ Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon3 â€, Mammon, le dieu-argent que bien des hommes idolĂątrent. Nous sortons de la chapelle, et je me demande ce que nous sommes venus quĂȘter, au fond, derriĂšre l’attrait de surface de ces images, derriĂšre cet art si singulier qui Ă©merge en ce dĂ©but du XIVe siĂšcle, au-delĂ  du mouvement continu des corps qui s’abreuvent aux couleurs et Ă  cette nouvelle exactitude des visages sur les murs.

1 Évangile de Luc, XXII, 47-51.

2 Giuseppe Basile, Le cycle pictural de Giotto, in Giotto, les fresques de la Chapelle Scrovegni de Padoue, Skira / Seuil, 2002, p. 21.

3 Évangile de Luc, XVI, 13.

En septembre 2014

Écriture 12 juin 2024

Sensation que le monde tourne Ă  vide,
qu’il s’est Ă©puisĂ© de toute sa substance

de tout ce qui faisait le sens
au moins partiellement, des vies.
Il n’y a plus
que l’enrichissement qui soit moteur du monde,
il le fait tourner
en spoliant ce qui reste de ressources sur la planĂšte.

Le monde tourne Ă  vide
dans l’iniquitĂ© grandissante,
dans les exils des migrants,
dans la pauvreté immense
et les niches des riches,
dans les catastrophes déjà là du climat
et qui vont s’amplifier, extrĂȘmement.

Le monde tourne, il se vide
les hommes ont peur
ils se préparent à la guerre
qui pourrait arriver plus grandement, disent-ils,
ceux qui sont censés conduire les peuples.

Ceux-là font comme s’ils ne comprenaient pas
la fin de ce moteur, qui tourne Ă  vide,
comme si rien ne pouvait changer
comme s’il fallait encore sacrifier des vies
et les réserves de la terre
comme autrefois
quand on pouvait dépeindre nos voisins
comme des ennemis
et que la paix viendrait
aprĂšs
aprÚs leur anéantissement.
Ils crient dans la guerre comme l’ultime sacrĂ©,
la haine court sur la terre comme jamais,
tous les amours se sont cachés
trĂšs loin, Ă  l’écart,
laissant le monde vide.

Écriture 20/05/24

Les mots tremblent
comme les mains qui les écrivent

les mots ne viennent pas de soi
mais de l’ailleurs du monde qui les fait naütre.

On ne sait pas ce qui se passe
dans la prĂ©sence, des ĂȘtres ou des mots,
on ne sait jamais la densité des amours
cette rumeur légÚre qui les nimbe
au plus prĂšs d’eux-mĂȘmes et des vies qu’ils portent
sans qu’on sache oĂč ils vont,
ni ce qu’ils offrent à l’aventure humaine.

Les mots tremblent, la main les suit Ă  peine,
on n’imagine pas les rĂȘves qu’ils fĂ©condent
ce qu’ils pùsent de douceur,
les mots malhabiles dans les doigts,
ils implorent l’amour du monde
Ă  grandes brassĂ©es d’incertitudes,
car on ne sait jamais oĂč ils vont,
ce qu’ils font advenir,
du bonheur ou de la douleur,
les mots tracent notre vouloir apeuré
quand il faudrait tĂ©moigner de l’absolue lumiĂšre.

Écriture 13/05/24

Les mots parlent des pierres, de ces pierres dont on a fait des images par une longue patience il y a déjà des siÚcles.

Les mots cherchent ce qu’il y a derriĂšre les pierres, et ce qu’il y a derriĂšre eux-mĂȘmes en mĂȘme temps qu’ils naissent, les mots ce n’est jamais comme l’innocence du monde. Ils creusent les images, ils appellent, ils tissent aux images leurs rythmes, la scansion qu’elles tracent sur le monde, et comment elles agrandissent le regard. Les mots tentent d’ĂȘtre au service de ces images qu’on a Ă©rigĂ©es lĂ , jadis, dans cet Ă©lan de foi peu commun qui a marquĂ© depuis lors le paysage.

Mais les mots seuls ne suffisent pas, il faut les mettre au monde, pour qu’ils prennent corps avec les pierres et leurs images. La jeune femme et l’homme disent la parole des mots, ils cherchent le souffle entre eux, entre eux-mĂȘmes et les mots, ils quĂȘtent l’exactitude s’il se peut, elle qui s’évanouit Ă  jamais quand la parole se dĂ©livre. Ils cherchent dans leurs corps la voix pour rendre la prĂ©sence, ce fil prĂ©caire qui naĂźt dans l’incertitude, et qui touche ceux qui vont Ă©couter, ce fil prĂ©caire qui n’est ni un savoir, ni une explication, mais qui tient du souffle sur les images des pierres pour leur donner un peu plus d’évidence.

Mais cela ne suffit pas encore. La parole sur les pierres tente une mĂ©lodie qui en appelle tant d’autres, elle convoque la musique, elle qui enchante le monde sans les mots, mais qui leur rĂ©pond, qui les enveloppe, qui les prolonge. Celle qui crĂ©e la musique penche son corps parfois vers son violoncelle, la musique est bien plus mystĂ©rieuse encore que les mots, elle aussi vient au monde dans un dialogue intime, elle s’entrelace avec les mots, elle les affermit, les rend plus denses. Et quand on Ă©coute la musique et les paroles ensemble dĂ©clinĂ©es, au bord de la fragilitĂ© du monde, on ne peut s’empĂȘcher de partir ailleurs, au creux de nous-mĂȘmes, lĂ  oĂč la vie nous questionne sur ce qu’elle est, sur ses prodiges.

Alors, cette matiĂšre pĂ©trie des mots, des paroles, de la musique, de tous les chants qui commencent et qui finissent, marquant le temps de nos vies, on cherche Ă  la mĂȘler vraiment aux images des pierres. Vient celui qui choisit les dĂ©tails des pierres, les angles du regard, qui tresse avec son Ɠil Ă  lui de nouvelles images sur ces images si vieilles. Il sait qu’elles ne s’épuisent pas, ces images, qu’elles vont continuer de danser encore longtemps auprĂšs des femmes, des hommes, qu’elles vont rĂ©vĂ©ler un peu de leur mystĂšre, Ă  mesure qu’on les regarde autrement.

Toucher l’ñme, ce qui fait souffle en nous, ce qui nous anime, atteindre un peu ces Ă©chos si profonds, si prĂ©caires, ce qui peut s’évanouir Ă  la moindre inattention, Ă  la moindre divergence, au moindre bruit. Tenter de s’approcher de ce qu’on peut tisser en nous, dans cet arriĂšre-pays d’humanitĂ© si simple au fond, mais dont on a tant de mal Ă  prendre chaque jour avec soi.

C’est un jour, au tĂ©lĂ©phone, la jeune femme qui a dit la parole : “ Et puis, il y a une bonne nouvelle, j’attends un petit
 â€ Je pense soudain Ă  la distance si tĂ©nue entre la vie propagĂ©e et la mĂ©moire du monde qu’on tente de nourrir, images, mots, musiques, dans l’infini des lueurs d’espĂ©rance.

Écriture le 26/10/24

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Laisser venir l’instant des mots, celui qui jaillit trĂšs loin de la mĂ©moire, peu importe d’oĂč vient la lumiĂšre, comment se dessine le paysage, peu importe l’instant, du moment qu’il s’est offert Ă  nouveau, aprĂšs de longues annĂ©es, perdu dans les mĂ©andres de soi-mĂȘme.

C’est par exemple en bas du bourg, dans le grenier, chez grand-pĂšre et grand-mĂšre, ce mĂ©lange indĂ©finissable d’odeurs et de poussiĂšre, d’objets que je ne connais pas et de vieilles gravures, de vieux journaux d’avant la Grande Guerre dit grand-pĂšre, et je me demande comment une guerre peut ĂȘtre grande. Il dit aussi le grenier c’est ce qu’on n’ose pas jeter, il dit le pourquoi des choses, et moi je dĂ©couvre des merveilles de rien du tout, des tissus rapiĂ©cĂ©s, des bols en faĂŻence Ă©brĂ©chĂ©s, dĂ©corĂ©s de traits naĂŻfs. Sais-je seulement Ă  l’époque ce qu’est un trait naĂŻf ? L’instant de l’enfance s’agrĂšge aux dĂ©cennies de vie, d’apprentissage. Je les revois, ces tissus imprimĂ©s, aux motifs plus vieux que les vieux papiers peints, au toucher si doux. Je les revois, je crois que je pourrais penser Ă  eux toute une vie, qu’ils pourraient me nourrir longtemps, dans cet Ă©quilibre prĂ©caire de l’instant revĂ©cu, revivifiĂ© dans la complexitĂ© des souvenirs mĂȘlĂ©s.

C’est par exemple mon pĂšre dans son atelier de peinture qui prĂ©pare sa couleur. La peinture est blanche dans le grand pot devant lui. Avec un pinceau rond, il prend une pointe de pĂąte bleue foncĂ©e. Avec ses deux mains Ă  plat face Ă  face, il fait rouler le pinceau dans un sens, puis dans l’autre, de plus en plus vite. Je regarde fascinĂ© le bleu foncĂ© devenir pĂąle, se propager autour du pinceau dans le grand pot de blanc. Il recommence plusieurs fois le mĂȘme geste, reprend du bleu, puis un peu de rouge, il mĂ©lange vivement, il y a des irisations de couleurs qui se dissolvent. Je me dis que la couleur devient vivante, qu’elle ensemence le blanc au fur et Ă  mesure qu’on la dissout. Elle se meurt Ă  elle-mĂȘme pour qu’autre chose naisse. BientĂŽt, tout le blanc est devenu d’une mĂȘme nuance parme lĂ©ger, Ă  peine une couleur. Mon pĂšre en prend une goutte qu’il dĂ©pose sur un papier colorĂ© – VoilĂ , c’est ce qu’ils voulaient
 Il est heureux, la couleur est la mĂȘme. Je le regarde, Ă©bahi – Mais comment tu peux faire ça ? – C’est l’Ɠil, mon gars, c’est l’Ɠil
 Je lui souris, je garde en moi l’intensitĂ© de l’instant, comment le rĂ©el se dĂ©couvre, comment les merveilles se rĂ©vĂšlent et comment le peu qu’on agit sur le monde peut nous bouleverser.

C’est un autre instant encore, devant notre maison en fin d’étĂ©. Nous vivons lĂ  depuis peu, c’est dans l’aprĂšs-midi, tu es assise Ă  lire Ă  l’ombre de l’arbre, tu portes une robe jaune, et ta peau de fin d’étĂ© est devenue brune comme un gĂąteau. Ce sont encore les couleurs qui prennent mon regard, qui me guident vers toi. Je m’approche, je ne sais plus si je t’embrasse, si je te dĂ©range dans cette rencontre que tu tisses avec les mots. L’instant dĂ©borde, il a besoin de plus que son image, au risque de perdre sa magie, son imperceptible chant qui ne dĂ©crit rien, mais fait sentir si puissamment le bonheur d’ĂȘtre ensemble. Je te regarde, et les couleurs me portent jusqu’à l’ñme, cette prĂ©sence si fine, si transparente, Ă  peine lĂ  vraiment, mais qui fait que l’instant reste en moi, ancrĂ© dans la mĂ©moire Ă  jamais. Il reste et me nourrit, sans que je sache comment, comme un ange qui m’accompagnerait dans la quĂȘte de vivre.

Laisser venir l’instant, tous ceux qui ont tressĂ© mon temps, tous ceux Ă  venir encore, les accueillir, accepter qu’ils se mĂȘlent, les traduire autrement, d’un univers Ă  l’autre, d’un paysage immense Ă  la petite parcelle de terre, du souffle court Ă  son ampleur dans le repos de la nuit, des plaines aux montagnes dans toutes les respirations douces des moments qui viennent et passent.

Écriture le 25/04/24

C’est un enfant assis sur le seuil
qui rĂȘve aux nuages qui passent

ils font la lumiùre et l’ombre
sur les arbres et le chemin, au-devant,
ils s’effilochent et jouent d’eux-mĂȘmes
dans le ciel, l’enfant reste assis,
les yeux parfois fermés,
il dessine en lui les courbes des nuages
qui s’emmĂȘlent et qui passent,
il voudrait tant les retenir
pour savoir ce que c’est au fond, un nuage.

Et ce sera pareil plus tard
pour les visages auprĂšs de lui
qui passent aussi, qui changent,
qui disent bien plus que leurs pliures et leurs sourires,
il voudrait tant qu’ils viennent en lui,
qu’ils ne le laissent pas seul
devant la beauté et la terreur du monde.

Plus tard encore, il sait bien qu’il ne sait pas
ni la beauté ni la terreur,
que c’est toujours comme les nuages,
évanescents, merveilleux et sombres,
porteurs des espoirs, des regrets,
des dĂ©sirs qu’on n’atteindra jamais.

Il continue, il atteint l’ñge des peurs
et des plus grandes ignorances encore
devant la fin du voyage, il regarde
toutes les tendresses prĂšs de lui,
l’épaisseur des fruits du jardin,
tout ce qui protĂšge,
les nuages passent encore
attisés par le vent, ils marquent le ciel
de leur effervescence vite en allée,
quand c’est le soir qui fait place nette dans le ciel,
laissant Ă  la nuit du monde son absence,
comme si rien jamais ne s’était Ă©crit
sur les pages des vies.

Écriture 21/04/24

Ce livre au titre Ă©trange est une Ɠuvre Ă  deux auteurs, Anne Alombert, philosophe prĂ©occupĂ©e par les enjeux numĂ©riques, et GaĂ«l Giraud, Ă©conomiste et chercheur.

Il s’intĂ©resse aux Ă©volutions rĂ©centes du numĂ©rique (capitalisation des ĂȘtres, intelligence artificielle
) et Ă  leurs impacts sur l’avenir et la sociĂ©tĂ©, en tentant de dessiner une voie humaniste aux temps qui viennent1.

Plus qu’une analyse critique, et comme je le fais habituellement, entamons un parcours Ă©maillĂ© de citations de l’ouvrage, trĂšs Ă©clairantes Ă  elle seules. Les enjeux d’abord :

Les machines, si “ intelligentes â€ soient-elles, ne peuvent remplacer les prĂ©tendus “ humains â€ auxquels on aime tant les comparer. En revanche, abandonnĂ©s Ă  des logiques de capitalisation, les automates numĂ©riques risquent de conduire Ă  une accĂ©lĂ©ration de la catastrophe Ă©cologique, Ă  une prolĂ©tarisation des savoirs (-faire, -vivre et -penser ) et Ă  une industrialisation des esprits individuels et collectifs. → p. 12

Nous baignons dans un univers numĂ©rique, sans pouvoir rester Ă  l’écart et en gobant Ă  notre insu le plus souvent des glissements sĂ©mantiques et des zones d’ombre qui devraient nous alerter :

Quand ChatGPT nous rĂ©pond “ je ne suis pas un humain â€, le fait mĂȘme que cette machine ait Ă©tĂ© programmĂ©e pour utiliser le pronom “ je â€ pose question : “ je â€ nous fait immĂ©diatement prĂ©supposer un sujet, lĂ  oĂč il n’y a pourtant qu’interfaces numĂ©riques et calculs statistiques. [
] Cette prĂ©tendue transparence de la machine Ă  elle-mĂȘme ne masque-t-elle pas l’opacitĂ© des algorithmes qui lui permettent de fonctionner ? → p. 18

L’intelligence artificielle n’existe pas, c’est un brassage, une combinatoire, d’une Ă©norme quantitĂ© de donnĂ©es dĂ©jĂ  existantes, il n’y a rien lĂ  de crĂ©atif et d’intelligent. Mais tout est fait pour qu’on suive le slogan, et qu’on oublie l’essentiel : on ne sait rien des choix du fonctionnement, des maniĂšres dont procĂšde la combinatoire. Ce devrait ĂȘtre transparent, et mieux, dĂ©mocratique, ce ne l’est pas.

La premiĂšre partie du livre a trait Ă  la capitalisation du monde, qui est non seulement une appropriation, “ mais aussi la recherche d’un rendement ou d’une rentabilitĂ© projetĂ©s dans l’avenir... â€ (→ p. 29). Et cette opĂ©ration “ reprĂ©sente une prise de pouvoir sur les ĂȘtres et le temps â€ (→ p. 31). Car la capitalisation accumule tout ce qu’elle contrĂŽle, en fait des stocks. Les auteurs prennent l’exemple d’une forĂȘt, qui est certes un stock de bois, mais bien plus :

Une forĂȘt, c’est un rĂ©seau complexe d’ĂȘtres vivants : arbres, buissons, vers, mycĂ©lium, bactĂ©ries
 qui se nourrissent mutuellement les uns les autres mais qui, globalement, ne peuvent subsister sans un apport continuel d’énergie [
] et de matiĂšre [
]. → p. 32

À l’ùre numĂ©rique, la capitalisation Ă©volue : les rĂ©seaux sociaux engrangent toutes les donnĂ©es que leur offrent leurs utilisateurs, et aussi leurs comportements. Tout cela nourrit ces rĂ©seaux mais aussi les outils d’intelligence artificielle et leurs approches statistiques, qui ne peuvent faire place, par dĂ©finition, Ă  l’inventivitĂ© :

Si ChatGPT avait existĂ© en 1616, la confirmation par GalilĂ©e de l’hĂ©liocentrisme rĂ©volutionnaire de Copernic n’aurait eu aucune chance d’ĂȘtre reconnue : elle eĂ»t Ă©tĂ© au mieux noyĂ©e dans la masse des opinions dominantes gĂ©ocentrĂ©es communĂ©ment partagĂ©e par les intellectuels de l’époque, et peut-ĂȘtre tenue pour dissidente, conspirationniste ou Ă©coterroriste. → p. 76

C’est que la capitalisation des humains s’accompagne de la volontĂ© d’éliminer l’improbable, d’uniformiser les comportements, de tout rendre, et surtout l’avenir, calculable.

La seconde partie traite de l’automatisation des esprits, dans le prolongement de la prĂ©cĂ©dente. Elle mentionne notamment les dangers de l’intelligence artificielle, pour la justice par exemple. Car le dĂ©luge de donnĂ©es sur lequel s’appuie l’IA, pour les mettre en corrĂ©lation, viennent en bonne part des rĂ©seaux sociaux et ne sont pas “ filtrĂ©es â€ ou analysĂ©es avant emploi. Ce dĂ©luge est supposĂ© rendre obsolĂšte la rĂ©flexion thĂ©orique, en faisant “ croire qu’il est possible d’éliminer la diversitĂ© des interprĂ©tations (thĂ©oriques) au profit d’une hĂ©gĂ©monie du calcul (statistique). â€ (→ p. 74)

Et cette hĂ©gĂ©monie du calcul, de l’exploration et de l’exploitation des donnĂ©es, reste totalement opaque :

Ces automates numĂ©riques fonctionnent donc Ă  partir de donnĂ©es et de paramĂštres qui ont dĂ©jĂ  fait l’objet de nombreuses dĂ©cisions d’interprĂ©tation, toujours situĂ©es et politiquement orientĂ©es, mais dans l’opacitĂ© la plus complĂšte. → p. 78

Or, les plates-formes sont des sociĂ©tĂ©s d’envergure mondiale, mais privĂ©es. Et ceci nous amĂšne Ă  la derniĂšre partie du livre, intitulĂ©e “ Renversements : les communs et la contribution â€, oĂč les auteurs tentent de repĂ©rer une voie de sortie par le haut Ă  la situation d’enfermement qui prĂ©vaut et se propage.

La richesse que constituent les savoirs reprĂ©sente une valeur particuliĂšre, qui doit ĂȘtre distinguĂ©e de la valeur marchande ou de la valeur d’échange : contrairement Ă  une ressource ou Ă  une marchandise dont la valeur augmente avec la raretĂ© et diminue quand elle est partagĂ©e [
], la valeur des savoirs non seulement ne diminue pas lorsqu’ils sont transmis [
] mais augmente mĂȘme Ă  mesure qu’ils sont partagĂ©s. → p. 120-121

Privatiser un savoir revient Ă  faire obstacle Ă  son partage et donc Ă  l’empĂȘcher de s’accroĂźtre, de s’enrichir et d’évoluer − c’est-Ă -dire Ă  le stĂ©riliser. → p. 121

D’oĂč la nĂ©cessitĂ© de biens communs, ni privĂ©s, ni publics, ouverts Ă  la contribution collective, Ă  l’image des logiciels libres et de WikipĂ©dia. Mais on sait leurs existences prĂ©caires, face aux ogres de l’univers numĂ©rique. Celui-ci est rĂ©gi essentiellement par la polarisation mimĂ©tique :

Dans la mesure oĂč ils ne se fondent que sur les nombres de clics et de vues, ces algorithmes tendent non seulement Ă  renforcer les moyennes et Ă  uniformiser ou Ă  standardiser les contenus (les crĂ©ateurs de contenus sont contraints de se plier aux “ recettes â€ censĂ©es leur assurer le succĂšs, au lieu de dĂ©velopper leur crĂ©ativitĂ© et d’exprimer leur singularitĂ©), mais aussi Ă  amplifier les contenus les plus sensationnels, les plus choquants ou les plus violents, sans Ă©gard pour leur (non-) sens ou leur (non-) pertinence. → p. 155

C’est un livre à lire
 et la tñche est immense.

1 Le capital que je ne suis pas !, Anne Alombert et GaĂ«l Giraud, Fayard, 2024.

 

Écriture le 01/10/24

JĂ©rĂŽme Baschet est un historien, d’abord mĂ©diĂ©viste, qui a longtemps travaillĂ© Ă  l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Il a Ă©tudiĂ© l’iconographie mĂ©diĂ©vale, la civilisation fĂ©odale  et s’est aussi penchĂ© sur l’art roman, Ă  travers une Ă©tude des Ă©glises d’Auvergne avec quelques collĂšgues.

Les historiens, Ă  la question de la naissance du capitalisme, n’apportent pas de rĂ©ponse unique, ni mĂȘme sur sa dĂ©finition. Le prĂ©sent livre Ă©largit le champ de vision et d’interrogation au rapport du capitalisme Ă  l’ensemble de l’histoire humaine, comme l’annonce l’introduction :

Le caractĂšre trĂšs rĂ©cent du capitalisme, son absence de nĂ©cessitĂ© historique, son Ă©trangetĂ© aux devenirs propres de presque tous les peuples du monde, en un mot son exceptionnalitĂ© : tout cela n’est pas sans incidence sur notre saisie de l’histoire. Et c’est particuliĂšrement vrai au moment oĂč cette exceptionnalitĂ© du capitalisme se manifeste dans toute son ampleur, au point de mettre en pĂ©ril l’habitabilitĂ© de la Terre et de crĂ©er un risque existentiel pour l’espĂšce humaine. → p. 20

Exception du capitalisme ? Dans aucune autre sociĂ©tĂ© dans l’histoire, “ l’économie n’avait Ă©mergĂ© comme sphĂšre autonome â€ → p.21

Feuilletons le livre, Ă  l’aide de citations que nous tenterons d’articuler, sans pour autant en analyser tout le dĂ©roulĂ©. L’auteur fait d’abord une analyse fouillĂ©e des Ă©tudes dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ©es sur le sujet, et de ces grandes divergences d’apprĂ©ciation de l’histoire du capitalisme. Comparant l’évolution de la Chine et de l’Europe, il situe

dans la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle le moment crucial de la rupture avec les sociĂ©tĂ©s traditionnelles et le grand basculement capitaliste qui en est l’autre face. → p. 50

Et il note, quelques pages plus loin, que c’est le moment aussi

oĂč, pour la premiĂšre fois dans l’histoire, l’égoĂŻsme est pleinement assumĂ© comme une vertu et devient mĂȘme, sous l’espĂšce de la recherche de l’intĂ©rĂȘt individuel, la valeur cardinale et le principe recteur du monde social. → p. 55

À partir de la fin du XVIIIe siùcle,

le capitalisme impose, Ă  une Ă©chelle planĂ©taire inĂ©dite, un rĂ©gime de production, une logique sociale et une norme anthropologique qui n’ont rien de commun avec tout ce qui avait existĂ© jusqu’alors. → p. 64-65

C’est Ă  ce mĂȘme moment qu’émerge la notion de religion,

comme croyance individuelle librement choisie, qui rompt de maniĂšre radicale avec la structuration ecclĂ©siale de la sociĂ©tĂ©, jusque-lĂ  dominante. → p. 65

Se posent alors les questions du pourquoi et des acteurs. L’auteur s’insurge contre ceux qui laissent

entendre que la formation du capitalisme est l’aboutissement naturel de toute tendance Ă  l’essor productif et commercial. Au contraire, une approche non linĂ©aire de l’histoire devrait plutĂŽt considĂ©rer que l’émergence du capitalisme n’est en aucune façon le destin inĂ©luctable des sociĂ©tĂ©s humaines. → p. 89

PlutĂŽt que de rĂ©cuser toute spĂ©cificitĂ© de l’Europe, il conviendrait de rendre compte de la singularitĂ© de sa trajectoire, puisqu’il s’agit de la seule “ civilisation â€ qui ait imposĂ© sa domination Ă  (presque) toutes les autres. → p. 90

Le constat de l’hĂ©gĂ©monie europĂ©enne doit certes exclure toute idĂ©e de supĂ©rioritĂ© en valeur, mais la nier serait ne pas affronter la question cruciale “ Pourquoi l’Europe ? â€. JĂ©rĂŽme Baschet dĂ©taille ensuite ce qu’il nomme la “ dynamique fĂ©odo-ecclĂ©siale â€ et l’universalisme chrĂ©tien, pour conclure :

Au total, on peut soutenir que l’universalisme chrĂ©tien a jouĂ© un rĂŽle majeur dans la premiĂšre expansion de l’Europe et que l’Église a contribuĂ© de maniĂšre dĂ©cisive Ă  l’instauration d’une emprise coloniale durable sur le continent amĂ©ricain
 → p. 103

Mais l’essor du capitalisme ne s’appuie pas que sur la conquĂȘte. L’auteur convoque les travaux Ă©clairants de Philippe Descola sur le passage d’une ontologie analogiste1, qu’on retrouve en Europe au Moyen Âge, au naturalisme qui prĂ©vaut Ă  partir du XVIIe siĂšcle. C’est une rupture totale dans la vision du monde :

En effet, dĂšs lors que la Nature est identifiĂ©e Ă  la seule dimension matĂ©rielle, devenant ce monde physique dont le spirituel s’est entiĂšrement retirĂ©, alors il n’y a plus de place pour une idĂ©e de la CrĂ©ation dans laquelle pourrait ĂȘtre dĂ©chiffrĂ©e l’intention du CrĂ©ateur ni pour la moindre imbrication du matĂ©riel et du spirituel. [
] La Nature est ce monde sans Dieu, dĂ©barrassĂ© de toute dimension sensible et de toute intervention du spirituel, bientĂŽt offert aux appĂ©tits de savoir de la nouvelle science naissante. → p. 111-112

La question cruciale serait de comprendre pourquoi ce changement radical et brutal ne se produit qu’en Europe, ce qui ouvre selon l’auteur Ă  tout un champ de recherches. Il donne toutefois quelques indications : c’est seulement dans l’Occident chrĂ©tien latin qu’émerge, Ă  partir du XIIe siĂšcle et de la rĂ©forme grĂ©gorienne, une “ Ă‰glise dissociĂ©e du pouvoir politique â€, ce qui n’est pas le cas Ă  Byzance ni dans le monde islamique.

Le livre revient alors sur ce qu’il faut entendre par capital et capitalisme :

On qualifiera de capital, au sens Ă©lĂ©mentaire du terme, une somme d’argent investie en vue d’obtenir davantage d’argent. [
] Mais cela ne suffit en aucun cas pour parler de capitalisme, entendu comme mode de production, comme ensemble de rapports rendant possible l’activitĂ© productive
 → p. 140

Et donc, bien des sociĂ©tĂ©s non capitalistes ont rĂ©alisĂ© des activitĂ©s impliquant du capital. Mais :

Entre l’essor des activitĂ©s du capital dans les sociĂ©tĂ©s non capitalistes et l’affirmation du capitalisme proprement dit, il y a un saut considĂ©rable, qui ne procĂšde d’aucune nĂ©cessitĂ© et qui exige l’entrĂ©e en scĂšne d’autres facteurs que le seul dĂ©veloppement de ces activitĂ©s. → p. 171

Parmi ces facteurs, JĂ©rĂŽme Baschet pointe la conjonction de l’industrialisation et de l’emprise coloniale que l’Occident dĂ©veloppe au XIXe siĂšcle. Ainsi a-t-on pu dĂ©passer des limites jusque-lĂ  infranchies,

donnant lieu pendant deux siĂšcles Ă  des cycles de croissance d’une ampleur inĂ©dite, soutenu par la fiction d’une accumulation potentiellement illimitĂ©e. → p. 172

Au total, un livre stimulant, oĂč l’approche historique offre au temps prĂ©sent et Ă  nos consciences de quoi se nourrir et rĂ©flĂ©chir.

1 L’analogisme prend acte de la segmentation gĂ©nĂ©rale des composantes du monde, mais nourrit l’espoir de tisser tous ces Ă©lĂ©ments entre eux, pour rendre une apparence de continuitĂ©. La ressemblance dans ce tissage est le moyen espĂ©rĂ© de rendre le monde intelligible et supportable. Voir Philippe Descola, Par-delĂ  nature et culture, Folio, 2005, p. 351 sq.

JĂ©rĂŽme Baschet, Quand commence le capitalisme ? ‱ De la sociĂ©tĂ© fĂ©odale au monde de l’Économie, Crise & Critique, 2024

Écriture le 22/08/24

Ce sont les premiers jours de grand beau temps, trop tĂŽt dans la saison. Mais l’air et l’espace sont limpides. On croit en marchant respirer comme une matiĂšre lĂ©gĂšre, une lumiĂšre presque palpable.

Des amis sont lĂ . Ils regardent devant la maison le vieux frĂȘne, taillĂ© dĂšs sa jeunesse en cinq branches devenues de multiples troncs vĂ©nĂ©rables, et qui font Ă  chaque saison maintenant une corolle admirable de ramures et de feuilles frĂ©missantes. Chaque annĂ©e, je pense Ă  ceux qui ont dĂ©cidĂ© cette taille de l’arbre, il y a bien longtemps, plus de deux siĂšcles certainement, vu la longueur de son entour. Savaient-ils qu’ils travaillaient Ă  couvrir d’ombre, Ă  mĂ©nager l’espace du repos pour des gĂ©nĂ©rations ? Savons-nous faire aujourd’hui des gestes de portĂ©e aussi longue ?

Les amis regardent l’arbre. Ils disent “ Son Ă©corce, on dirait la peau d’un Ă©lĂ©phant â€. Ils tournent, ils quĂȘtent, ils voient le peu de hauteur du grand tronc, avant la premiĂšre taille. “ Pour les enfants, ce devait ĂȘtre facile â€. Je repense Ă  notre fils et sa cabane prĂ©caire, il y grimpait avec une petite Ă©chelle. C’était il y a presque cinquante ans. La vie dĂ©roule son temps, on la croit immobile, on garde d’elle des images, des fulgurances, comme aujourd’hui cet arbre qu’on regarde avec respect. Et comme avant, l’enfant dans son imaginaire et ses aventures.

On lĂšve les yeux vers la ligne des collines, dans la symphonie des verts tendres de cette saison neuve. La terre s’ouvre, s’offre, appelle. Et c’est la mĂȘme scĂšne immense depuis des dĂ©cennies. Avec toujours le mĂȘme serrement de cƓur. On partage Ă  quelques-uns cet instant d’accord intense, sans qu’on sache d’oĂč en vient la puissance, le corps abandonnĂ© au paysage, au soleil qui modĂšle le moindre relief. LĂ -bas, tout au sud, c’est le vivant dans la chaleur naissante, dont on croit deviner le geste d’apaisement et d’espĂ©rance. LĂ -bas, oĂč sont rĂ©sorbĂ©es les violences du monde. LĂ -bas, dans ce pays des enfants oĂč ils s’ébattent Ă  mĂȘme la terre et les arbres, dans le dialogue infini des vies.

Écriture le 14/04/24

Dans les arcanes de l’hiver,
les bois des arbres, leurs silhouettes émiettées, graciles,
soumises aux vents des tempĂȘtes,
l’hiver, les arbres sont parents du silence.

Et puis cela commence par ce qui vient du dedans,
ce qui gonfle tout Ă  l’extrĂ©mitĂ© des ramures
un vouloir de naßtre au monde, une poussée
comme l’enfant hors de sa mùre,
ce qui devient bourgeon
dans la saison qui fait la vie,
et puis le blanc qui jaillit
en myriades de fleurs,
juste le geste banal de la saison
l’une aprĂšs l’autre annĂ©e, la vie rĂȘvĂ©e des fruits Ă  venir.

L’une aprĂšs l’autre annĂ©e, le miracle trĂšs ordinaire
qu’on ne reconnaüt pas,
les fleurs qui luttent contre la pluie, le froid, le gel,
celles qui en réchappent
qui deviennent petites formances de fruits,
et tout le cycle de ce qui se développe,
bientÎt doré, bientÎt gorgé de sucre


Que voyons-nous vraiment des arbres qui donnent nourriture
et au-delĂ , que voyons-nous du monde
dans la danse des jours qui fuient ?
Il faudrait se tenir chaque jour au jardin,
guetter les rumeurs, les mouvements imperceptibles
de ce qui germe, de ce qui nous questionne,
de ce qui dialogue avec le temps qu’il fait.

De quel autre modĂšle du vivant
avons-nous donc besoin ?

Écriture 05/04/24

Tant d’effluves de mort sur les terres de ce monde

qu’on se demande comment le matin peut encore
conduire Ă  l’éblouissement des fleurs, pissenlits, violettes, pĂąquerettes,
et ces menues fleurs jaunes sur les talus
dont je ne sais pas le nom.

D’un versant, les guerres dont la rumeur enfle, folle,
la drogue et le poison, le fallacieux qui se répand,
insensible au sens raisonné des paroles,
et de l’autre, les fleurs quand on marche,
la tulipe sauvage et rare, qui nous arrĂȘte,
qui nous laisse sans voix de bonheur.

Le silence suffirait-il
Ă  raisonner notre impuissance ?

La vie, la mort, qui ne se mĂȘlent pas pourtant
dont on voit bien l’antagonisme
l’une et l’autre dans le quotidien des jours de printemps,
mal assurés du devenir,
la vie qu’on voit de plus en plus prĂ©caire
comme l’exception tĂȘtue de l’enfance,
qui tente d’échapper aux effluves qui couvrent le monde,
tellement là qu’on n’en discerne plus les douleurs,
tellement là qu’on les remarque à peine
tant on s’habitue au malheur,
Ă  ce qu’il laisse de dĂ©solation.

Comment accueillir ce qui vient
avec ferveur, ou l’innocence
ou la beautĂ© des fleurs ?

Écriture 24/03/24

J’ai fouillĂ© dans les photos anciennes

celles qu’on touche, au papier galbĂ© parfois,
celles qu’on a rangĂ©es dans les albums
dans des abris pour l’éternitĂ©.
On n’en sait plus parfois ni le temps ni le lieu,
on cherche en soi, on voudrait que la mémoire ait tout marqué
des repĂšres du bonheur
des scintillements de la vie
hors des jours ordinaires
quand on a pris la photo
pour faire un point d’arrĂȘt Ă  la fuite du temps.

J’ai fouillĂ© dans la mĂ©moire
et c’est l’émotion de tant d’instants qui est venue,
ce qu’il est advenu des visages et des ĂȘtres,
ceux qu’on connaüt toujours
et qui continuent d’ĂȘtre proches
et ceux en allĂ©s dans l’oubli ou la mort.

Certaines des images restent
des énigmes à jamais
parce qu’on a cru que l’image
suffisait Ă  la mĂ©moire et que ce n’est pas vrai.
Il lui faut une charge au mĂȘme instant
comme un feu qui la nimbe
et qui propagera les souvenirs.
Alors elle donne Ă  voir
non ce qu’on voit sur elle,
qu’on peut dĂ©crire,
mais l’ensemble de l’instant
peuplé des autres et de soi
et des arbres et de la lumiĂšre
et de la vie qui brille dans le monde.

Écriture 12/03/24

L’enfance est si lointaine, presque perdue dans la mĂ©moire effilochĂ©e.

On tombe sur ses instants, par hasard, un matin oĂč le soleil est rasant comme autrefois dans la couleur merveilleuse sur le pan de la maison. On n’a pas voulu rassembler ces instants, ils reviennent au grĂ© du temps, des jours, au grĂ© des gestes. Ma mĂšre Ă©tend le linge dans la petite allĂ©e, je cueille des cerises aigres dans le jardin, on joue plus loin, prĂšs des pommiers.

Je ne sais pas pourquoi ces images, et pas d’autres, le socle de soi-mĂȘme se bĂątit sans qu’on le sache, les images dans la mĂ©moire tournoient, elles font une danse dans la lumiĂšre des jours, elles nous disent peut-ĂȘtre le sens cachĂ© des vies.

L’écriture dans l’ñge se fait plus incertaine de ces instants, l’écriture, c’est ce qui s’en va de soi, comme si on transmettait l’album de la mĂ©moire, par petites facettes, qu’on refermait les pages, une Ă  une. L’écriture dans l’ñge tremble, la main ne sait plus trop les lettres. Et tout se bouscule Ă  la porte des vies, comme un humus inĂ©puisĂ© qui peu Ă  peu s’assĂšche.

Comment aller jusqu’au bout des paysages, des visages, jusqu’au bout de l’autre et de soi-mĂȘme ? Comment ne pas se perdre, toucher encore ces merveilles, les faire grandir ? Et que l’écriture soit une fĂȘte. Je ne sais rien des regards sur les mots, je ne sais rien mĂȘme de leur pertinence, de ce qu’ils rendent fertile en l’autre, en vous qui les lisez. Écrire est un appel si Ă©trange, une sorte de terre inconnue dont on croit trouver Ă  chaque fois des lambeaux, des bribes, des Ăźles, contre l’engloutissement.

Ce qui s’éloigne, jours proches ou jours anciens, qui semble Ă  jamais tissĂ© dans la mĂ©moire, tel un rĂ©el incertain, qui tente le partage encore. Qui se confronte Ă  la voie prĂ©caire de ce qui s’enfuit, qui s’est enfoui. Et dont on cherche immensĂ©ment la lumiĂšre, le linge si doux d’autrefois que le vent berce. Et ses couleurs, qui vibrent pour l’éternitĂ©.

Écriture le 04/03/24

La terre lavĂ©e de fin d’hiver
ruisselante du trop plein d’eau
de la saison accumulée

la terre appelle encore
les amours, la lumiĂšre
ce qui ne reste jamais trĂšs longtemps sous le regard.

Le monde va, le temps nous nimbe
on voudrait s’extraire des jours
aplanir devant lui le réel
comme au seuil d’un nouvel ouvrage
on voudrait pouvoir recommencer.

La terre laisse l’eau sur elle
couler vers d’improbables aventures
qu’on ne connaütra jamais
comme jamais on ne serrera dans ses bras
la jeunesse du monde
lui qui roule et renouvelle
toutes les saisons d’eau.

L’eau vient, elle couvre, elle s’amenuise
elle va vers l’oubli
comme tous nos écrits, nos paroles
elle va vers ce qui nous transforme
nous mùne vers l’humus
elle nous fait accepter l’impossible
avec les lumiĂšres parfois sur elle
des aurores ou des fins du jour
dans l’évidence des merveilles.

Écriture 27/02/24

Nous sommes dans l’errance du monde
nous nous agrippons aux saisons qui passent et changent

les jonquilles sont revenues
qui signent la lumiÚre de nos étonnements, encore,
prĂšs des fenĂȘtres.

On n’a jamais rien su de ce silence
qui clĂŽt les vies
qui les range
comme sur l’étagĂšre la boĂźte aux souvenirs
qu’on n’ouvrira plus.

Est-ce le décor des vieillesses
les gestes malhabiles contre quoi l’on se bat
ce qui se trame en nous
que la conscience n’arrive pas à atteindre.

Bruit coutumier des pluies de février
dans la maison apaisĂ©e, Ă  l’abri de tous les vents
qui portent sur le monde bien plus de haine
que d’amour,
que savons-nous du monde qui va
qui n’en finit plus de craquer
de tracer l’horreur et le dĂ©sastre ?

Nous nous accrochons aux branches des paysages
Ă  ce qui fait le bleu du ciel
aux regards d’avenir des enfants,
nous nous accrochons
Ă  ce qui pourrait nous dire
un peu de l’accalmie
dans le partage d’avant les solitudes.

On aimerait tant que les gestes
colorent vraiment le vivant,
que tout devienne jonquille, ou primevĂšre,
la vérité premiÚre des naissances.

Écriture 23/02/24

On part du bourg, il y a peu encore comme un gros village avec ses quelques commerces de campagne, et maintenant gonflĂ© de lotissements, d’amĂ©nagements des quelques rues qui lissent le regard, qui n’écrivent plus d’histoires spĂ©cifiques.

Le monde bascule, il bouscule les diffĂ©rences et les mĂ©moires singuliĂšres, le bourg va devenir une petite ville de banlieue, les maisons basses d’autrefois vont se rarĂ©fier, on va faire des immeubles, des rues rectilignes, des points ronds autour desquels les gens tournent, signant dans l’espace leur temps dĂ©semparĂ©.

On part du bourg, on parcourt peu de distance, et c’est l’habitat dispersĂ© d’une vraie campagne qui peuple bientĂŽt l’espace, une campagne quadrillĂ©e encore de haies, de parcelles Ă  mesure d’homme, de hauts arbres. Et puis quelques hameaux, quelques demeures qui se tiennent ensemble comme pour affronter l’adversitĂ©, toutes proches du grand espace des marais. À peine quelques mĂštres en contrebas, et c’est l’immensitĂ© sous le regard, l’étendue toute plate de la terre quadrillĂ©e d’étiers, Ă  perte d’horizon, avec au loin le clocher qui marque la hauteur d’un autre bourg.

Avant le XVIIIe siĂšcle, ces terres Ă©taient couvertes des eaux du lac de Grand Lieu une bonne part de l’annĂ©e. Les amĂ©nagements hydrauliques, qui ont fait baisser l’eau du lac, les ont valorisĂ©es comme pĂąturages, oĂč les bĂȘtes venaient se nourrir grassement une fois les eaux retirĂ©es, au printemps.

On marche sur le chemin blanc, on laisse Ă  gauche un petit troupeau, et c’est tout autour de nous une immense respiration de verts multipliĂ©s, de vĂ©gĂ©tation brassĂ©e par le vent qui dialogue avec les nuages. On avance longtemps, prĂšs des petits Ă©tiers, des arbustes ont gardĂ© des lambeaux d’herbes sĂšches, indiquant la montĂ©e des eaux durant l’hiver, de plus d’un mĂštre. La saison change ce territoire du tout au tout : l’hiver, seuls les arbres surgissent encore de l’eau, laissant comprendre que sous elle il y a un autre paysage, et l’étĂ© les vagues vĂ©gĂ©tales dressent un mouvement aussi puissant que les eaux, elles dĂ©clinent le mouvement du monde que les hommes peuplent de leurs rĂȘves, de leurs actes. Et l’on se dit que cette terre reste une longue mĂ©moire immobile, permanente.

La jussie dans les marais

Mais les vagues d’herbes semĂ©es de millions de fleurs jaunes Ă©clatantes au soleil sont trompeuses. Elle signent elles aussi le basculement d’un monde. Nous croisons trois promeneurs : “ Voyez, me dit l’homme, on devrait avoir ici, tout autour, trois Ă  quatre cents bĂȘtes Ă  pĂąturer, il n’y en a qu’une trentaine. La jussie envahit tout et ruine les marais... â€ La jussie, cette herbe aux fleurs jaunes qui fait la mĂ©lodie de la terre avec le vent. Plante invasive, dit-on, qui brise l’équilibre ancestral de ces terres et les dĂ©vore, sans qu’on puisse la dĂ©truire, la contenir, malgrĂ© tous les efforts d’outils puissants.

On marche, je regarde les rives prĂšs des Ă©tiers que les ragondins multipliĂ©s rongent, dissolvent, laissant çà et lĂ  quelques touffes d’iris au milieu de l’eau. Je me demande ce qui a maintenu l’équilibre des vies durant des siĂšcles – bourgs, villages et marais – et ce qui aujourd’hui fait rupture, laissant tout un chacun dĂ©semparĂ©, avec une vision qui s’emplit de dĂ©sastre et d’impuissance Ă  la fois.

Écriture le 22/08/24

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